28

Je suis à deux doigts de m'évanouir.
Dans un état second, je me vois tendre le papier à Sacha qui écarquille les yeux à n'en plus finir. Une fois qu'il a fini de lire, il me rend la feuille. Après quoi, il se dirige d'un pas ferme vers la porte.

- Sa-Sacha ! je crie, en tendant la main vers lui, impuissante. Tu vas où ?

Mon frère fait volte-face, des flammes au fond des yeux. Il me fait peur. Je sais qu'il s'apprête à faire quelque chose de stupide.

- À ton avis ?

Face à mon silence, il répond de lui-même à la question qu'il a posée.

- Je vais sauver papa et maman !

Là, je dois l'arrêter. C'est complètement inconscient, il n'est pas capable de tenir tête au nabot.
J'ouvre la bouche pour l'engueuler (il m'a giflée, j'ai bien le droit de lui hurler dessus !), mais Jessie prend les devants.

- Tu n'iras nulle part, jeune homme.

Il arrondit la bouche et les yeux et devient totalement muet. Ça alors, elle a réussi à le faire taire ! Si on m'avait dit un jour que quelqu'un parviendrait à lui fermer son clapet...

- Pas sans nous, en tout cas.

Abasourdie, je tourne la tête vers celui qui a prononcé ces mots. Je ne rêve pas ? James vient bien de dire qu'il accompagnerait Sacha pour aller sauver mes parents et démolir le nain ? (Enfin, implicitement, bien sûr.)
Mi-figue, mi-raisin, je m'avance vers Sacha pour discuter de la situation avec lui.

- Sacha, tu es sûr de ce que tu fais ?
- Comment ça ? réplique-t-il.
- Réfléchis deux secondes à ce que tu t'apprêtes à faire.
- Un... deux. Voilà, j'ai réfléchi ! Je peux y aller, maintenant ?
- Sacha, tu peux me prendre au sérieux ne serait-ce qu'une minute ?!

Ce n'est même plus de l'agacement, à ce stade. Il m'horripile. Comment peut-il rire de la situation ?!
Cependant, malgré ses singeries, je sais pertinemment à quel point ce que nous vivons le touche. Mais il a toujours été comme ça, à se protéger derrière une muraille de sourires et de plaisanteries. C'est sa manière à lui de gérer les situations difficiles.

- Écoute, petite noisette, commence-t-il en se baissant à ma hauteur, je suis bien conscient de tous les risques. Mais est-ce que tu es capable de laisser papa et maman aux mains de ce malade ? Est-ce que tu es capable de les laisser courir le risque de se faire tuer ? Est-ce que tu es capable de rester ici, les bras croisés, pendant qu'ils sont en danger de mort ?
- Non, bien sûr que non, et tu le sais. Mais je-
- Alors on y va. Peu importent les obstacles, la seule chose qui compte, c'est la ligne d'arrivée. Et notre ligne d'arrivée à nous, c'est de protéger notre famille, dit-il en coulant un regard vers les parents de Jojo. Oui, c'est dangereux, oui c'est risqué. Je le sais, tout ça, petite noisette. Mais ce n'est pas pour autant que je compte renoncer.

J'ai beau serrer les dents, les larmes me montent aux yeux. J'ai honte. Honte de moi, et de ma peur ridicule. Rien n'a changé, en fin de compte. Je suis toujours cette fille, cette grande gueule qui crie sur tous les toits qu'elle va faire ceci ou cela, alors qu'en réalité, elle n'est pas fichue d'accomplir quoi que ce soit. Même élaborer un plan, j'en suis incapable ! Et à côté de moi, il y a Sacha. Mon frère, le héros.
(J'ai eu ma minute d'apitoiement, je me sens mieux.)

- Je préfère mourir en ayant essayé que vivre avec la culpabilité.

Il aura réussi, cet imbécile. Il aura réussi à me faire pleurer, alors que je m'étais promis de ne plus le faire.
D'un geste rageur, j'essuie mes larmes d'un revers de main, mais le flot ne veut pas se tarir. Bon sang, ça m'énerve ! Pourquoi mes glandes lacrymales refusent-elles de m'obéir ?!
Évidemment, mon frère aggrave tout en me prenant dans ses bras, et me transforme en véritable fontaine. Et exactement comme le fait ma maman, il me caresse les cheveux et m'aide à sécher mes larmes.

- Rassure-moi, je lui chuchote une fois calmée.Tu ne vas pas me baffer une deuxième fois ?

Il rit doucement.

- Bon, les enfants, c'est pour aujourd'hui ou pour demain ?

Sacha me regarde droit dans les yeux, dans l'attente d'une confirmation. Bon... je n'ai pas le choix, hein ? Je vais encore devoir défier le mini prof. Je me réjouis d'avance à cette idée. (Notez l'ironie.)
D'un hochement de tête, je donne ma bénédiction à Sacha, puis je me tourne vers James.

- Et pour les puces ? Qui va rester ici ?
- Ça, c'est un boulot pour moi ! s'exclame Nick. Et puis, c'est qu'j'aime pas trop la baston, moi...

Dit celui qui nous a accueillis avec une batte de baseball.

- Ok, Nick, tu restes ici pour t'occuper de désactiver les puces. Sacha, tu viens avec Jessie et moi.
- Wahou, il s'est souvenu de mon nom, me souffle mon frère.
- J'ai peut-être vingt ans de plus que toi, mais je n'ai pas encore atteint le stade de l'Alzheimer, continue James, impassible.

Je ris derrière ma main. Visiblement, mon frère a encore besoin de travailler sur sa discrétion.

- Melody, tu restes ici avec Nick.
- Quoi ?! je proteste, indignée.
- C'est bien ce que tu as dit, non ? Que tu ne voulais pas y aller ?
- Pas du tout ! je m'enflamme. Enfin, peut-être que si, mais j'ai changé d'avis !

Amusé, il lance un regard complice à Jessie. Ah, d'accord. Il s'est moqué de moi. Comme d'habitude, en fait. Je ne sais pas vous, j'ai un chouïa l'impression d'être prise pour une imbécile.

- Je viens avec vous, j'affirme d'un ton péremptoire (histoire de rattraper le coup).
- C'est ce que j'aime entendre, répond-il en me souriant. Nick, poursuit-il en se tournant vers l'intéressé, ça ira, ici tout seul ?
- No problemo, amigo. Et si jamais ça tourne mal, je sais m'défendre, ajoute-t-il en indiquant la batte qu'il a toujours avec lui.
- De toute façon, il n'y a pas de raison que vous vous fassiez attaquer. À mon avis, le foldingue a rameuté tous ses clones chez mes parents. Le comité d'accueil, il sera pour nous.
- Bonne nouvelle, ça. Pour moi, j'veux dire. Pour vous, c'est moins cool. Par contre, tu peux me tutoyer, minus, me répond Nick.
- Euh... d'accord, je dis, un peu gênée.

Après les poignées de main et les embrassades (j'ai l'impression qu'on part pour la guerre... « Vaillants soldats, la survie de notre patrie dépend de vous. Soyez dignes de notre pays. » Ce serait classe.), nous nous dirigeons tous les quatre vers la porte.
C'est alors que me revient un élément primordial. Quelle idiote, j'ai failli oublier ! Je m'empresse de faire demi-tour pour arriver au fauteuil dans lequel est installé Nick, derrière l'ordinateur.

- Nick, j'ai failli oublier de vous dire un truc super important.
- Crache le morceau, minus.
- Le mot de passe de l'ordinateur, c'est « PamplemousseRose ». Sans espace, je précise.
- Tu me fais marcher.
- Pas du tout. Essayez, je vous jure que c'est ça !

Sans lui donner d'explication (le temps presse), je rebrousse chemin et rejoins Jessie, James et Sacha qui m'attendent derrière la porte. Ils ont entendu notre conversation, et bien entendu, Sacha est plié de rire.

- « PamplemousseRose » ? Vraiment ?

Je hausse les épaules, pas plus informée que lui.

- Comment t'as trouvé ça ?
- Je t'expliquerai.

Après coup, je me rends compte qu'il l'a peut-être changé... Je croise les doigts pour que ça ne soit pas le cas.
En attendant, j'ai une famille à sauver !

***

- Vous étiez des musiciens ?!
- En fait, j'étais chanteur et Jessie était guitariste. D'ailleurs, Joe a hérité de son don.

Décidément, cette famille ne cessera jamais de m'étonner. Jessie et James étaient musiciens ! Ils avaient leur propre groupe ! Ils faisaient des tournées !
Puis est arrivée la loi interdisant la musique...

- Vous avez continué à chanter en secret ? s'enquit Sacha.
- On l'a fait un certain temps, acquiesce Jessie. Mais nous avons vite dû arrêter...
- Ah oui ? Pourquoi ?
- Parce qu'un petit blondinet a pointé le bout de son nez, sourit-elle doucement.
- Ohhh... je soupire.

Une image de Jojo bébé se forme dans ma tête, et je ne peux m'empêcher de m'attendrir. Je l'imagine comme un bébé adorable, riant aux éclats et surtout, surtout, hyperactif. Il devait être mignon mais épuisant. Enfin, mieux vaut ça qu'un bébé comme Sacha... Jusqu'à ses trois ans, il n'avait jamais souri. Et un jour, il a décidé d'être joyeux. Depuis, il passe son temps à sourire et à raconter des blagues (même les plus nulles... surtout les plus nulles).

- Ensuite, on a eu les jumelles, June et Jade...
- Mais ça veut dire que la loi n'est pas si vieille que ça, en fin de compte ?
- Non, elle n'a que vingt ans !

Soufflée par la nouvelle, je ne me rends même pas compte que nous approchons de notre destination. Dès le départ, j'ai annoncé que j'avais eu ma dose de sport et de marche à pied. Et comme ma maison est relativement loin du QG, on a en quelque sorte braqué les Traqueurs. Oui oui, nous leur avons volé une voiture. Encore heureux, parce que sinon, nous ne serions jamais arrivés à temps.
Bref, nous voilà sur la route, et mon chez-moi n'est plus qu'à quelques mètres. Un coup de volant à gauche, et nous y sommes. Des dizaines d'émotions montent en moi - nostalgie, soulagement, joie - mais je n'ai pas le temps de m'attarder.
Nous descendons de voiture et nous avançons jusqu'à atteindre la porte d'entrée. Comme lorsque nous sommes allés voir pour la première fois le professeur Croix, Sacha me prend la main.

Je prends une grande inspiration, et j'entre. Sans frapper.

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