18 - LucidOre (deuxième partie)
Tous les regards étaient fixés sur Ayrith, mais il ne semblait pas intimidé pour autant :
« Je peux très bien vous signer une décharge, poursuivit le jeune homme, par laquelle vous serez dégagés de toute responsabilité si le pontage se trouvait à être endommagé. De même qu'Armatis, ça va de soi, poursuivit-il avec un coup d'œil appuyé vers monsieur Sig.
— C'est hors de question ! déclara fermement le directeur.
— Sig, nous ne pouvons renoncer à cet engagement. Monsieur Desken, est-ce que c'est possible ? »
L'homme remonta ses lunettes-réseaux, lançant visiblement une recherche pour connaître la validité d'un tel accord.
« À vrai dire, rien ne s'y oppose juridiquement, répondit-il au bout d'un instant, mais il faudrait que je fasse valider l'accord par notre service juridique...
— Ça prendra beaucoup trop de temps, décréta Ayrith avec pragmatisme. Et si ça ne va pas, vous devrez trouver quelqu'un d'autre à engager. Vous savez comme moi qu'avec votre armada d'avocats, vous n'aurez aucune peine à me débouter si je cherche à revenir sur la décharge. »
Desken dévisagea le jeune homme, bouché bée. Mais il se reprit rapidement, à en voir son regard calculateur :
« Eh bien, c'est d'accord. Mais par sécurité, vous devez aussi signer un engagement selon lequel vous ne reviendrez pas sur la décharge et n'attenterez aucune action en justice...
— Attendez un peu, avant de partir sur vos petits accords minables, intervint brusquement monsieur Sig. Je dois parler à mon employé. »
Il se leva et d'un mouvement de tête, intima à Ayrith de le suivre. Le jeune homme lui emboîta le pas avec un air blasé. Lukas regarda tour à tour Vodo et Varen, qui portaient une expression résignée.
« Et c'est reparti, soupira le mécanicien.
— Ce n'est pas la première fois ? » demanda le garçon à mi-voix.
Du dehors, leur parvenaient des éclats de voix qui témoignaient d'une conversation qui n'avait rien de très cordial.
Vodo poussa un soupir excédé et croisa les bras, levant les yeux vers le plafond du module :
« C'est... compliqué... »
Lukas esquissa une légère grimace : cette expression était toujours bien pratique quand on ne voulait rien expliquer et rester dans le vague. Desken, dont le regard s'était focalisé sur son mini-écran, déclara soudain :
« Il semblerait que l'offre de monsieur... »
Il interrogea du regard les autres employés d'Armatis.
« Elm, offrit Varen. Ayrith Elm...
— Oui, c'est cela... Monsieur... Ayrith... Elm. », répéta-t-il avec l'expression de quelqu'un qui comprenait mal comment des parents avaient pu donner à son fils le nom d'une marque de motoglisseur.
« Je viens de recevoir le premier avis des juristes, expliqua-t-il d'une voix un peu gênée. Ils sont portés à penser que la proposition de monsieur... Elm est valide. Mais il faut prendre rapidement la décision... »
Comme s'ils avaient pu l'entendre, monsieur Sig et Ayrith revinrent dans la pièce, visiblement aussi furieux l'un que l'autre.
« C'est d'accord », grommela le directeur en lançant un regard de biais vers Ayrith. Vous pouvez faire signer à cette tête de pioche tout ce qu'il voudra... »
Desken hocha la tête, manifestement soulagé. Étrangement, il semblait être le seul dans cet état d'esprit autour de la table.
* * *
Même si le problème d'Ayrith n'avait pas été soulevé de nouveau, les discussions avec Desken avaient été âpres : monsieur Sig négociait sur chaque point, que ce soit la somme reçue par Armatis, la sécurité du site, ou la présence du drone pour surveiller ses employés et leur Paladion. Une fois que toutes les démarches administratives furent achevées, la petite équipe rejoignit un grand hangar où se trouvaient déjà une bonne trentaine de personnes, dont l'allure rappela à Lukas les membres de sa firme : pour la plupart vêtues de combinaisons de travail, arborant pour les deux tiers les réseaux argentés des infusés, elles manifestaient cette décontraction qui semblait propre aux modestes sociétés du littoral. Quelques-uns virent saluer cordialement le directeur et ses employés, avant de reporter leur attention sur l'holofilm projeté en boucle sur la paroi la plus éloignée de l'entrée.
Il s'agissait d'une sorte de briefing général, sous forme de simulation en 3D mettant en scène la vaste plate-forme de forage. Une voix off expliquait la stratégie qui serait observée : même s'il ne comprenait pas tout, Lukas fut choqué par la dimension des Paladions qui allaient constituer la première ligne : ils étaient au moins deux fois plus hauts que le Kobold, leur plus grand engin, au point qu'il se demandait comment ils parvenaient à bouger.
Les machines plus petites étaient censées assurer la sécurité en seconde ligne, pour bloquer les océaniens de taille inférieure, qui auraient pu passer entre les mailles du filet. Ce n'était pas une disposition très différente de celle d'Armatis quand la société travaillait avec ses deux équipes, comme lors du contrat avec Mercurius. Sur le schéma technique en 3D, les Paladions des prestataires étaient tous représentés par un même modèle, mais dans les faits, cette « armée de seconde ligne » devait plus ressembler à un zoo qu'à un ensemble homogène.
Un point particulier attira son attention ; il se rapprocha de Vodo pour lui souffler :
« La profondeur de Margarita... Elle est vraiment si importante à cet endroit ?
— C'est un haut-fond, répondit le mécanicien posément. Mais si tu veux savoir si nous devrons nous battre sous la surface... C'est le cas, Lukas. »
Le garçon sentit la panique le submerger :
« Même... même le drone ? Comment allons-nous pouvoir voir ce qui se passe ? »
Vodo et Varen échangèrent un sourire amusé ; le plongeur se tourna vers Lukas et expliqua :
« Même si Margarita est opaque en surface, il n'en est pas ainsi de ses profondeurs. C'est juste un peu flou...
— Mais je n'ai jamais fait de simulation en profondeur ! » gémit le garçon paniqué.
Sa réaction affolée provoqua l'hilarité de Vodo, ce qui attira vers eux quelques regards un peu agacés. Lukas rentra sa tête dans ses épaules, tentant de se faire discret. Il jeta un coup d'œil en direction de monsieur Sig et d'Ayrith : depuis qu'ils avaient quitté le bureau, ils n'avaient pas échangé un seul mot. Il était évident que ce qu'ils avaient dû se dire en privé n'avait rien de très courtois et qu'il subsistait entre eux des désaccords profonds.
L'holofilm se poursuivait, détaillant la place de chacun à partir du matricule qui lui avait été donné ; Lukas essaya de rester concentré ; après tout, il fallait que le drone sache où aller, ou son utilité serait discutable. Cependant, son esprit ne cessait de vagabonder ; son attention revint sur Ayrith, qui se trouvait en un peu en avant du groupe. Il se surprit à lorgner son dos, s'étonnant qu'à travers les vêtements, rien ne soit visible du fameux pontage.
Il plissa à demi les paupières : si cela était arrivé quatre ans plus tôt, cela voulait dire qu'Ayrith n'avait que dix-huit ans au moment de l'accident, juste deux ans de plus que lui. D'après les paroles de Vodo à Tachyon Veyz, il avait réellement dû croire qu'il allait être paralysé à vie, avant que la prothèse ne lui permette de mener une vie normale et même de poursuivre sa carrière de plongeur. Il devait passer l'essentiel de son temps à essayer de l'oublier, à se persuader que tout cela n'était qu'un mauvais rêve : la surprotection et les précautions de monsieur Sig et de Vodo devaient d'autant lui peser.
Ce détail obligeait Lukas à revoir sérieusement son opinion du jeune homme. Sa jalousie envers le plongeur semblait ridicule, à présent qu'il connaissait la cause de la préoccupation constante de monsieur Sig pour Ayrith. Son sentiment de rivalité avait fait place à une certaine gêne : oserait-il encore s'adresser à lui en toute franchise ? Résisterait-il à la tentation de le ménager à son tour, voire le prendre en pitié ? Il se demandait même comment Sila pouvait se montrer aussi blessante avec lui, et de façon répétée... Après tout, elle était sa partenaire habituelle, elle devait bien connaître l'existence de cette prothèse ?
« Lukas ? À quoi penses-tu ? Tu devrais te concentrer sur la présentation. »
Il mit un moment à s'apercevoir que la voix était celle de monsieur Sig ; le ton autoritaire du directeur le ramena à la réalité, mais suscita aussi en lui un agacement profond : s'il voulait se conduire en père, qu'il l'assume jusqu'au bout ! Il se retourna et déclara du bout des lèvres :
« Compris. »
Monsieur Sig dut percevoir l'hostilité dans son ton comme dans son expression, car il parut surpris et blessé. Mais aussitôt, il se recomposa un visage impénétrable et reporta son attention sur les données qui passaient en boucle. Enfin, les cycles de visionnage prirent fin ; les membres des entreprises engagées pour l'occasion commencèrent à regagner leurs barges respectives.
« Combien de temps avant de se mettre en position ? » demanda Varen au mécanicien.
Vodo baissa les yeux vers sa montre-relais :
« À peu près deux heures... »
Lukas sentit sa gorge se nouer : pour la première fois, il aurait un rôle actif dans l'équipe. Il n'était pas suffisamment préparé... mais il était trop tard pour faire une simulation d'urgence ; il devrait improviser.
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