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J'ai un doute quant à l'intelligibilité de ma réponse. Il faut dire aussi que la scène dont je viens d'être témoin est assez incroyable, dans tous les sens du terme.

- Pincez-moi, je rêve... lâche Sacha derrière moi. Demande immédiatement exaucée par Charlie, ce qui arrache un grand cri ridicule à mon frère.
- C'est un canular ? Où sont les caméras ?

Nul besoin de préciser que cette dernière remarque vient de Jojo. Pourtant cette fois-ci, je ne pense même pas à me moquer de lui ou à le critiquer tant je suis éberluée par la scène qui se joue devant mes yeux.

- Vous pouvez répéter ? je demande.

Je sais ce que j'ai entendu, mais je ne suis pas sûre d'avoir assimilé ce qu'on m'a dit.

- Nous voulons vous aider à faire tomber le maire, le professeur Croix, et à restaurer la musique.

Malgré la redite, mon cerveau refuse d'intégrer tout ça. Comment croire que ces soldats du silence ont subitement changé de camp ? Qu'ils ont soudainement décidé de changer leur fusil d'épaule et de rejoindre la résistance ?

- Ça paraît incroyable, je le sais, mais je vous assure que nous sommes sincères, poursuit le porte-parole des Dark Vador. Rien ne vous oblige à nous pardonner pour tous nos actes, mais s'il vous plaît, laissez-nous une chance de nous racheter auprès de tous ceux à qui nous avons fait du mal. Laissez-nous une chance d'expier nos fautes et de nous venger de celui qui nous a forcés à commettre ces atrocités sans nom.

Quel orateur. Je dois bien admettre que son discours m'émeut - un peu plus, et je lâcherais une larmichette. J'oublierais presque tout ce qu'ils ont fait. Seulement, même s'ils étaient sous l'emprise des puces du professeur Croix, leurs mains sont toujours salies du sang et des larmes de leurs victimes. Sans compter les Traqueurs qui se sont volontairement enrôlés au service de ce nabot parce qu'ils détestent la musique.

- Comment voulez-vous qu'on vous croie sur parole ?
- Je comprends votre surprise et votre scepticisme. Mais je peux vous jurer que je n'ai jamais été aussi sérieux de ma vie.
- Et je suis censée gober toutes ces belles paroles ? je renchéris.

Le regard du Traqueur porte-parole s'assombrit à mes paroles. Je n'ai aucune idée de ce qui se passe dans sa tête, mais je suis certaine que c'est la tempête. Presque autant que dans la mienne, à mon avis. En face de moi, les visages encapuchonnés restent de marbre, sauf celui du chef de file, qui s'agite nerveusement. Sans doute est-il en train de réfléchir à comment nous duper. À quel argument avancer pour nous faire tomber dans leur piège. À quel mensonge inventer pour nous attirer dans la gueule du loup.
Je dois rester sur mes gardes.

- Je... je le jure, dit-il finalement après de longues secondes de silence.

Décidément, ce Traqueur a le chic pour nous laisser mariner dans un suspense intenable.

- Je le jure sur la tombe de ma fille, ajoute-t-il, les yeux embués de larme.
- Votre fille ? je répète, tel un stupide perroquet.
- Oui, elle...

Un sanglot se coince dans sa gorge et les mots se bloquent. J'aurais sûrement trouvé ça émouvant dans un film, mais là, je suis juste agacée par le temps qu'il met à répondre.

- Elle a été tuée par les Traqueurs lorsqu'ils ont découvert que ma famille et moi étions des résistants, parvient-il à dire lorsqu'il a repris un minimum de contenance. Ils ont menacé de tuer le reste de ma famille si je ne m'engageais pas dans leurs rangs.

Oui, bon, d'accord, c'est triste. Ça ressemble beaucoup à la scène dramatique un peu clichée d'un film d'action, mais ça fait son effet, et me voilà toute chamboulée moi aussi. Surtout que je prends conscience de la chance que j'ai eue de simplement me faire enrôler de force. Quand je pense à ce qui aurait pu arriver si des Traqueurs plus cruels étaient venus me recruter...
Je me dépêche de répondre avant que Jojo ne lache une ânerie malvenue et déplacée.

- Je suis vraiment navrée pour votre fille... je commence.
- Merci, mais l'heure n'est pas aux larmes, enchaîne-t-il avant que j'aie le temps d'ajouter quoi que ce soit. Nous pleurerons nos pertes et nos regrets plus tard.

Ses yeux sont désormais animés d'une détermination comme j'en ai rarement vu. Si je doutais de sa motivation à botter le train du nain, me voilà convaincue.

- Aujourd'hui, nous nous battons. Aujourd'hui, nous vengeons les innocents. Avec ou sans vous.

Un murmure d'approbation parcourt l'assemblée de Siths attroupés derrière lui, tandis que je passe de l'admiration à une légère indignation.

- Cependant, continue-t-il avant que je ne puisse exprimer mon agacement, nous ne pouvons ignorer tout ce que vous et vos amis avez accompli jusqu'à présent. Nous sommes bien conscients du rôle que vous avez joué dans le renversement de la situation actuelle, et nous vous en sommes infiniment reconnaissants.
- Encore heureux, lâche Jojo tout bas derrière moi (suffisamment fort toutefois pour que je l'entende et que je lui balance mon pied dans le tibia).
- Et nous savons aussi que vous plus que n'importe qui méritez de participer à la bataille finale que nous attendons tous depuis si longtemps. Sans oublier bien sûr, poursuit-il, que vous seuls avez connaissance de toutes les informations nécessaires à notre victoire.

Juste une question : combien de fois a-t-il répété son discours ? C'est très beau, je suis très flattée - et les autres aussi, si j'en juge le « c'est vrai qu'on est trop forts » de mon frère, immédiatement suivi par un cri étouffé sans aucun doute dû à Charlie - mais ça me semble très rodé, tout ça. Peut-être trop rodé...

- Melody, arrête de te faire des nœuds au cerveau, me souffle Jojo au creux de l'oreille, m'arrachant un frisson au passage.
- Comment tu sais que-
- J'ai appris à te connaître, et je sais que là, tout de suite, tu te poses plein de questions alors que tu devrais accepter.
- Oui, mais imagine que ce soit un piège, je lui chuchote en tentant le moins possible de me retourner (ne jamais tourner le dos à l'ennemi). Imagine qu'ils nous sortent tout ce joli discours trop bien rodé à mon goût pour qu'on tombe dans le panneau et qu'après-
- Excusez-moi, intervient le Dark Vador porte-parole. J'aimerais juste vous dire qu'on entend tout.

On a encore oublié d'être discrets.

- C'est bon, on a réglé la question, dit Jojo avant même que je ne puisse ouvrir la bouche. On accepte votre offre, bienvenue dans l'équipe.
- Que- quoi- pardon ?!

Il a un don pour me couper l'herbe sous le pied. Et me faire m'étouffer d'indignation en même temps.

- Tu me remercieras plus tard, dit-il en me tapotant l'épaule.
- Si tu vis jusqu'ici, abruti, je lui réponds entre mes dents serrées.

Je n'ai pas besoin de me retourner pour savoir que mes menaces ne l'atteignent pas, et qu'il est tout fier de son intervention (non requise).
Tant pis, je lui règlerai son compte plus tard. Pour le moment, il faut que je réponde à Dark Vador en face de moi.

- Écoutez, est-ce que vous pourriez nous laisser quelques instants pour réfléchir ? Ce n'est pas une décision à prendre à la légère, et je-
- Je comprends parfaitement votre hésitation, mais je vous assure que nous sommes sincèrement prêts à nous engager dans votre rébellion. Cela fait bien trop longtemps que nous causons le mal autour de nous. Tout ça à cause d'une si petite personne... glisse-t-il en coulant un regard d'accusation légèrement teinté de dégoût vers notre prisonnier qui ne moufte pas.

Même si ma tête persiste à poser un tas de questions... mon cœur a pris sa décision.
Jojo a raison - et ça me coûte cher de l'admettre. Je dois cesser d'hésiter autant. Nous n'avons plus rien à perdre. (C'est faux, mais je me persuade du contraire. Sinon, on n'est pas sortis de l'auberge.) Si nous voulons gagner, si nous voulons être sûrs de mener à bien notre mission, nous devons accepter. Nous avons besoin d'eux.

- S'il vous plaît.

Les secondes qui s'écoulent me paraissent interminables. Et pourtant, c'est ma réponse qu'on attend. C'est à moi de briser le silence.

- D'accord.

Un grand sourire se peint sur le visage de mon interlocuteur. Je scrute, mais non, il est bien sincère. C'est un vrai sourire de joie, pas de psychopathe.

- Merci.
- Vous me remercierez quand nous aurons fini ce pour quoi nous venons de nous allier.

Il m'adresse un signe de tête entendu avant de se retourner. J'en profite quant à moi pour me retourner vers mon petit bataillon composé de Jojo, ma famille, Charlie et Nick. Pas besoin de discuter, nous échangeons tous un sourire entendu, signe de l'assentiment de chaque membre de cette équipe de bras cassés. (Je me demande encore comment nous avons tous survécu jusque-là.)
Les yeux de mes parents semblent me dire que j'ai pris la bonne décision — à moins que je ne m'imagine des choses, ce qui est fort probable. Ça me conforte un peu dans le choix que je viens de faire, un choix crucial pour le dénouement de notre aventure.

- Quelle est la suite du plan ? lance le Dark Vador porte-parole derrière moi.

Si seulement il savait. Si seulement il savait que le mot « plan » ne fait pas partie de notre vocabulaire. Néanmoins cette fois-ci, un plan est plus que nécessaire. Maintenant que nos forces ont considérablement augmenté et que nous touchons à notre but, nous avons besoin d'un fil conducteur, d'un minimum d'organisation.
A ma grande surprise, c'est Charlie qui prend la parole pour lui répondre.

- Si j'ai bien suivi, il ne nous reste plus qu'à démettre le maire de ses fonctions, non ? Une fois que le jumeau maléfique ne sera plus au pouvoir, on aura gagné, c'est bien ça ?
- Euh... oui, c'est l'idée, répond Jojo.
- Eh bien je propose qu'on aille à la mairie et qu'on lui botte l'arrière-train.

Une stratégie tout en finesse. Le contraire m'aurait étonnée venant de Charlie.

- C'est une idée, mais on ne peut pas foncer tête baissée là-bas, objecte Dark Vador. Imaginez qu'il soit au courant, d'une manière ou d'une autre, que la rébellion s'est organisée et qu'elle s'apprête à attaquer. Il ne va pas attendre sagement que nous venions le chercher.
- Sans compter que vu la lâcheté héréditaire de cette famille, il aura sûrement pris la poudre d'escampette depuis un moment, j'ajoute en coulant un regard vers le professeur maboule.

Un silence s'installe tandis que tout le monde réfléchit à la manière de mettre notre plan à exécution.

- Sinon, on n'a qu'à aller à la mairie en toute discrétion, encercler le bâtiment et bloquer toutes les entrées, puis menacer le maire, suggère Sacha.
- Et comment tu comptes faire s'il n'est pas là, gros malin ? je lui assène.
- On fera comme d'habitude. On improvisera, répond-il, imperturbable.

Aidez-moi.

- Attendez, intervient le porte-parole des Siths. Le professeur Croix a forcément communiqué avec le maire, puisque les Traqueurs sont missionnés par la loi.
- D'autant plus qu'ils sont frères, glisse Jojo.
- Quoi ? réagit l'autre, les yeux écarquillés.
- On vous expliquera.
- Peu importe, ce que je voulais dire, c'est qu'il y a forcément des traces des échanges entre le professeur et le maire. Il suffit de regarder leurs conversations...
- ... et on saura si le maire est au courant de ce que nous préparons ! je m'exclame.
- Exactement. Sauf que j'aurais préféré le dire moi-même.
- Désolée.

Sans attendre une minute ni même un ordre, Nick se précipite vers l'ordinateur qui a fait notre joie quelques instants auparavant. En attendant qu'il bidouille, je vais m'asseoir dans un coin de la pièce, un peu assommée par tout ce que je viens de vivre. Peu m'importent les Traqueurs, ma famille, mes amis et toutes mes responsabilités, là, tout de suite, maintenant, j'ai besoin d'une pause. J'ai besoin de souffler.
Sans un mot, Jojo vient s'asseoir à côté de moi. Il ne me regarde pas, ne me touche pas, mais il est là et c'est suffisant. Je suis heureuse d'avoir quelqu'un sur qui compter, quelqu'un qui m'a soutenue depuis le début de cette folle aventure et qui m'a accompagnée à chaque étape. Un allié, mais surtout un ami.

- C'est bon ! clame Nick de l'autre côté de la pièce.

Je remercie silencieusement son intervention, car Dieu sait où m'auraient menée mes pensées sinon.

- Alors ?
- Alors, le dernier mail remonte à plusieurs jours et ne fait aucune mention d'une quelconque rébellion, répond Charlie penchée sur l'écran de l'ordinateur.

Miracle. Je ne sais pas si nous avons une bonne étoile quelque part, mais une chose est certaine : nous allons gagner. Nous le devons.

***

Je vous laisse imaginer la suite.

Non, je plaisante.
En ce moment même et sous mes yeux, les Traqueurs procèdent à leur dernière arrestation : ils sont en train d'embarquer le maire à l'arrière de leur fourgonnette - qui ressemble toujours à celle de Scooby-Doo. Je ne sais pas vraiment où ils l'emmènent, et à vrai dire, je n'ai que faire de ce qui peut lui arriver. (C'est aussi lié au fait qu'une fille de 17 ans n'a pas son mot à dire dans le sort qui attend ce criminel.) Nous avons accompli notre mission, et la musique va enfin pouvoir être restaurée. C'est tout ce qui m'importe.
(Enfin, s'il pouvait moisir le reste de sa vie en prison, ça m'arrangerait, quand même.)

- Ça va, petite noisette ? Tu as l'air pensive.

Sacha s'installe à côté de moi, sur l'un des bancs qui fait face à la mairie désormais vacante.

- Ça va. Je pensais juste à tout ce que nous avons traversé. Pour être honnête, je suis un peu déçue de la fin de notre aventure.
- Pourquoi ça ?
- Eh ben, disons que je m'attendais à un final plus épique.
- Plus épique ? rigole Sacha. Qu'est-ce que ça veut dire, ça ? On n'est pas dans un livre de science-fiction.

Il a raison. Mais mon imagination, et peut-être un peu mon ego, en ont décidé autrement.
J'aurais aimé ressentir quelque chose... autre chose. Tout, sauf ce sentiment de vide. Oui, c'est exactement ça. Là où j'aurais pensé trouver de la fierté, de la joie, du soulagement, seul un sentiment de vide complet m'envahit. Comme si je venais de poser le point final de mon histoire. Peut-être est-ce dû au fait que nous avons enfin rempli notre mission ? Que cette fin me déçoit ?
Ou peut-être n'ai-je simplement pas encore réalisé ce qui vient d'arriver. Peut-être est-ce simplement un sentiment éphémère, qui sera vite remplacé par ce à quoi je m'attendais. Tout s'est passé si vite... mon cerveau n'a sûrement pas encore assimilé l'intégralité de ce dernier chapitre. Quoi qu'il en soit, je ne peux me défaire d'une certaine déception.

- C'est vrai... Mais tu ne restes pas un peu sur ta faim ? je lui demande sincèrement en me tournant vers lui.
- Comment ça ?
- Ce que je veux dire, c'est que je trouve que ce contre quoi (ou plutôt, ceux contre qui) nous nous sommes battus... c'était pas grand chose, finalement.

Il me regarde droit dans les yeux, les siens étant dépourvus - pour une fois - de toute lueur moqueuse ou joueuse.

- Ne dévalorise pas tout ce que nous avons fait.
- Ce n'est pas ça... c'est simplement que nos ennemis n'étaient finalement pas si redoutables que ça. Au final, qu'est-ce qu'on a vaincu ? Un nain chauve qui a mis au point des puces de contrôle, et son frère qui ne s'est même pas débattu.

Il faut savoir que lorsque nous sommes arrivés à la mairie pour mettre à exécution notre plan, le maire était bien sur place. Nous avons déployé notre armée (si on peut l'appeler comme ça) tout autour du bâtiment afin de bloquer toutes les sorties. Puis nous avons interpellé le jumeau maléfique et l'avons menacé de détruire l'immeuble s'il ne sortait pas. Évidemment, il a essayé de s'enfuir et évidemment, nous l'avons intercepté, menotté et mené au van.
Vous voyez ce que je veux dire quand je parle d'un final pas épique ?
La seule satisfaction que j'éprouve, c'est que nous n'avions pas du tout les moyens de faire sauter le bâtiment. Nous avons bluffé, et le maire est tombé dans le piège. Tel est pris qui croyait prendre.

- C'est vrai, mais est-ce que c'est ta faute si nos ennemis étaient lâches et minables ?
- Non, mais-
- Alors n'y pense pas. Ne dévalorise pas le combat que nous avons mené. Ce n'est pas le pouvoir de l'ennemi qui fait la grandeur du combat, mais l'effort du héros.

Je le scrute en silence, dubitative face à cette dernière remarque.

- Ça vient de quel film ?
- Aucun. Je viens de l'inventer, répond-il, fier de son invention.

Je l'enlace en lui faisant remarquer que sa citation était nulle, ce à quoi il répond « je sais », et nous rions tous les deux.
Puis mes yeux se posent sur le paysage qui me fait face. Sur ma famille et mes amis, sains et saufs. Sur la mairie, vide, et la menace qu'elle ne représente plus.
Sacha a raison. Je dois faire abstraction de ma frustration et de ma déception. La seule chose qui compte, c'est que nous avons gagné, que personne n'est blessé et que les criminels vont payer. Notre combat est terminé, et nous devons en savourer la victoire.

Après tout, je vais à nouveau pouvoir chanter en me brossant les dents. Rien d'autre n'a d'importance. Si ?

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