18 - LucidOre (première partie)
Le grand jour était arrivé : la barge d'Armatis partait pour rejoindre les installations de LucidOre et compléter son équipe déjà gigantesque de Paladions – sans compter ceux dont les services seraient loués à occasion. Cette fois, c'était vers le sud du croissant externe que filait la barge, avec une belle vitesse pour un engin pour le moins énorme. Il leur faudrait quand même plus d'une journée de voyage pour voir atteindre la station.
Même s'il aurait voulu ressasser ses griefs et les explorer les implications de sa découverte, Lukas avait eu trop à faire pour se laisser aller à gamberger sur l'ironie de son existence. Il passait de plus en plus de temps à s'exercer au pilotage du drone : des entraînements virtuels, il était passé au pilotage véritable. L'exercice n'était pas fondamentalement différent, la visibilité offerte par la camera du drone était juste moins bonne ; malgré tout, en cas d'erreur, la tôle froissée serait bien plus difficile à réparer ! Dans un premier temps, il s'était contenté de tourner autour de la barge, puis de pousser un peu plus vers le littoral, le long des falaises et des rochers déchiquetés, frôlant le sommet d'arbres qui n'en étaient pas réellement, évitant des vols de nautaériens et de quelques autres créatures volantes dont il ignorait le nom.
Le garçon faisait de son mieux pour se concentrer tout entier à la tâche à venir, suivant à la lettre les instructions de son directeur. Sila lui avait lancé quelques mots d'excuse à mi-voix. Ses relations avec Varen demeuraient cordiales, et son mouvement d'humeur n'avait pas brisé l'amitié naissante entre lui et Shimmer. Vodo tendait à se montrer plus dur et sévère, et il s'y résignait, sachant qu'il en était une grande partie responsable. Côtoyer monsieur Sig était différent : il se sentait incapable de rencontrer son regard. Il avait choisi d'éviter Ayrith, sans raisons bien définies.
Quand la barge arriva en vue de l'installation de LucidOre, Lukas resta bouche bée devant la vision qui s'offrait à lui : il n'avait vu ce genre d'exploitation qu'en HoloTV, mais il était loin d'imaginer qu'elles pouvaient être aussi gigantesques. Elle se présentait comme un vasque plateau circulaire, soutenu par des piliers disposés à intervalles réguliers tout au long du socle. En contrebas, le long de pontons télescopiques surgis du flanc de la plate-forme, étaient amarrées quantité de barges de la taille de celle d'Armatis voire plus petites. Au-dessus d'eux, des aéronavettes se croisaient comme des moucherons ivres. C'était une véritable ville, avec ses bâtiments en périphérie et son usine centrale.
Les pontons étaient dotés de systèmes de soutènement permettant aux engins de couper leur répulseurs même dans les zones trop profondes pour leurs trépieds. Armatis n'était visiblement pas la seule petite société à avoir été engagée pour pallier le manque de dispositifs légers : Lukas n'avait pas réalisé qu'il pouvait exister tant de firmes du même genre que la leur. Il se demanda à quoi ressemblaient leurs Paladions, et s'ils avaient été customisés de la même manière que ceux d'Armatis, ou si les autres sociétés préféraient des modèles plus standardisés. Sans doute le saurait-il quand les machines sortiraient de leurs entrepôts.
Une fois que Vodo eut terminé l'appontement, le directeur réunit l'ensemble de son équipe dans son bureau :
« Je vais rencontrer l'équipe de coordination avec Vodo, Varen, Ayrith et Lukas. Sila, Shimmer, je vous confie la barge. »
Les deux plongeurs hochèrent la tête, le garçon blond avec sérénité, la jeune fille avec une résignation maussade. Lukas se demanda si elle avait été mise au courant de sa fonction dans les transactions. Il se sentait triste pour elle : il ne doutait pas une seconde qu'elle aurait préféré faire partie des gens sélectionnés. Compte tenu de ses capacités, il se demandait pourquoi monsieur Sig n'avait pas plus défendu sa candidature. Même s'il pouvait un peu mieux comprendre sa position délicate vis-à-vis d'Ayrith, n'aurait-il pas été plus judicieux de le garder à l'abri quand sa présence n'était pas indispensable ?
« Pourquoi Lukas ? demanda Sila, avec plus de curiosité que d'animosité.
— Parce qu'il va piloter le drone, répondit Vodo avec un sourire. Tu le sais très bien. »
La jeune fille haussa un sourcil un peu sceptique.
« C'est donc lui qui va avoir le grand plaisir de garder un œil sur notre imbécile maison. Je lui souhaite bien du courage !
— Sila... la tança Varen sur un ton de reproche. J'espère bien qu'il va aussi garder un œil sur moi, soit dit en passant.
— Ce n'est pas la peine, tu es raisonnable et compétent, toi », répliqua la plongeuse.
Ayrith se contenta de prendre une longue inspiration et de regarder ailleurs.
« Bien, allons-y », lança Vodo en se dirigeant vers la porte.
Quelques minutes plus tard, la petite équipe se trouvait sur le ponton, deux mètres au-dessus des tourbillons de Margarita. L'océan était bien plus agité à cet endroit : de petites particules s'en détachaient pour atteindre quasiment leur niveau. Lukas se demanda une fois de plus si le contact du fluide était toxique.
Un homme s'approcha d'eux : ordinaire, vêtu d'un simple costume gris pâle étrangement déplacé, il regarda les cinq personnes de la tête aux pieds avant de demander :
« Lequel d'entre vous est Sigfried Benz ? »
Monsieur Sig s'avança et croisa les bars, comme s'il ne voulait laisser aucune concession à l'individu :
« C'est moi. À qui ai-je l'honneur ? »
L'inconnu ajusta les montants qui retenaient un micro-écran à hauteur de son œil gauche :
« Avram Desken, contact commercial. Si vous voulez bien me suivre... »
Au regard méfiant de ses collègues, Lukas compris que l'homme ne bénéficiait pas d'un préjugé positif. D'un regard appuyé d'un léger hochement de tête, le directeur leur fit signe de le suivre.
Au bout du ponton, se trouvait un monte-charge à ciel ouvert, amarré au flanc de l'énorme installation. L'équipe monta à l'intérieur ; Lukas aurait pensé que l'employée de LucidOre leur ferait au moins un peu de conversation polie, mais l'homme semblait fuir leur regard. Une fois au sommet, le garçon eut plus que jamais l'impression de se trouver au sein d'une étrange ville, avec des quais pas très différents de ceux de Terra. Ils suivirent l'homme jusqu'à un cabanon de préfabriqué à l'ombre d'un énorme entrepôt. A l'intérieur, il était meublé comme une salle de réunion succincte, avec plusieurs tables assemblées en une seule et des chaises dépareillées. Une microstat sur sa console d'accueil trônait au sommet de la table ; Desken prit place derrière. Il appuya sas coudes sur la table et joignit le bout de ses doigts, levant un regard insondable sur les employés d'Armatis. Quand toute l'équipe se fut rangée autour de la table, Desken se racla la gorge avant de déclarer :
« Je souhaitais avant toute chose éclaircir quelques points avec vous... Votre candidature a été acceptée, mais nos assureurs ont relevé quelques points qui les préoccupaient un peu... Notamment au sujet d'un de vos deux plongeurs. »
Il cligna des yeux, activant le transfert de données sur ses « lunettes » :
« Ils ont tenu à vérifier la raison pour laquelle il avait dû être ré-agréé.
— Et après ? rétorqua monsieur Sig. Il arrive couramment que des plongeurs qui ont été blessés subissent une perte d'agrément pendant une période prolongée, en attendant qu'ils soient suffisamment remis. Ce n'est pas un cas unique. Et la commission professionnelle est la seule à pouvoir en décider. »
Lukas regarda le directeur à la dérobée : en dépit de sa voix calme et assurée, les jointures de sa main droite était crispées sous l'effet des émotions contenues. Le visage de Vodo et de Varen portaient une expression sombre. Ayrith serrait la mâchoire, mais son regard brasillait de colère contenue. Lukas sentit l'appréhension le saisir : allaient-ils perdre la mission ?
« Certes, je sais tout cela, répondit Desken d'une voix empruntée. Nous ne remettons pas en cause la décision de la commission, mais nos assureurs pensent, sans doute à juste titre, qu'un plongeur portant un pontage spinal est forcément plus vulnérable...
— Vraiment ? »
Sous ses paupières mi-closes, le regard argenté d'Ayrith luisait dangereusement :
« A ma connaissance, poursuivit-il d'une voix rauque, c'est uniquement le cerveau qui prend part au pilotage d'un Paladion.
— Bien sûr, répondit l'homme avec hésitation, mais renseignement pris, l'éventualité que le pontage soit endommagé est plus élevée que celle d'une blessure corporelle plus classique. Et les frais occasionné s'il est altéré sont plus importants que...
— ... l'amende que vous encourez si vous refusez un plongeur agréé sur cette base ? » acheva le jeune homme d'un ton acide.
Même si l'employé avait répondu, au lieu d'observer un silence gêné, Lukas l'aurait à peine entendu. Pontage spinal... Il n'était pas un spécialiste en anatomie ni en prosthétique, mais les termes étaient suffisamment clairs pour être compris même d'un profane. Sa première pensée n'était pas loin de faire écho à celle de Desken : comment pouvait-on être assez inconscient pour plonger avec ce style de prothèse ? À moins de vouloir terminer infirme pour de bon ?
Une autre partie de lui-même comprenait enfin l'étrange dynamique d'Armatis. Les précautions excessives, l'inquiétude sous-jacente... Et une autre part ne manquait pas de se demander ce qu'il aurait fait, s'il avait subi ce genre de traumatisme : aurait-il renoncé à une carrière passionnante mais dangereuse ? À conduire un motoglisseur, ou à toute autre pratique vaguement risquée auxquelles s'adonnaient généralement les jeunes gens pleins d'énergie et de dynamisme ? Aurait-il accepté qu'on le considère comme un infirme, quand rien a priori ne trahissait son état ?
« La solution est simple pourtant », poursuivit Ayrith d'un ton qui se voulait dégagé en dépit de la douleur bien réelle qui y stagnait.
Desken tourna vers lui un regard un peu surpris, comme s'il réalisait seulement à ce moment qu'Ayrith était bel et bien l'intéressé dans l'affaire. Lukas retint son souffle : qu'allait proposer le jeune homme ?
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