17 - Un moment de crise (première partie)
« À quoi est-ce que tu penses, Lukas ?
— Tu es sûr que ça va bien ?
— Je ne savais pas que toi aussi tu chipotais dans ton assiette !
— Si tu as un souci, tu peux nous en parler !
— Laissez le tranquille, s'il n'a pas envie de discuter, c'est son choix !
— Peut-être que tu couves quelque chose ? »
Lukas sentit ses joues le brûler : il avait envie de relever la tête, de dire à tout le monde de le laisser tranquille et de partir dans sa chambre en claquant la porte. Mais cela ne résoudrait rien.
Il ne savait que faire : la vérité était plus lourde à assumer que le mensonge, l'ignorance ou l'incertitude. Il jeta de brefs coups d'œil vers monsieur Sig, remarquant une foule de choses qu'il n'avait pas notées jusqu'à présent : la couleur des mèches qui n'avaient pas encore grisonné, la forme de son visage, de sa main... Tout l'intérieur de son corps et même ses muscles s'étaient transformés en gelée. Il laissa retomber ses couverts et finit par déclarer :
« Je... je suis juste un peu fatigué. Est-ce que je peux remonter ? »
Le directeur posa sur lui un regard scrutateur :
« J'espère que tu n'es pas malade... Tu devrais aller à l'infirmerie faire un bilan avec le scanner de diagnostic. Vodo, tu vois ça avec lui ? »
Lukas l'observa, notant la préoccupation dans son regard. Un sentiment sans doute sincère, mais ne s'inquiétait-il pas pour tout le monde de la même façon ? Il sentit ses yeux piquer et décida qu'il avait déjà passé assez de temps à contrôler ses humeurs instables. Il repoussa son plateau et se leva avec raideur :
« Je n'en ai pas besoin. Je ne suis pas fragile, appuya-t-il avec un coup d'œil à peine voilé en direction d'Ayrith. J'ai dû accumuler de la fatigue avec tous ces entraînements et j'ai mal dormi cette nuit. Veuillez m'excuser... »
Il alla poser son plateau sur le chariot, puis tourna les talons et remonta dans ses quartiers. Personne ne fit mine de le rattraper... Il en fut soulagé, tout en le regrettant... Il aurait voulu...
Il ignorait ce qu'il aurait voulu, au juste. Il s'arrêta et appuya les deux mains contre le mur, prenant une longue inspiration qui ne parvenait pas à remplir ses poumons, comme si l'air se coinçait quelque part au niveau de sa gorge. Tant de choses tournaient dans son esprit...
Il n'avait pas été choisi par le directeur d'Armatis pour ses talents, ou parce qu'il était un élément prometteur, mais uniquement parce que monsieur Sig avait le sens du devoir. Mais sans doute pas assez de courage pour lui dire la vérité... ou peut-être que ce n'était même pas important. Après tout, ce n'est pas comme si son employeur se trouvait seul ou abandonné. Il avait d'autres personnes auprès de qui assouvir ses instincts paternels.
D'une certaine manière, il l'avait compris dès le début, sans vouloir se l'avouer. Ce qui le rendait plus stupide encore, probablement. Il se força à se redresser et à inspirer pour calmer son cœur qui battait à tout rompre. Que devait-il faire ? Prendre ses maigres possessions et retourner au foyer ? Tenter tout de même de poursuivre son travail tâches à Armatis ? Confronter monsieur Sig et exiger de lui la vérité ? Ou au contraire, se taire et attendre qu'il soit franc avec lui ?
« Lukas ? »
La voix était à peine plus qu'un murmure, mais pénétra ses sens en ébullition. Il se retourna lentement, découvrant Shimmer qui le regardait avec gravité.
« Tu as vraiment l'air malade, poursuivit le blond en croisant les bras. Mais je ne pense pas que ce soit le genre de maladie que redoute monsieur Sig, je me trompe ? »
Lukas serrant les dents : il avait envie de dire au jeune garçon de filer et de le laisser tranquille, mais quelque chose dans ce regard vert pâle retint son attention.
« Je... » balbutia-t-il.
Il ne parvint pas à aller plus loin. Il repoussa de ses yeux une mèche échappée à son catogan et sentit sur son visage une humidité suspecte. Un peu surpris, il cligna des paupières, réalisant pour la première fois qu'il pleurait.
« Rien de grave au moins ? »
Il secoua lentement la tête :
« Non, un coup de fatigue... et de déprime aussi. Tu sais, je... »
Il avala sa salive et poursuivit, en essayant de rester convaincant :
« J'ai été faire un tour sur le réseau de Stellae, et... ça a été dur. »
Ce n'était pas réellement un mensonge, après tout.
Shimmer se laissa glisser le long du mur, jusqu'à ce qu'il soit assis sur le sol du couloir, adossé à la paroi ; appuyant ses coudes sur ses genoux repliés, il releva les yeux vers Lukas :
« Je te comprends, tu sais... souffla-t-il. En quelque sorte... Moi non plus, je ne peux plus rentrer chez moi... »
Le garçon baissa un regard surpris sur son camarade ; il hésitait cependant à lui demander des détails, de peur de réveiller des souvenirs douloureux. Le blond était si réservé, si discret sur lui-même... Cet aveu semblait étrangement touchant aux oreilles de Lukas ; il ne voulait pas tout gâcher en se montrant trop curieux. Mais il n'en eut pas besoin... Après un moment de silence, Shimmer poursuivit :
« J'ai été... juste... imprudent. Je rêvais tellement de piloter des Paladion que j'étais prêt à tout pour le faire. Mais quand tu es infusé, c'est irrévocable. Tu ne peux plus revenir en arrière... »
Il repoussa une mèche de cheveux pâle qui taquinait son nez délicat, avant de poursuivre :
« Il y a une certaine... bonne société dans le monde externe, Lukas, et mes parents en font partie. Ils pensaient que je me contenterais de devenir ingénieur ou technicien, avec mes dons pour l'informatique et tout le reste, mais... »
Il secoua doucement la tête :
« Je ne pouvais pas m'en contenter. Alors je suis parti de chez moi et je me suis fait infuser. Normalement, j'aurais dû avoir le consentement de mes parents, même si quatorze ans est l'âge légal pour subir cette opération. Mais j'ai employé... des filières illégales... »
Lukas posa sur Shimmer un regard horrifié. Le jeune plongeur avait baissé les yeux, fixant un point invisible sur le plancher. Le regret s'affichait clairement sur ses traits :
« Je suis ensuite parti vers Terra, en pensant que je trouverais aisément à me faire employer... Je n'avais pas compris la portée de mes actes. Si monsieur Sig n'avait pas accepté de m'engager... »
Lukas se redressa brusquement : seule la volonté de ne pas blesser Shimmer le retenait de lâcher un commentaire acerbe. Pourquoi fallait-il que Sig Benz s'attache à recueillir tout ce qu'il rencontrait sur son chemin, alors qu'il avait mis tant de temps à venir vers lui, qui aurait dû être le premier à bénéficier de son attention ? Il serra les poings, sentant ses ongles rentrer cruellement dans ses paumes.
« Il vaut mieux que j'aille dans ma chambre », répliqua-t-il sèchement.
Il se détourna pour ne pas voir le regard de Shimmer, mais il pouvait imaginer à son silence l'incompréhension qu'il devait éprouver face à sa réaction. En plus de la douleur qui le lancinait, s'ajoutait à présent un profond mépris de lui-même : son ami lui avait ouvert son cœur, et il lui tournait le dos. Il entendit à peine le garçon blond murmurer son nom, d'une voix un peu tremblante, mais il disparaissait déjà derrière la porte de sa chambre.
oOo
Le tambourinement contre le battant devait durer depuis au moins cinq bonnes minutes quand il l'entendit enfin, sans doute parce que la musique qui hurlait dans ses écouteurs venait de s'arrêter. Il n'avait pas envie de bouger de sa position, allongé sur le dos, un bras en travers des yeux, laissant les vibrations anesthésier ses sens et ses pensées, mais il se força cependant à se redresser et répondre :
« Entrez ! »
Il se souvint alors que la porte était verrouillée.
« Déverrouillage... » ordonna-t-il d'une voix encore empâtée par sa demi-somnolence.
Le battant s'ouvrit brusquement, révélant une véritable tornade aux cheveux et aux vêtements noirs. Il sentit une main le saisir par son T-shirt pour le forcer à se redresser et rencontra deux prunelles dorées, brillant d'un feu enragé :
« On avait déjà assez d'imbéciles à Armatis, on n'en avait pas besoin d'un autre !
- Mais... quoi... ? » bafouilla-t-il.
Il retrouva suffisamment ses sens pour s'asseoir et se mettre hors de portée de cette colère ravageuse.
« Et dire que je te prenais pour quelqu'un de raisonnable, à défaut de servir à quelque chose ! Mais tu es pire que les autres : jamais ici tu ne verras personne s'apitoyer sur son sort ! »
Il ne l'avait sans doute pas volé, mais encore une fois, son ressentiment parla pour lui :
« À part Ayrith ? »
La fine main brune vola pour s'abattre sur sa joue. Interloqué, il toucha la marque brûlante.
« Ne parle pas de ce que tu ne sais pas ! » rétorqua Sila d'une voix dure.
Il la contempla avec incrédulité : Sila était absolument ravissante, d'autant plus quand elle était irritée : ses yeux d'or étincelant, une légère rougeur jouant sous sa peau sombre. Si une part de lui était fascinée, une autre l'était nettement moins : ce qu'il avait vu d'elle l'autorisait pas à lui donner des leçons.
« Toi non plus, tu ne sais rien ! répondit-il aussi sèchement. Qu'est-ce que tu connais de moi, pour me juger ainsi ? On dirait ceux du foyer, toujours sur mon dos parce que je suis de Stellae ! Tu crois que j'ai choisi d'y être né ? D'en avoir été viré ? »
Elle serra les mâchoires, le regardant avec un mépris aussi intense que celui qu'il ressentait pour lui-même :
« Cela ne te donnait pas le droit de te conduire de cette façon envers Shimmer ! »
Il sentit la gêne, puis la honte s'emparer de lui, mais une part de lui-même demeurait trop orgueilleuse pour plier :
« C'est incroyable ! Vous passez tout votre temps à combattre des monstres, mais à vous entendre, on pourrait croire que vous êtes tous faits en sucre. Et moi, dès que je montre la moindre faiblesse, je me fais sermonner comme si j'avais commis un crime majeur ! Si j'avais eu le choix, je serais resté à Stellae, et je n'aurais jamais eu besoin de vous connaître ! Alors maintenant, sors de ma chambre, Sila ! »
Il ne réalisa que sa voix était devenue menaçante que quand il vit le visage de la jeune fille prendre une teinte grisâtre. Elle se recula, pivota sur elle-même et sortit sans un regard. Il ordonna le verrouillage de la porte se laissa de nouveau tomber sur son lit, touchant sa joue endolorie.
Peut-être avait-elle raison. Peut-être n'avait-il pas sa place ici. Il roula sur le ventre et enfouit sa tête au creux de ses bras.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top