22 - La voix de Cyrga (première partie)
Même si monsieur Sig s'efforçait de ne pas trop peser sur lui, le garçon peinait à le soutenir ; il lui semblait que leur progression laborieuse n'aurait pas de fin. Heureusement, un ascenseur montait à l'étage ; après ce qui lui parut une éternité, ils arrivèrent enfin devant la porte des appartements du directeur, qui n'avait pas été verrouillée. Lukas put mener sans encombre l'homme jusqu'à son lit. Il l'aida à ôter son blouson et à s'allonger.
« Vous allez pouvoir déconnecter vos prothèses ? demanda-t-il, préoccupé.
— Ne t'inquiète pas... répondit monsieur Sig avec une ombre de sourire. C'est déjà fait. Donne-moi juste le patch qui se trouve dans le tiroir de la table de nuit. Il suffit de le coller au creux de mon bras droit... Mais je ne pourrai pas le faire sans ton aide. »
Lukas obéit, gêné de voir cet homme habituellement si fort dans cet état de vulnérabilité, mais en même temps étrangement touché de constater qu'il se reposait sur lui sans la moindre hésitation. Après avoir appliqué le carré argenté dispensateur d'hypnotique, il baissa la manche de monsieur Sig sur son bras. La substance transcutanée fit immédiatement effet. Monsieur Sig rouvrit les paupières juste assez longtemps pour lancer un regard appréciateur à son jeune employé.
« Tu es un brave garçon, Lukas... »
L'intéressé ouvrit la bouche pour répondre, mais la referma aussitôt, troublé... Il se détourna pour regarder discrètement autour de lui : la chambre n'était pas tellement plus spacieuse que la sienne, mais au fil du temps, le directeur l'avait aménagé à sa convenance. Il remarqua des holoposters montrant des lieux pittoresques de Cyrga, une vitrine emplie de modèles réduits de Paladions, un dessus de lit qui venait du croissant intérieur... Quelques holophotos aussi : la plus grande représentait l'équipe actuelle d'Armatis posant devant les engins de la firme ; Lukas en aperçut une plus ancienne, réalisée avant l'arrivée de Shimmer et de Sila : seul Vodo ne semblait pas avoir changé, contrairement à un Varen un peu moins musclé et un peu moins tatoué, un Ayrith d'une quinzaine d'années probablement – même s'il en paraissait moins, avec ses traits fins et ses larges yeux pâles –, et surtout un monsieur Sig sans prothèses ni fils gris sur les tempes.
Il comprenait mieux pourquoi Maïa l'avait qualifié de « mini-Sig » : c'était si transparent... que ce soit dans la couleur des cheveux, dans la forme de son visage, dans son sourire. Surtout quand il était encore indemne. Les mots de Vodo lui revinrent à l'esprit :
Avez-vous déjà vu, monsieur Veyz, le regard d'un homme qui se réveille terriblement mutilé ?
Il baissa la tête, soudain gêné : quelle que soit la raison pour laquelle monsieur Sig avait quitté Stellae et sa mère, ça n'était visiblement pas pour mener une vie facile.
Il poursuivit son inspection, un peu honteux de sa curiosité maladive, mais incapable de la refréner. Enfin, son attention se porta sur ce qu'il avait inconsciemment cherché : la photo d'une femme blonde, à l'expression sérieuse et aux yeux emplis d'inquiétude malgré son sourire, et d'un Sig jeune encore, le bras passé autour de ses épaules. Entre eux deux se trouvait un tout petit « mini-Sig » dans un pyjama vert. Lukas ne put s'empêcher de tendre la main vers l'holocadre pour toucher les personnages, qui se transformèrent en lumière colorée sur ses doigts... Il se doutait bien que monsieur Sig ne l'avait pas placée là juste pour être sûr qu'il la verrait. Sans doute l'avait-il précieusement conservée durant de longues années.
Avait-il pensé à eux chaque jour, en regardant cette image ? Son cœur se serra. S'il tenait autant à eux, pourquoi avait-il quitté Stellae ?
Les paroles de sa mère résonnèrent dans son esprit :
« Cette planète est dangereuse et toxique ! Ne te laisse pas séduire par ces côtés exotiques qu'on essaye de te faire miroiter, ou sinon, tu vas tout perdre, tout, tu m'entends ? »
Qu'avait-elle voulu dire ? Que Cyrga lui avait volé son époux ? Était-ce de là que découlait toute sa haine envers cette planète ? De la jalousie ?
En entendit sonner sa montre-relais, il baissa les yeux pour trouver sur le cadran un message de Vodo :
« Si tu peux lire ça, c'est que tu ne l'as pas éteinte »
Se sentant un peu fautif, il se pencha pour éteindre les cadres, les uns après les autres, puis quitta la pièce, non sans un dernier regard vers son père. Tout en filant vers sa propre chambre pour déconnecter son matériel, il songea que shimmer avait sans doute eu bien plus à faire que lui avant de plonger au pays des rêves. Cette formalité ne lui prit même pas une minute. Il ne restait que son Xtrace... Hors de questions que sa précieuse machine subisse la moindre avarie à cause de cette maudite tempête !
Dans le couloir, il faillit heurter Vodo :
« Tout va bien ?
— Oui, répondit Lukas en tentant de prendre un air blasé. Les sédatifs ont fait effet. Et les autres ?
— Shimmer dort. Sila et Varen n'en auront pas besoin, mais ils doivent quand même se reposer en attendant que ça passe. Par contre... »
Il secoua la tête, les sourcils froncés :
« Je ne parviens pas à retrouver Ayrith, avoua-t-il d'un ton inquiet.
— Il n'est donc pas dans sa chambre, assuma Lukas. Où va-t-il habituellement quand les tempêtes frappent ? »
Le mécanicien croisa les bras et laissa échapper un éclat de rire sarcastique :
« Ça, j'aimerais bien le savoir... Ce n'est pas la première fois qu'il nous fait ce coup. Je me demande comment il peut tenir en restant conscient... J'espère que quand il fait ce genre de bêtise, il prend avec lui de quoi s'anesthésier. S'il reste conscient, c'est de la torture volontaire ! »
Il fronça les sourcils, avant d'ajouter :
« Dis-moi... Si tu étais dans son cas, où te sentirais-tu en sécurité ? Loin des autres, mais dans un endroit rassurant et familier... ? »
Lukas esquissa un léger sourire : il avait bien sa petite idée, mais il décida de la garder pour lui :
« Je ne sais pas... Je ne le connais pas assez bien !
— Parfois, je me demande si nous aussi, nous le connaissons bien », grommela Vodo.
Lukas ne put que hocher vaguement la tête, avant de demander :
« Est-ce que vous avez besoin de moi ?
— Non, je ne crois pas.
— Je vais vérifier que tout est bien éteint sur mon Xtrace, alors.
— Bonne initiative. Par contre, rappelle-toi qu'il n'y a plus de lumière en raison de l'extinction des systèmes de la barge. Il reste des veilleuses autonomes, mais leur puissance d'éclairage est très faible. »
Il détacha de sa ceinture un court cylindre qu'il tendit à Lukas :
« Tiens, c'est une torche sans argentium. Nous les gardons pour ce genre d'occasion.
— Et vous ? s'inquiéta Lukas en la prenant.
— Ne t'inquiète pas, j'en ai d'autres. Fais attention à toi. »
Le mécanicien le salua de la main et poursuivit son chemin, sans doute pour vérifier la progression de la tempête. Lukas baissa la tête, dissimulant un sourire : il n'espérait pas retrouver que son Xtrace dans le vaste garage d'Armatis.
* * *
Les profondeurs de la barge lui faisaient toujours penser à un antre sombre et caverneux, où d'étranges créatures dormaient sous leurs bâches pâles. Comme l'avait prévenu Vodo, seules quelques veilleuses sur générateurs autonomes, qui n'étaient pas liées aux systèmes argentiens, diffusaient dans la vaste pièce une lueur tremblotante et spectrale.
Lukas n'eut cependant pas de mal à trouver son Xtrace, garé le long de la paroi gauche, non loin de celui d'Ayrith. Il eut vite fait de contrôler que tous les circuits avaient bien été déconnectés. Avec soulagement, il replaça la bâche sur son précieux engin, goûtant le bonheur de l'avoir de nouveau à portée de la main.
Il regarda autour de lui, pour vérifier si son intuition avait été la bonne. Alors qu'il vivait encore à Stellae, il lui était plusieurs fois arrivé, quand il se sentait triste ou blessé, d'aller se réfugier dans le box de son Xtrace. Aussi discrètement que possible, il contourna le motoglisseur chromé d'Ayrith ; un matelas de fortune, du genre de ceux qui étaient fournis dans les camppacks de secours, avait été installé au sol. Il reconnut sans surprise la silhouette qui y était allongée, les bras repliés derrière la tête.
Luka s'avança, les mains sur les hanches :
« Qu'est-ce que tu fais là ? Tu ne devrais pas être dans ta chambre ? »
Ayrith souleva légèrement les paupières, laissant le double croissant de ses yeux scintiller dans l'obscurité.
« Qu'est-ce que tu en sais ?
— Vodo s'inquiète pour toi. »
Le jeune homme laissa échapper un soupir, avant de répondre :
« Et tu vas leur dire où je suis, je suppose ? »
Lukas s'appuya au mur, bras croisés :
« Je ne pense pas...
— Eh bien, c'est une bonne chose. Tu peux remonter à présent. », rétorqua Ayrith avec agacement.
Il ferma de nouveau les yeux ; les traits de son visage se crispèrent, comme s'il luttait pour garder le contrôle sur lui-même.
« Tu te sens bien ?
— Oh, impeccable. La tempête commence à résonner dans mon crâne. Je n'ai pas besoin d'un son et lumière...
— Tu veux vraiment... rester là ? »
Ayrith laissa échapper un rire amer :
« Même si je le voulais, je ne pourrai plus remonter maintenant... »
Il baissa les yeux vers ses jambes ; Lukas se rappela brutalement le pontage spinal qui assurait la mobilité du jeune homme.
« Tu... peux le déconnecter ? remarqua-t-il avec surprise.
— Bien sûr. Même si j'ai choisi de rester conscient, je ne suis pas assez fou pour prendre le risque qu'il soit endommagé... »
Soudain, le plongeur se mit à frissonner et inspira brutalement.
« Ayrith ! »
Alarmé, Lukas s'accroupit auprès du plongeur, sans trop savoir quoi faire.
« Tu veux que j'aille te chercher un patch ?
— Surtout pas. »
Lukas se bascula sur ses talons, abasourdi :
« Mais... tu es sérieux, là ?
— Pourquoi crois-tu que je viens ici lors des tempêtes ? Je ne veux pas dormir. Et si je restais là haut... ils m'y obligeraient... »
Il ferme les yeux, les traits crispés.
« Je veux... entendre Cyrga. »
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