20 - Sous les flots (première partie)

En prenant garde de ne pas heurter les formes de vies insolites qui se promenaient sous les eaux ni les silhouettes bardées de métal qui constituaient la seconde ligne, Lukas suivit l'armure étincelante de l'Ayrith. Sa progression était un peu ralentie par la nature du sol ; Lukas remarqua qu'il portait comme des raquettes attachées à ses pieds pour en élargir l'assise et lui éviter de sombrer dans le sable fluide. Le Paladion n'eut aucune difficulté à gagner sa nouvelle place grâce aux plans transmis par l'ordinateur central de LucidOre.

Le fond formait une cuvette à cet endroit, de sorte que la surface de Margarita devait s'élever à cinq bons mètres auplus haut. Lukas se demanda ce qui arriverait si les créatures passaient au-dessus des Paladions. Il réalisa aussi que contrairement aux combats du littoral, il risquait de se trouver dans la trajectoire des océaniens. Ce qui ne contribuait pas à le rassurer...

« Tout va bien, Lukas ? »

Il fut surpris de reconnaître la voix de monsieur Sig. Il pensa avec amertume qu'il était bien temps que le directeur s'inquiète de lui : avait-il peur qu'il flanche alors que son protégé avait besoin de lui ? S'il avait été parfaitement franc, il n'aurait pas manqué de répondre par la négative. Mais il avait compris, à défaut d'autre chose, qu'il vivait entouré de gens dont la principale qualité était de s'adapter à toutes situations, non sans disputes et récriminations, mais avec une incroyable résilience. C'était mieux que ce qu'on pouvait dire de la plupart des habitants de Stellae !

L'Ayrith trouva sa place entre deux autres Paladions, un engin gris fer au regard mauvais – c'était du moins l'impression que donnaient ses yeux effilés – et une aberration jaune qui ressemblait aux rêves fous d'un maniaque de technologie bizarre. Son corps se hérissait d'excroissances en tout genre, antennes, ailerons et protubérances diverses dont l'utilité retait discutable. À côté, l'Ayrith semblait tout à la fois simple et sophistiqué.

Lukas laissa le drone planer au-dessus d'eux, soulagé de constater que leurs voisins n'avaient pas besoin, a priori, d'être surveillés par ce genre de dispositif. Il n'avait pas envie de se cogner dans une nuée d'engins.

« Demande de connexion proximale envoyée, code Ayrith Armatis 03, code HTZ 012358 », retentit la voix d'Ayrith.

Comme à contrecœur, les deux autres annoncèrent leur indicatif :

« Connexion acceptée, répondit une voix féminine issue du Paladion jaune, Arista DeFence 12, code HTX 451513.

— Connexion acceptée, renchérit une voix masculine venant de l'engin gris, Avenger Lance 2, code HTZ 4527480. »

Le regard de l'Arista se porta vers Lukas – ou plutôt vers le drone ; le garçon s'étonna que des machines puissent paraître si expressives quand bien même leur face de métal demeurait figée en un masque impénétrable. Et pourtant, il avait le sentiment que derrière la surface réfléchissante de ses yeux, la plongeuse le considérait comme un moucheron à écraser.

« C'est ta boîte qui emploie le drone ?

— Oui. Son pilote débute. »

Lukas se sentit rougir sous son casque de réalité virtuelle. Il se réfugia derrière l'Ayrith, un peu mortifié.

« Qu'est-ce qui justifie que tu prennes la place du mort ? lança l'Avenger non sans une certaine malveillance. J'espère que tu es assez doué pour justifier ta présence à un secteur clef !

— C'est toi qui devais le faire ? demanda le plongeur d'Armatis d'un ton serein.

— Non. C'était mon partenaire, rétorqua l'Avenger, clairement contrarié.

— J'ai moi aussi été séparé de mon partenaire. Décision du pôle stratégique de LucidOre. »

L'Arista se redressa, comme si elle regardait l'Ayrith de haut :

« J'avoue n'avoir jamais vu ce modèle de Paladion auparavant. C'est quel modèle ?

— Un prototype. Il a été un peu customisé...

— Façon Untercity, j'imagine ! remarqua l'Avenger, sarcastique.

— J'ignorais qu'il y avait une façon « Untercity », renchérit l'Arista ironiquement. Et tu as combien d'années d'expérience ?

— Huit ans.

— Dont trois d'apprentissage, j'imagine... On peut ramener cela à cinq ans. À ce niveau, il aurait peut-être été préférable que tu te limites aux contrats côtiers. Je ne comprends pas pourquoi on t'a déployé ici, à moins que tu rentres dans la catégorie chair à canon. »

Lukas se surprit à désirer qu'Ayrith leur montre ce qu'il savait faire et leur rabatte le caquet. De quel droit se permettaient-ils de le juger sans rien connaître de lui ni de ce qu'il avait vécu ?

Soudain, l'Arista laissa échapper un chapelet de jurons : le bras du Paladion jaune s'était mis à tressauter étrangement, comme atteint d'un tic nerveux.

« Contact DeFence, diagnostic d'urgence ! »

Avant même qu'elle reçoive une réponse, le trouble avait disparu, aussi rapidement qu'il était arrivé.

« Je vous assure, assura-t-elle à une équipe technique vraisemblablement sceptique, il y avait un dysfonctionnement dans mon bras gauche... »

Lukas ne put s'empêcher d'éprouver un plaisir mesquin à la voir ainsi affectée ; il laissa échapper un léger rire, auquel Ayrith réagit plus sévèrement qu'il ne l'aurait cru :

« À ta place, je ne m'en réjouirais pas, Lukas. Nous allons devoir travailler ensemble, même si cela ne lui plaît pas, et je préfère qu'elle soit pleinement opérationnelle pour cela.

— Si tu le dis... » grommela le garçon.

La voix de Vodo s'éleva dans les écouteurs ;:

« Tout va bien, les garçons ?

— De notre côté, oui », répondit calmement Ayrith.

Lukas ne put s'empêcher de noter une petite pointe satisfaite dans le ton du jeune homme, qui n'avait rien de bien charitable. Au-delà leur parvenaient les échos de la conversation entre l'Arista et ses superviseurs, qui ne trouvaient toujours rien de suspect.

Soudain, une sirène retentit, portant jusque sous les flots de Margarita : elle annonçait le début du forage et l'arrivée imminente des créatures. Il était étrange que personne n'ait jamais réussi à rendre les sites parfaitement protégés, afin de ne pas éveiller l'avidité des monstres environnants ! Mais l'heure n'était pas à ce style de réflexion. Lukas préféra se demander à quoi ressembleraient les océaniens qui fondraient sur eux, sans doute bien trop rapidement. Devant eux, il distinguait les jambes des immenses Titans de LucidOre, comme d'énormes piliers plantés dans le fond sablonneux.

Le début de la mission ne fut qu'une longue attente ; Lukas en profita pour s'essayer à se déplacer sous les flots, afin de ne pas être le jouet des courants qui tourbillonnaient. À la façon dont la végétation ondulait, ils se révélaient puissants à cet endroit. Il dut manœuvrer pour éviter que l'une des herbes flottantes ne s'entortille autour du drone. Le garçon ne put réprimer un sourire en voyant une grande écharpe turquoise pâle se draper sur le cou de l'Ayrith. Le plongeur la retira avec agacement, étonnamment habile de ses grosses mains métalliques. L'essaim de ses petits admirateurs l'avait retrouvé et les créatures se massaient devant sa carrosserie brillante comme s'ils venaient de découvrir leur reflet... ou qu'il le prenait pour une sorte de rival.

Lukas se demanda si Ayrith avait peur : le jeune homme semblait être du style à foncer dans les ennuis sans vraiment réfléchir, mais était-il à ce point inconscient du danger ? Il espérait que non, car cela rendrait plus compliqué encore son travail de supervision. Avec un soupir mental, il regarda autour de lui, avant d'appeler l'image globale transmise par LucidOre, en se focalisant sur les signes de vie. Seules des présences mineures se faisaient remarquer, des animaux plus petits que des catégories un, incapables d'endommager les installations sous l'effet du glitz.

Bientôt, les êtres qu'il avait vus virtuellement commencèrent à apparaître tout autour de lui ; n'ayant ni la taille ni la masse d'un Paladion, il dut s'écarter de la trajectoire d'une sorte de phoque violet à la bouche entourée de tentacules. Les différents bancs de créatures avaient perdu tout intérêt dans les machines humaines, y compris les petits amis d'Ayrith. Elles semblaient comme folles, tourbillonnant en vastes spirales désordonnées tout autour d'eux. Quand leurs yeux étaient visibles, ils brillaient du bleu caractéristique du Glitz. Sans doute les émanations d'argentium commençaient-elles à atteindre leur position, mais les spécimens de dimension plus réduite pouvaient se repaître de ce qui se répandait dans le fluide autour d'eux sans éprouver le besoin ni l'envie de filer directement à la source.

D'autres créatures plus grandes apparurent : certaines tubulaires et informes, d'autres plus proches des poissons, d'autres encore pourvues de huit pattes palmées et d'une tête de chat avec des excroissances mobiles en guise de moustache. Il pivota vers Ayrith, qui ne bougea pas d'un centimètre, réservant ses réactions aux êtres vraiment dangereux. Même si Lukas espérait secrètement qu'aucune ne ferait irruption, il ne pouvait s'empêcher de le redouter.

Soudain, les capteurs se mirent à diffuser alarmes sur alarme : un océanien arrivait dans leur secteur... un catégorie six. L'Avenger et l'Arista se campèrent de part et d'autre de l'Ayrith, tandis que Lukas se rapprochait instinctivement du Paladion d'Armatis.

La voix de Vodo retentit dans les écouteurs :

« Je vous rappelle que ce n'est pas notre boulot de combattre ce style de colosse !

— Je sais, répondit Ayrith d'un ton à la fois las et résigné. Tu ne crois quand même pas que je vais me lancer sur ce monstre ?

— Avec toi, je ne présume de rien, répliqua le mécanicien malicieusement.

— La confiance règne... »

La créature arrivait vers eux à vive allure, au-delà de la rangée des Titans de LuciOre. Il était difficile de déterminer s'il s'agissait d'un avaleur, d'un glisseur ou d'un autre spécimen de faune cyrgane.

« Un draco... souffla Ayrith. On va s'amuser...

— Parle pour toi », grinça l'Arista à côté de lui.

Elle remua son bras, comme pour vérifier qu'il était bien opérationnel.

« Un souci ? s'enquit poliment Ayrith .

— Non », rétorqua la plongeuse sèchement.

Soudain, une onde parcourut le fluide autour d'eux ; l'océanien venait d'entrer en contact avec un Titan presque en face d'eux. Ils virent les terribles piliers de ses jambes trembler légèrement sous l'intensité du choc. Le courant se mit à tournoyer violemment, emportant avec lui les créatures plus légères ; Lukas dut se cramponner au module pour garder son équilibre.

La chose n'était qu'une silhouette sombre dans leur champ de vision, mais le combat devint vite si acharné que les autres Paladions durent aider leur camarade pour parvenir à dompter le monstre. Même s'il se savait en sécurité, Lukas ne put s'empêcher de frémir à la pensée de cet affrontement qui se déroulait non loin d'eux...

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