29 - Grand frère (deuxième partie)
Ayrith entra sans s'annoncer, en poussant juste la porte, mais cela n'avait rien de très choquant : après tout, il y avait vécu six ans, c'était sans doute encore chez lui en un sens. Lukas le suivit, mais n'osa pas aller bien loin, toujours aussi surpris par l'absence de différentiation entre atelier et lieu de vie. Il baissa les yeux vers le sol, constitué de vieilles plaques de revêtement, élimées à certains endroits au point d'en être percées.
La kitchenette qui occupait l'un des angles n'avait pas de sanisateur, seulement un évier avec un distributeur de gel désinfectant, où s'entassait de la vaisselle sale qui devait bien dater de huit jours. Les lits consistaient en un châssis pliant avec un matelas de récupération, qui avait dû s'avachir sous le poids de Cluz, un meuble plus élégant qui aurait pu figurer à Stellae... une quarantaine d'années plus tôt – et qui accusait chacune de ces années, et un peu plus loin, une paillasse étroite aménagée à partir d'un assemblage de caisses usées. Sous le fatras qui l'envahissait à présent, il apercevait une couverture colorée, avec des motifs d'étoiles et de soleils. Sur l'étagère fixée de manière précaire au mur se trouvait un entassement d'objet et de bibelots qui auraient pu avoir été glanés par un enfant dans une décharge. Il imagina un petit garçon de six ans blotti dans ce coin à lui, cherchait à meubler de nouveaux rêves le vide absolu d'une existence privée de souvenirs. Gêné autant par les images évoquées que par la façon dont son cœur se serrait, il détourna les yeux.
« Eh, Crevette, tu es là bien tôt aujourd'hui ! vociféra la voix de Cluz, qui sortait de derrière un énorme assemblage de ferraille à l'usage incertain. Tu es tombé du lit ou quoi ?
— Pas forcément... J'avais envie d'aller à la Digue aujourd'hui... avant qu'il y ait foule sur les dunes.
— Mouais. Tu sais ce qu'on en pense... grommela le technotraffiquant en relevant ses lunettes, dévoilant un regard sombre et attentif. Je suppose que tu ne l'as pas dit à ton patron ? »
Ayrith haussa les épaules.
« Mouais... je ne suis pas vraiment surpris. Mais c'est mieux que te livrer... à d'autres pitreries.
— Chaque chose en son temps, répliqua le plongeur avec désinvolture. Aujourd'hui, je veux initier notre dernière recrue aux pratiques extrêmes du littoral de Margarita. »
Cluz porta son regard sur le garçon, sans grande surprise :
« Tu veux apprendre à monsieur le petit morveux de Stellae comment on s'amuse à Terra ? Ça pourrait lui faire du bien. »
Lukas ouvrit la bouche pour protester, mais décida de traiter la remarque par le mépris. Il fusilla Cluz du regard, mais l'homme aux cheveux rouges se contenta de ricaner en se grattant l'arrière du cou :
« Je ne sais pas si tu essayes de me faire peur, le morpion, mais c'est loupé. Je te souhaite bien du courage avec la Crevette. Si ça avait été moi le gamin, je ne suis pas sûr que j'aurais aimé qu'il prenne mon éducation en main. »
Ayrith lui adressa un sourire goguenard :
« Ça ne peut pas être pire que t'avoir comme mentor, Cluz... »
— Plains-toi, tu ne t'en es pas si mal sorti ! répondit le technotraffiquant.
— Parce que je me suis toujours appliqué à faire le contraire de ce que tu me disais, rétorqua Ayrith, moqueur.
— Sale petit ingrat... grommela Cluz en essuyant son front d'un revers de poignet. Allez, prends tes affaires et file de là. J'ai du travail, moi. »
Ayrith plongea la main dans la besace qu'il portait en bandoulière et en sortit une boîte de métal noire toute simple, avec un motif blanc étoilé sur l'un des côtés.
« Tu es sûr ? »
Les yeux de Cluz s'écarquillèrent et un sourire fendit en deux sa large face :
« Du pollune ! D'accord, tu as gagné. Dépêche-toi de le faire avant que Maïa ne rentre et qu'elle ait dans l'idée de s'en occuper elle-même !
— Maïa fait du mauvais pollune ? demanda Lukas, intrigué.
— Tu n'as pas idée », souffla Ayrith avec un frémissement d'horreur.
Il se dirigea vers la kitchenette et alluma l'infusoire qui, au moins, semblait raisonnablement propre. Il se lança dans la préparation en sifflotant, aussi à l'aise que s'il était chez lui. Mais après tout, il était chez lui, d'une certaine manière. Après la mission, il était revenu à sa tunique blanche à parements bleus, qui le faisait paraître particulièrement déplacé dans cet univers pauvre et dépareillé.
Cluz alla s'installer sur l'un des tabourets boiteux autour d'une sorte de table de bar et fit signe à Lukas d'en faire de même. Le garçon s'assit avec précaution, sentant le siège branler sous son poids. Il s'étonna que celui du propriétaire des lieux ne s'effondre pas sous son poids. Poussant un long soupir, il se demanda ce qu'il faisait là. Après tout, le technotraffiquant avait raison : même s'il s'était adapté à la vie dans le monde externe, il n'en demeurait pas moins, tout au fond de lui-même, un « petit morveux de Stellae ».
Il releva les yeux vers son vis-à-vis, qui suivait attentivement les gestes d'Ayrith avec un regard étrangement doux. Pourtant, dès que le jeune homme se tourna pour déposer le récipient de verre organique sur la table, ainsi qu'un lot de gobelets, il reprit son expression goguenarde.
« Comment s'est passée la mission ? Je me suis laissé dire que tu avais encore fait des étincelles ?
— Je n'ai fait que mon devoir ! proclama le jeune homme d'un ton dégagé.
— Mouais, je vais te croire...
— Qu'est-ce que tu en dis, toi ? » demanda Cluz à Lukas, en plissant les yeux d'un air scrutateur.
Le garçon baissa la tête, confus :
« Eh bien... commença-t-il d'un ton hésitant, c'est comme Ayrith l'a dit. Il a aidé une plongeuse en difficulté.
— Une plongeuse ? Elle était jolie au moins ? »
Il sentit un sourire se dessiner sur son visage. Une légère rougeur envahit ses joues :
« Enfin, Cluz, je ne pouvais pas voir si c'était une fille et encore moins si elle était jolie ! Son Paladion était juste en train de se faire désosser par un draco... »
— Un draco ? »
L'expression moqueuse du ferrailleur s'effaça pour laisser place à une mine plus grave.
« Tout... s'est bien passé ? demanda-t-il d'un ton hésitant et vaguement inquiet.
— Bien sûr que oui, Cluz. Si j'avais eu le moindre souci, est-ce que je serais là... et surtout sur le chemin de la digue ? »
L'homme aux cheveux rouges hocha la tête à contrecœur, mais il demeurait tendu. Il était évident que les événements qui s'étaient déroulés quatre ans plus tôt n'avaient pas atteint que l'équipe d'Armatis, et c'était logique en un sens. Ils étaient une famille aussi, à leur manière.
« Salut les garçons ! » lança une voix enjouée comme la porte s'ouvrait.
Maïa fit son apparition, emplissant de sa présence pétillante l'espace chaotique du module. Elle portait une simple brassière blanche par-dessus un léger T-shirt d'un rose vif, avec un pantalon bleu moulant. Ses lourdes bottes ne ralentirent en rien son allure tandis qu'elle se dirigeait vers la kitchenette :
« Tiens, tu es là aussi, Lukas ? C'est une bonne surprise. Ça se passe bien à Armatis ? »
La bouche sèche, le garçon hocha la tête ; il se sentait soudain envahi par une timidité profonde qui le figeait sur place. Maïa sembla s'en apercevoir ; elle laissa échapper un petit rire :
« Ne me regarde pas comme ça, je ne vais pas te manger. Tiens, du pollune ! C'est toi qui l'as apporté, Crevette ? »
Tout en parlant, elle se dirigea vers le jeune homme qu'elle étreignait brièvement avant de poursuivre :
« Tu n'aurais pas dû te donner cette peine, je m'en serais occupée ! »
Cluz et Ayrith échangèrent un regard paniqué à cette seule idée. Mais Maïa était manifestement consciente du manque de popularité de son pollune, car elle adressa un léger clin d'œil à Lukas avant de tirer un tabouret vers la petite table et de s'asseoir à son tour. Le plongeur attrapa un gobelet supplémentaire et servit le liquide sombre pour chacun d'entre eux. Lukas ferma à demi les paupières, savourant l'odeur riche et épicée qui faisait oublier les relents de ferraille, de crasse et de poussière de ce logis précaire.
L'impression qu'il ressentait était étrangement similaire à ce qu'il avait pu brièvement éprouver à Armatis : celle de faire partout d'un tout où il trouvait sa place, comme un rouage dans une mécanique bien rodée. Mais c'était très furtif, et il y avait toujours quelque chose ou quelqu'un pour lui rappeler qu'il n'était nulle part vraiment chez lui, en dépit de ce que tout le monde s'empressait de lui dire. Et à cet instant, il enviait Ayrith, malgré ses origines troubles et ses souvenirs absents, pour ses deux familles qui prenaient un tel soin que lui. Mais il savait aussi que personne ne lui fermait la porte, et qu'il lui incombait de faire le nécessaire pour occuper la place que chacun semblait si prompt à lui offrir.
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