28 - Le récit de Vodo (deuxième partie)
Le garçon demeura silencieux, à la fois submergé par le poids d'une réalité qu'il n'avait qu'effleurée et par la douleur que Vodo ressentait encore à l'évocation du drame. Il se sentait étranger à tout cela, comme un spectateur impuissant qui ne pouvait s'empêcher de regarder une aéronavette se cracher... Sauf que celle-ci s'était écrasée quatre ans plus tôt, avant même qu'il sache qu'il avait un père, qu'Armatis existait, et Ayrith par la même occasion. Le lien qui unissait et séparait les deux hommes, forgés dans la douleur et le drame, et dans un sacrifice mutuel dont aucun des deux ne se donnait le crédit, pouvait bien rivaliser avec le lien génétique entre un père et son fils qui ne s'étaient revus ni parlé depuis près de quinze ans.
Et cette réalité lui éclatait au visage, pas aussi violemment qu'elle l'aurait dû : c'était plus comme si les différents éléments d'un puzzle s'assemblaient pour lui offrir enfin une vision complète de la situation. Mais cela ne la rendait pas moins dure à supporter, en lui renvoyant une image de lui-même qui n'était pas des plus agréables : le riche garçon de Stellae, qui n'avait jamais subi un véritable tracas de sa vie, à l'exception du décès de sa mère, dont il n'avait même pas su être proche. Qu'avait-il cru pouvoir exiger ?
Vodo se leva et posa une main sur son épaule :
« Je n'aurais jamais dû te raconter tout cela. Après tout, ça ne te concerne pas... »
Il grimaça légèrement, avant de reformuler :
« Ce que je voulais dire, c'est qu'il y a bien assez de nous quatre à supporter le poids du passé. Ni Sila, ni Shimmer ni toi n'avez à en subir les conséquences. »
Lukas s'adossa contre le mur, les bras croisés :
« Vodo, ce n'est pas si simple. Ce passé, il fait partie de vous. Nous sommes embarqués sur la même barge. »
Le mécanicien éclata de rire ; il ébouriffa les cheveux du garçon, qui protesta bruyamment :
« Eh ! Je ne suis pas un gamin !
— Si, tu es un brave gamin. Tu es bien le fils de Sig. Un peu tête de lard, mais dans le fond, tu as bon cœur. »
Il finit de ranger les derniers plateaux, avant de s'enquérir avec sollicitude :
« Est-ce que ça ira, pour le drone ? Tu pourras le piloter ? »
Lukas hocha la tête :
« Oui, je ferai de mon mieux. Je ne pense pas être des plus utiles, mais je ne me défilerai pas.
— C'est bon alors ! » rétorqua le mécano en souriant jusqu'aux oreilles.
oOo
Comme le précédent, le troisième jour de la mission se déroula d'une façon parfaite. Lukas parvenait de mieux en mieux à contrôler le drone dans les remous du fluide : il pouvait même se permettre d'admirer le paysage, avec sa végétation flottante et ses nuées de créatures colorées. Il avait fini par oublier l'incident de la veille : après tout, personne n'avait surgi sur la barge durant la nuit.
Il se donna le temps de regarder un peu plus Varen et Ayrith travailler de concert, se partageant les tâches en fonction des capacités particulières de leurs Paladions et de leurs points forts respectifs. Il avait du mal à concevoir comment le jeune homme avait pu reprendre les plongées après son accident et, même, affronter un draco. Après sa chute de motoglisseur, Lukas avait gardé une certaine appréhension qu'il avait dû surmonter pour recourir, et pourtant, il n'avait été que légèrement blessé. Il peinait à imaginer comment Ayrith avait pu trouver un tel courage. Peut-être que son mélange de passion et de détermination lui avait permis d'aller de l'avant.
Une fois la session de forage terminée, les Paladions furent remontés à bord de la barge et les plongeurs extraits. Vodo examina les machines et déclara avec un coup d'œil en biais vers Ayrith qui venait juste de se faire ôter son casque :
« Tu perds la main.
— Comment ça, je perds la main ? protesta le jeune homme, vexé.
— Ta machine est en bon état. Tu ne m'avais pas habitué à ça !
— C'est malin ! grommela le jeune homme, mais il ne put s'empêcher de sourire.
— Ça doit être l'influence de Varen, décréta monsieur Sig.
— Oui, quand il est avec lui, il ne se sent pas obligé de rouler des mécaniques, ajouta le mécanicien malicieusement. C'est sans doute toute la différence. »
Lukas, qui avait déjà accouru dans le hangar à peine son casque ôté, ne put s'empêcher d'éclater de rire, en dépit du regard écœuré que lui lança Sila.
« C'est malin », marmonna la jeune femme.
Plus tard dans l'après-midi, MacFarrell et Beryl Sansis passèrent une dernière fois à bord pour prendre congé de leurs collègues occasionnels. Seul un coup d'œil appuyé de monsieur Sig évita que Sila ne parte s'enfermer dans sa chambre en voyant débarquer la plongeuse rousse. Néanmoins, elle restait en retrait et silencieuse, lançant des regards noirs en direction du petit groupe, installé sur le pont supérieur de la barge.
« Est-ce que vous allez mieux ? demanda Ayrith à la jeune femme.
— Beaucoup mieux déjà, une journée de repos et deux bonnes nuits de sommeil ont fait des merveilles ! » répondit Beryl avec un sourire lumineux.
Elle portait toujours le bras en écharpe, mais se mouvait avec plus d'aisance, sans trahir de douleur.
« Eh bien, c'est une bonne nouvelle ! Et pour votre Titan ? »
La jeune femme grimaça légèrement :
« Les réparations avancent, mais je crains d'être remise bien avant que ma machine ne soit opérationnelle, même si nous avons toutes les pièces de rechange en stock. Il va falloir intervenir sur le châssis, et cela veut dire attendre le retour à quai de la station pour diriger mon Titan vers les chantiers de montage et de réparation. »
Elle haussa légèrement son épaule valide :
« Cela signifie que je serai au chômage technique durant tout ce temps. Heureusement, je n'ai encore jamais eu d'accident sérieux, et je ne serai pas menacée par un malus impacté sur mon traitement... ou pire encore, une rétrogradation. Il semble pour l'instant que le visionnage de la scène d'attaque écarte toute erreur flagrante de pilotage : il y avait une dépression au niveau du terrain qui a sans doute déséquilibré l'assise de mon Titan... Un une fois à terre, même ce type de machine n'est plus que de la nourriture en boîte pour un draco. »
Assis autour de la table avec ses collègues et les deux employés de LucidOre, Lukas, encore remué par le récit que lui avait fait Vodo le matin même, ne put s'empêcher de frémir intérieurement à cette comparaison. Il lança un regard discret vers monsieur Sig et Ayrith, mais ni l'un ni l'autre ne semblait particulièrement choqué.
« Il faudra que je me renseigne sur ce système de malus... remarqua Vodo en glissant un regard en direction d'Ayrith.
— Je ne vois pas du tout ce que tu insinues, décréta le jeune homme avec une expression hautaine.
— Je trouve tout de même cela assez dur, intervint Varen et tournant son verre entre ses mains. C'est un métier dangereux, après tout.
— Peut-être, mais comment gérer autrement les plongeurs qui ne respectent pas les consignes de sécurité ?
— Comme je dis, ça a du bon d'une certaine manière, ricana Vodo, ce qui lui valut un nouveau regard sombre de la part du jeune plongeur.
— Et puis, nous avons des primes de risque, ajouta Beryl, et si nous sommes blessés, tous nos frais médicaux sont pris en charge. C'est plus de ce qu'on peut attendre de beaucoup d'autres sociétés. Y compris certains indépendants dont la vision n'est aussi douce que la vôtre, monsieur Benz. »
MacFarrell profita du silence qui s'était instauré pour demander :
« J'ai entendu dire que vous aviez rencontré monsieur Lorimond lui-même. Tout s'est bien passé ?
— Oh, je pense que oui, répondit sereinement monsieur Sig. Nous lui avons juste dit que nous n'étions pas forcément prêts à travailler pour lui.
— Il ne vous en tiendra pas rigueur. Mais si je devais vous donner un avis : monsieur Lorimond est un homme extrêmement entêté, et s'il estime que vous représentez un potentiel à ses yeux, il n'est pas prêt de changer d'avis. Mais je ne le crois pas porté à employer la force et l'intimidation contre vous. Il se mettra en retrait et attendra que les circonstances tournent en sa faveur. »
Lukas savait qu'il n'était pas censé prendre la parole à la place de ses aînés, mais il put s'empêcher de leur poser la question :
« En quoi pensez-vous qu'elles peuvent devenir favorables, monsieur MacFarrell ? »
Le superviseur reposa son verre vide et laissa son regard errer sur les remous de Margarita :
« La réponse, je pense que vous la connaissez tous déjà. Aurora. »
Lukas hocha la tête : cela recoupait ce qu'il pensait déjà savoir.
« Cette société possède déjà presque toute la planète, poursuivit le superviseur avec une gravité soudaine. Mais le vieux Magnus est en train de sombrer dans la folie et dans la paranoïa. Certaines personnes disent qu'il aurait réactivé un ancien complexe technologique au cœur de Margarita, au-dessus même du Nexus. On raconte qu'il orchestrerait des recherches pour prendre le contrôle de la psychoactivité de Cyrga. »
Béryl détourna les yeux, visiblement gênée par les paroles de son supérieur. Sans doute personne n'avait vraiment envie d'entendre quel danger pesait sur le monde où il vivait.
« De toute façon, ajouta-t-il avec une légère grimace, on ne peut pas nier que la fréquence des tempêtes psychophysiques augmente. Et que la toute première a eu lieu il y a un peu plus de trente-cinq ans, juste à la fondation d'Aurora. On raconte, bien sûr, que ça n'est pas sans relations. »
Lukas sentait ses yeux s'écarquiller de stupéfaction. Il entendit quelque chose faire « clic » dans son esprit, comme si une nouvelle pièce du puzzle se mettait en place.
MacFarrell haussa les épaules :
« Mais il doit y avoir une grande part de racontars là-dedans. Passons à des choses plus intéressantes : où avez-vous trouvé la liqueur de pramsie qui entre dans la composition de ce cocktail ? J'en cherche depuis un sacré bout de temps, surtout de la bonne ! Si vous avez de bons tuyaux, j'en ai aussi quelques-uns de mon côté, dont je peux vous faire profiter en échange ! »
L'atmosphère retrouva toute sa légèreté, mais Lukas ne pouvait s'empêcher de repenser aux figures énigmatiques d'Hemera Veyz et de Gerald Magnus, qui semblaient avoir été étrangement liés par le destin... mais de quelle manière, cela restait à déterminer !
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