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Comme à son habitude, la lumière blanche agresse nos prunelles quand nous ouvrons la porte du laboratoire. Plissant les yeux, je passe la pièce au peigne fin. Ce ne sont pas quelques pathétiques néons qui vont me faire perdre de vue mon objectif. Malgré la luminosité aveuglante, je repère une seule silhouette, installée dans le fauteuil du bureau. Une silhouette que je ne connais que trop bien. Trapue, chauve et innocente au premier abord. Tranquillement assis, le professeur Croix ne se doute de rien. Il n'a pas entendu la porte s'ouvrir et pense être en sécurité. Grossière erreur.
Jojo et moi nous approchons à pas de loup. Heureusement pour nous, le nain de l'enfer nous tourne le dos. Notre attaque surprise ne peut que réussir. Arrivés à quelques centimètres de notre cible, nous nous arrêtons. Jojo dégaine le pistolet qu'il avait caché à sa ceinture. Avant que nous n'entrions dans le laboratoire, il m'avait bien fait comprendre qu'il n'avait aucune intention d'utiliser à nouveau l'arme qui avait servi à me blesser, mais qu'il n'hésiterait pas à s'en servir en cas de besoin. Maintenant que nous sommes face à notre ennemi, je vois qu'il doute. D'un regard, je lui intime de faire ce qui était prévu. Il attend encore quelques secondes, puis se décide à pointer son arme sur la tempe du nain à lunettes. Quant à moi, je n'ai rien d'autre à faire que de lui exprimer toute ma haine.
- Vous qui êtes friand de métaphores, vous devriez apprécier celle-ci : on récolte ce qu'on sème. N'est-ce pas, professeur Croix ? je lui assène tandis qu'il pivote pour me faire face.
À la place de la peur que je m'attendais à lire sur son visage, un sourire vient étirer les lèvres du professeur. Un sourire qui exprime toute l'indifférence de ce fou furieux. Il se fiche de faire du mal aux gens. Il ne pense qu'à lui et à sa petite moustache (je suis sûre qu'elle est fausse). C'est la goutte d'eau qui fait déborder le vase.
Alors que j'étais censée gagner du temps et débiter toute une tirade pour lui dire mon malheur et celui des autres, je garde la bouche fermée. Au lieu de balancer un flot de mots amers, je serre les dents. Et je rassemble toute la force que je possède pour lui envoyer un coup de pied dans la mâchoire.
- Melody ! Mais qu'est-ce que tu fabriques ?! s'écrie Jojo.
Sonné par mon attaque, le professeur vacille un peu sur sa chaise, et j'en profite pour lui subtiliser sa télécommande de contrôle, sortir les menottes qui m'enserraient les poignets quelques secondes auparavant et les lui enfiler. Je l'attache au pied de son bureau tout en le regardant de haut, fière de moi. Enfin... presque. Sentant une vague de douleur déferler dans mon estomac, je m'accoude au bureau en espérant que ma blessure ne s'est pas rouverte. Surtout, j'espère que Sacha ne s'en rendra pas compte - je risque de passer un sale quart d'heure, sinon.
Jojo doit avoir remarqué que je n'étais pas au meilleur de ma forme, car il se précipite vers moi et s'empresse de me demander si je vais bien. J'ai envie d'être sarcastique, mais ce n'est vraiment pas le moment.
- Ça va, je lui réponds. Juste une douleur passa-
- Une douleur passagère ? Mince, ça veut dire que j'ai raté mon coup.
Ah, tiens, l'autre dingue s'est remis de mon coup de pied. Enfin, il vaudrait mieux qu'il tienne sa langue s'il ne veut pas être ramassé à la petite cuillère.
- Je vais aller droit au but. Désactivez votre armée de puces, ou nous n'hésiterons pas à employer les grands moyens.
Je prononce cette dernière phrase en coulant un regard vers l'arme que Jojo tient toujours. À sa vue, le professeur blêmit et son attitude change du tout au tout. Lui qui riait il y a deux minutes se retrouve maintenant en position d'infériorité. Menacé, qui plus est.
- Qu'est-ce que vous voulez ? demande-t-il d'un air terrorisé.
Comment une personne peut-elle changer à ce point en si peu de temps ? Certes, un canon est braqué sur lui, mais je le croyais plus maléfique. Je pensais que ce fou furieux n'avait pas peur de la mort. Il faut croire que je me suis lourdement trompée. J'en suis presque déçue. L'homme qui est à l'origine de tous mes malheurs est en réalité un pleutre ? Sous ses apparences de vilain tout-puissant, c'est en fait un trouillard ?
- Je viens de vous le dire : dépucez tous vos pantins et laissez ma famille partir.
- Et si je refuse ?
Oh ! Il résiste un peu, tout de même.
- Si vous refusez, je trouverai une raison d'utiliser ce pistolet, me coupe Jojo en agitant ladite arme. Et croyez-moi, je n'en manque pas.
Aucun de nous n'avait prévu que le plan se déroulerait de cette manière. Comme quoi, nous sommes incapables de faire autrement qu'improviser. Mais finalement, ce n'est peut-être pas si mal que ça. Parce que, pour une fois, notre improvisation a bien tourné.
- Vous m'avez séparé de mes parents pendant deux ans. Vous avez ordonné à l'un de vos soldats de me tirer dessus. Vous m'avez ordonné de tirer sur Melody.
Voilà Jojo parti dans la tirade que j'étais supposée dire. Plus il parle, plus il s'énerve. Et ses yeux reflètent une colère que je ne lui ai jamais vue.
- Vous m'avez implanté l'une de vos fichues puces. Et ça fait mal !
Là, je retrouve mon Jojo. Incapable de s'exprimer sans humour.
- Pire que tout ça, vous êtes un monstre. Voir les gens souffrir vous fait plaisir. Vous n'avez aucun scrupule à ôter la vie à de simples innocents. Tout ça sous prétexte qu'ils aiment la musique ?! je crie en appuyant les deux derniers mots.
C'est parti, la machine a été mise en route : je ne peux m'empêcher d'hurler au professeur toutes les atrocités qu'il a commises. Je ne peux m'empêcher de trembler tout en le faisant. Durant quelques instants, je me porte garante de tous les malheureux qui ont croisé la route de ce psychopathe. Je me fais la voix des opprimés.
- Pourquoi vouloir supprimer une chose aussi incroyable que la musique ? Elle rassemble, elle rend heureux. Alors, pourquoi ?
Question qui le laisse perplexe. Loin d'arborer son sourire hypocrite habituel, il affiche une expression sincèrement perdue. Ne me dites pas qu'il ne sait pas pour quelle raison il fait tout ça !
- Quel plaisir trouvez-vous à éradiquer un loisir qui représente tellement aux yeux de certaines personnes ?
Je marque une pause, parce que je sens une nouvelle vague de douleur arriver. Mince, j'y suis peut-être allée un peu fort, tout à l'heure...
Une fois que j'ai repris mon souffle, je repars à l'attaque.
- Quel est l'intérêt de détruire tout un secteur financier ? Regardez notre ville ! Avec vos bêtises, New York est ruinée !
Le professeur hausse quelque peu les sourcils lorsque je mentionne l'économie de New York.
- Même votre armée est fauchée. Vous n'avez que de minables camions. Comment pouvez-vous penser être capable de mener vos plans à bien quand vous ne disposez pas de fonds suffisants ?
À ces mots, notre captif sort enfin de son mutisme.
- Oh, ça ? Mes Traqueurs ne sont que des pions. Un de plus, un de moins... Je ne vois pas l'intérêt de dépenser de l'argent pour de la chair à canon. Je préfère employer mes économies à des fins plus utiles... comme mon superbe système de puces, par exemple.
Me voilà bouche bée. Tant d'honnêteté me laisse muette. Je n'aurais jamais imaginé qu'il se livrerait si facilement. Je ne vais pas m'en plaindre... mais il n'empêche que je suis estomaquée.
- D'ailleurs, où sont vos soldats ? Nous n'en avons croisé aucun sur le chemin, intervient Jojo.
- Puisque je suis en mauvaise posture, autant vous dire la vérité.
- Oui, il vaudrait mieux pour vous, répond Jojo en secouant son arme.
- La plupart de mes Traqueurs sont en mode « veille ».
- En mode... quoi ?
La pièce est momentanément silencieuse. Ni Jojo ni moi ne prononçons un mot, trop abasourdis par toutes ces révélations.
- En mode « veille ». C'est-à-dire que 90% de mon armée est actuellement au repos. Au placard, si vous préférez.
- Qu-quoi ?!
- Tu ne croyais tout de même pas que j'avais sorti tous mes atouts pour arrêter une petite rebelle comme toi, Melody.
Trop d'informations. Trop de révélations. Trop.
- Mon véritable avantage, c'est le bluff. J'ai beau posséder une armée qui m'obéit au doigt et à l'œil, je ne suis pas tout-puissant. Tu veux que je t'avoue un secret, Melody ? La vérité, c'est que notre organisation n'est pas si puissante que tu le crois. Nous jouons sur la peur.
J'ai la tête qui tourne.
- Notre but est d'instaurer une politique de terreur et de restriction. Et nous punissons lorsqu'elle est transgressée. C'est ce qui s'appelle du bluff. Jusqu'à ce que quelqu'un devienne vraiment dangereux, bien sûr. À ce moment-là, nous mobilisons nos ressources pour l'arrêter.
- Par « dangereux », vous voulez dire « qui aime la musique » ? demande Jojo.
- Dans les grandes lignes, oui.
Mes jambes tanguent sous moi et je suis forcée de m'appuyer au bureau pour rester debout. Ce dingue vient de nous apprendre que nous nous battons contre une illusion depuis le début. Que nous avons risqué nos vies pour combattre du vent.
- Moi qui étais plutôt sceptique à cette idée quand nous avons mis en place le système, je ne suis pas mécontent du résultat ! se réjouit-il.
C'en est trop. Il est temps d'en finir.
- Fini de jouer, le nain. Maintenant, désactivez vos puces. Et plus vite que ça ! je crie en voyant qu'il ne bouge pas d'un poil.
Tandis qu'il s'active sous mes ordres, je rejoins Jojo. Ensemble, nous le regardons détruire ce qu'il a créé. Nous touchons au but. Pourtant, je n'en retire aucune satisfaction. Aucune joie ne m'emplit alors que je vois mon objectif être accompli. Est-ce dû aux révélations qu'il vient de nous faire ? Je n'en sais rien. Honnêtement, je n'ai pas envie de penser à ça pour le moment.
Tout ce qui compte actuellement, c'est que l'armée des Dark Vador soit enfin supprimée. Des centaines de gens vont pouvoir retrouver leur foyer, leur famille. Une menace a disparu. Et ça, c'est le plus important.
- Au fait, vous n'avez pas répondu à notre question, dit Jojo. Pourquoi vouloir interdire la musique ?
- Oh.
Le nain s'arrête de taper sur son clavier pendant quelques secondes, étonné de la question.
- À vrai dire, ce n'était même pas mon idée. C'était celle de mon frère.
Qui ça ?
- Votre frère ? Vous avez un frère, vous ? continue Jojo.
- Oui. Je pense que vous connaissez mieux son titre. C'est le maire de New York.
À ce stade, plus rien ne m'étonne.
- Ça explique bon nombre de choses, commente Jojo.
Alors qu'un lourd silence chargé de révélations s'installe, je me sens obligée de rajouter mon grain de sel, moi aussi. Et ça fait un bien fou.
- Il faut croire que la folie, c'est dans les gènes.
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