28 - Le récit de Vodo (première partie)

Le matin suivant, Lukas se leva la tête et les paupières lourdes. À la table du petit déjeuner, il repéra les mêmes symptômes chez Shimmer, mais c'était assez coutumier pour le jeune blond, qui devait passer une partie de ses nuits sur sa microstat, sauf quand il devait piloter son Paladion le lendemain.

Dès qu'il fut seul avec lui en cuisine, Vodo lui lança un regard appuyé :

« Tu es sûr que ça va, Lukas ? »

Il sursauta légèrement et se tourna vers le mécanicien avec un sourire de commande :

« Bien sûr ! C'est juste que la journée d'hier a été... riche en événements.

— Parce que Lorimond savait que tu étais le fils de Sig ? supposa le mécanicien.

— Oh, non ! s'empressa de répondre le garçon, un peu confus. Cela m'aurait marqué si je ne l'avais pas su avant, mais là... ce n'était plus vraiment une surprise ! »

Voda eut l'air rassuré ; il commença à ranger les plateaux, avant de se tourner de nouveau vers le garçon :

« Qu'est-ce qui t'a secoué à ce point, alors ? Les propositions de Lorimond ?

— Non. Ce sont plutôt... les projets d'Aurora. »

Vodo tourna vers lui un regard scrutateur :

« Qui t'a parlé d'Aurora ?

— Ce n'est pas si dur à deviner, répliqua le garçon. Ils sont les seuls à être assez puissants pour se lancer dans ce genre de chose. »

Il hésita un peu avant de demander :

« Et vous, vous en pensez quoi... d'Aurora ? Vous avez travaillé pour eux, non ? »

Vodo s'immobilisa et lança au garçon un coup d'oeil ennuyé :

« Pourquoi faut-il que tu furètes toujours partout ?

— Parce que c'est mieux que d'essayer de deviner les choses dont personne ne veut me parler. »

Le mécanicien se frotta la barbe en maugréant, avant de déclarer :

« Oui, nous avons fait quelques missions pour eux par le passé... Mais seulement à nos débuts.

— Pourquoi ? »

Vodo baissa la tête, cherchant manifestement quelque chose à répondre.

« À cause d'Ayrith ? »

Vodo sursauta légèrement, fixant le garçon d'un regard surpris :

« Qu'est-ce qui te fait dire cela ?

— Parce que le bruit court qu'Aurora a fait des expériences. Et...»

Il serra les dents, décidé à tenter le tout pour le tout, même s'il devait passer pour un fou :

« ... et que vous pensez que c'est une explication vraisemblable à son existence. »

Il avait émis cette supposition au hasard, mais à l'expression du mécanicien, il constata qu'il avait tapé dans le mille.

« On ne peut pas non plus le garder enfermé, grommela Vodo. Mais vu comment il a réussi à attirer l'attention de Lorimond, il risquerait de faire pareil avec Veyz ou même Magnus.

— Mais dans ce cas, pourquoi avait fait appel à Aurora quand l'accident est arrivé ? Vous ne travailliez donc pas pour la firme à ce moment ? »

Vodo regarda autour de lui, avisa un tabouret et se laissa tomber dessus, la mine grave :

« Nous étions en mission pour une petite boîte sur le littoral du croissant extérieur. À cette époque, nous n'avions pas deux équipes comme maintenant : il n'y avait que trois plongeurs : Sig, Varen et Ayrith. Cela ne faisait même pas un an que le gamin était sorti de son apprentissage. Sig ne le prenait avec lui que pour les missions les plus tranquilles. Et celle-ci n'aurait pas dû présenter de danger particulier. Sauf qu'au large, se trouvait un forage d'Aurora. Une plate-forme importante comme celle de Lucid Ore. »

Il marqua une pause avant de poursuivre :

« Ils étaient en train de combattre des catégorie un à quatre, comme lors la mission pour Mercurius. Rien d'insurmontable. À l'époque, nous n'avions pas encore l'Ayrith : le gamin plongeait dans le Walker, une machine standard, assez proche du Colossus, et Sig avait encore son Guardian. Des bonnes mécaniques, bien fiables et solides. Je m'occupai de les superviser avec Varen, et nous n'avions pas particulièrement d'inquiétudes. C'est toujours dans ces moments-là que les désastres arrivent, hein ? ajouta-t-il avec un pâle sourire. La créature est venue du large. Personne ne s'attendait à ce qu'un niveau huit vienne s'aventurer aussi loin du large. Ils ne le faisaient jamais habituellement... Mais cette fois-ci, c'était différent... La créature n'était pas seulement en proie au glitz. Elle était devenue folle de rage... Elle avait dû être blessée lors de l'extraction : cela arrive très rarement, les Paladions font de leur mieux pour l'éviter, habituellement. Mais le draco avait eu le flanc déchiré...

— Comment est-ce que ça se fait que les créatures ne deviennent pas aussi folles quand elles se dévorent elles ou qu'elles se blessent naturellement ? demanda Lukas, perplexe.

— C'est difficile à dire. Les scientifiques pensent qu'une créature qui en attaque une autre dégage des ondes psychoactives particulières... Une sorte de signal de normalité. Quant à se blesser elle-même... Cela arrive rarement à Margarita. Peut-être que c'est juste parce que les humains sont perçus comme des agresseurs. Comment savoir avec cette planète bizarre ? »

Il haussa les épaules :

« Peu importe après tout. Tout ce que je sais, c'est qu'il y avait cette créature gigantesque... Nous l'avions vu venir, Varen et moi, mais que nous ne pouvions rien faire d'autre que la regarder foncer sur le Guardian et sur le Walker. Il est probable que l'argentium de leur technologie n'y était pas pour rien non plus... »

— Vous voulez dire que les Paladions... attirent les créatures ?

— Quand elles sont furieuses, oui. La trace d'argentium des circuits n'est pas suffisante pour provoquer le glitz, mais les océaniens doivent y être plus sensibles quand ils sont ne sont plus dans leur état normal. Une créature sous glitz ne pense qu'à atteindre la source de ce qu'elle a goûté. Une créature enragée est ivre d'attaquer et de détruire tout ce qui bouge : ses semblables, les humains, la technologie... Toujours est-il qu'un draco grand comme un immeuble a repéré les deux Paladions et a décidé de les dépiauter comme des boîtes de conserve. »

Il enfouit brièvement son visage dans ses mains, comme si le souvenir devenait trop pénible à aborder et qu'il avait besoin de s'y préparer :

« Ils ont bien tenté de fuir le site, mais la créature était trop rapide. Quand Sig a vu qu'il ne réussirait pas à y échapper, il a fait ce que sa conscience lui dictait, en plaçant le Guardian entre le Walker et le Draco et en ordonnant à Ayrith de se mettre en sécurité. Et bien sûr, tu crois que ce fichu gamin aurait obéi ? »

Il y avait dans la voix de Vodo un mélange de colère, d'exaspération, mais aussi d'admiration.

Il avait mon âge, songea Lukas en sentant une étrange émotion au creux de sa poitrine. Aurait-il pu manifester autant de courage ? Ou d'inconscience ?

« Le Draco avait foncé droit sur le Guardian, et commençait à le labourer de toute part. Il avait déjà broyé la moitié de la cage thoracique quand le Walker l'a saisi à bras le corps. Je suppliais le petit d'arrêter, de se mettre à l'abri, mais il était déterminé à sauver Sig quelqu'en soit le prix. Pendant ce temps, Varen avait couru à son propre Paladion pour opérer une plongée d'urgence et les secourir... Mais il n'avait aucun espoir d'arriver à temps. Juste de... ramasser les morceaux. »

L'expression fit frémir Lukas... Il aurait préféré que Vodo en emploie une autre, parce qu'il se doutait bien, au vu des séquelles que montraient encore les deux intéressés, à quel point ce vocabulaire reflétait la réalité.

« Et contre toute attente... Le Draco a fini par lâcher prise... et se calmer. C'était juste inexplicable. Il aurait dû logiquement continuer à s'acharner jusqu'à ce que les deux Paladions soient réduits à l'état de fragments, mais cela n'a pas été le cas. Et je pense que tu devines pourquoi. Mais je t'avouerai que cela n'a pas été notre première préoccupation quand nous avons retrouvé Sig et Ayrith. Sig avait été incarcéré dans le corps du Guardian. Il avait pratiquement... la moitié du corps broyé, mais miraculeusement, il était encore en vie. Le Walker semblait en meilleur état, mais Ayrith avait subi de lourds traumatismes. Le réservoir de plongée était fêlé, le liquide avait fui et plus rien sauf un vague capitonnage n'avait pu épargner au gamin des chocs terribles. Il avait subi de graves contusions et une bonne dizaine de fractures, mais ce n'était rien à côté du fait que sa colonne vertébrale avait été brisée et que sa moelle épinière avait été sectionnée au niveau des reins. »

Il soupira :

« C'était comme si le monde s'effondrait pour nous. Du jour au lendemain, notre directeur et notre plus jeune plongeur étaient devenus infirmes et ne pourraient sans doute plus jamais plonger. A moins de leur fournir des prothèses qui leur permettraient de regagner une vie à peu près normale. Mais elles étaient hors de prix, et particulièrement le pontage spinal. Autant Sig pouvait s'en sortir avec des prothèses bas de gamme, autant il n'existait pas l'équivalent pour le problème d'Ayrith. Et il était tellement jeune. Nous ne pouvions pas nous résoudre à ce qu'il vive le reste de sa vie en infirme. Mais ce que nous versait notre assurance pouvait à peine lui payer un fauteuil à suspension. Et tu te doutes que les procédés de régénérations n'étaient même pas envisageables tant ils nécessitent un matériel coûteux... Aucun des hôpitaux de Terra n'est équipé pour ça. Le temps de réunir assez d'argent pour financer des prothèses efficaces, cela nous prendrait des années... Et plus ça durerait longtemps, plus la rééducation d'Ayrith serait difficile, avec un risque croissant de ne pas retrouver l'intégralité de sa mobilité. »

Un poussa un soupir, avant de continuer :

« La culpabilité d'Aurora ne faisait pas de doute... En d'autres circonstances, nous aurions gardé notre fierté plutôt qu'aller implorer le diable, mais Ayrith était presque un enfant... Le garçon le plus doux et gentil qu'il nous était donné de connaître. Il nous avait toujours fait une confiance absolue. Nous ne pouvions pas le condamner à une demie-vie au nom d'un principe qui n'était pas censée le toucher, et puis... il était juste qu'Aurora paye pour ce qui était arrivé aussi bien à lui qu'à Sig. Personne ne devait gâcher la vie des autres impunément. »

Lukas opina gravement : il aurait aimé savoir tout cela depuis le début, au lieu de n'en saisir que des bribes si difficiles à décrypter. Il n'était pas si compliqué de comprendre que monsieur Sig et Ayrith devaient partager un syndrome du survivant à l'échelle d'un draco, et un sentiment de culpabilité tout aussi énorme, l'un pour ne pas avoir pu éviter à son protégé d'être blessé, l'autre de ne pas avoir sauvé à temps son mentor. Ce qui expliquait sans le moindre doute la tension quasi permanente qui existait entre les deux.

« Nous avons craint que notre requête de dédommagement soit balayée par leur armée d'avocats, mais étrangement, ça n'a pas été le cas. Peut-être ont-ils voulu soigner leur réputation, qui sait... Mais la somme versée suffisait tout juste à couvrir tous les frais occasionnés. Et les conséquences n'ont pas été que physiques : nous n'avons pas été assez attentifs... Ayrith.... Il a... changé. Il s'est éloigné de nous, il est devenu plus dur, plus rebelle aussi. Je suppose qu'on ne sort pas indemne psychologiquement d'une telle épreuve. Et nous savons très bien que les contraintes imposées par son handicap lui pèsent énormément. Nous ne pouvons effacer d'un revers de main ce qui s'est passé, nous devons tous vivre avec. »

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top