23h27


J'veux pas dire, mais les zones industrielles, putain que c'est moche.

Jugez par vous-même : c'est une immense friche plantée de bâtiments étranges, plus effrayants les uns que les autres. Le secteur 4 est abandonné depuis longtemps, depuis que les japonais de chez Otsiju se sont implantés dans les secteurs 2 et 5, provoquant la fermeture de la vieille usine à lino.

Il y alors eu une grève plutôt méchante et je me rappelle avoir vus des copains flics en revenir avec pas mal de bleus. Les ouvriers étaient des costauds, mais même ces dockers durs à cuire ont dû plier et leur usine est morte. Des deux côtés, des fenêtres aveugles, obstruées de planches, de briques ou bien béant d'une noirceur de suie nous pointent.

Le secteur est devenu une véritable décharge. De vieux frigidaires écaillés côtoient ici des machines industrielles depuis longtemps vétustes et des mouettes se nichent dans les pelleteuses écrabouillées par le temps. C'est un cimetière, une ode à l'industrie d'un autre siècle, celle qui polluait à pas de raison, celle qui emplissait autrefois la ville d'un grondement vivant et nourrissait plus de la moitié de sa population. Désormais, le maire veut raser le secteur 4, devenu inutile et y construire je ne sais quelle aberration commerciale. Ainsi, les panneaux "Danger travaux" ont envahi les abords de l'usine de lino, et alors que le gros camion noir du SWAT se gare près de l'ambulance, j'aperçois un tas de parpaings et une bétonneuse vide entassés contre une grille à moitié écroulée sur elle-même.

Je descends ; la tenue me gêne un peu - vous n'avez pas l'idée, même approximative, de son poids - mais au moins suis-je immunisé contre la gelure de l'air. Nous sommes six : le sergent Pat "Little" Wender, les premières classes Hugo Laren, James Puller, Chris Tall, Thery Mankowski. Et moi.

Les deux ambulanciers, bleuis par le froid, accourent vers nous comme des lucioles attirées par une ampoule.

— C'est quoi ce bordel ? leur aboie le sergent Wender à la figure, aussi poli que d'habitude. Pourquoi les flics ont besoin de nous ?

Hé, Wender, du calme. T'oublies que nous aussi, nous sommes de la maison. Le surnom "Little" qu'on attribue tous à Pat Wender est bien sûr ironique. C'est un gaillard de trente deux ans, d'un bon mètre quatre vingt dix et d'une solide centaine de kilos, avec une voix à faire rentrer n'importe quel chien à la niche. Au SWAT, on a du mal à lui trouver des tenues assez larges, ce qui résume tout.

L'un des ambulanciers recule, prudent, craignant probablement que Wender ne lui fourre le canon de sa M4 sous le nez.

— Vous avez reçu l'appel du Central, non ? déclare le second infirmier, un peu plus costaud que le premier, sans pour autant rivaliser avec "Little".

Wender se tourne vers lui. Sous l'effet du froid, son nez a viré au rose, ce qui lui donne l'air d'un abonné aux Alcooliques Anonymes.

— Ouais. On nous a dit de venir ici.

— Pareil pour nous. C'est l'agent Burke qui nous a contactés.

Le sergent regarde autour de lui, balayant la friche décrépie et désolée des yeux.
A quelques mètres de la Medic Alpha du Skeleron General Hospital est garée une vieille Dodge aux couleurs de la police. Une de ses portières - côté conducteur - est encore ouverte, et l'habitacle est éclairé par la fadeur du plafonnier.

Le moteur, lui, ne tourne plus.

— Et bien, il est où, cet agent Burke ? Et Cahill ? Il était avec lui, non ?

— Oui. Ils ont été dépêchés ici suite à un appel reçu au 911. Cela fait vingt minutes qu'on a aucune nouvelle... répond l'ambulancier.

De toute évidence, il est plus préoccupé par la perspective de se cailler près de l'ambulance dans les heures qui suivent que du sort des deux flics.

— Ce qui m'étonne, c'est qu'on vous appelle, vous, prononce le type, indiquant notre camionnette du menton, comme si nous étions responsables de tous ses maux.

— Le Central soupçonne qu'il y a quelque chose de pas net, là-dedans. Burke ne répond plus. Il a déclaré que Cahill était mort...

— Ah, bon, dit l'ambulancier.

A sa tronche, je vis qu'il s'en foutait pas mal. Je m'en fous pas mal aussi, mais eh, le boulot, c'est le boulot...

Wender soupire et nous fait signe de le suivre.

— Mettez vos casques. On sait jamais.

Ouais, t'as tellement raison Wender, on sait jamais.

Alors j'enfile ma cagoule, et le casque anti-émeutes qui va avec. Je ne tarde pas à crever de chaud, à en oublier qu'il fait moins trois dehors.

Au SWAT, on ne sort jamais sans le grand arsenal. Gilets en kevlar, genouillères, protège-coudes, ColtM4 ou Heckler & Koch MP5, ou encore - dans mon cas - une Winchester 1300 Defender, un fusil à pompe calibre 12 chargé de chevrotine. Nous sommes prêts à parer toute éventualité, à gérer n'importe quelle situation. Que cette ignoble usine abrite un gang, un réseau de trafiquants d'armes lourdes, Ben Laden en personne, ou plus probablement, quelques marginaux trop défoncés pour aller pisser, nous allions les faire sortir de là. Manquait plus que la fanfare.

— Vous, vous ne bougez pas, lance Wender aux deux ambulanciers.

Il y eut une vague réponse affirmative.

Nous avons franchi le portail défoncé pour nous retrouver devant l'espace vide jouxtant l'usine, et qui avait dû autrefois être un parking, mais qui est désormais encombré de containers, de caisses et de pneus de voitures sales.
La faible lumière des projecteurs défoncés auréole les murs de zébras blafards, soulignant tous les défauts de la peinture vétuste.

— Y'a rien, dit Laren.

La même affirmation est reprise par tous les autres.
RAS sergent. Wender nous mène donc vers l'entrée de service.

Des mouettes se sont perchées sur les tuyaux et les passerelles, nous contemplant d'un regard glauque, mort. L'une d'elles a incliné sa petite tête pour me vriller de ses yeux inexpressifs et, excédé, je tape de la crosse de ma Defender sur les tuyaux.

La vibration et le bruit les font s'envoler en ballet.
Leurs cris sont comme une scie mal réglée.

— Caporal Tobias, c'est pas le moment de s'amuser, lâche Wender à mon intention avec son ton de bouledogue.

— Je déteste les piafs, sergent, répliqué-je.

— Ferme ta gueule.

C'est ce que je fis.
Nous étions arrivés devant l'entrée de service.
Six lampes torches posent leur rayon brut sur le seuil écorché.

Une épaisse traînée de sang, pas encore tout à fait coagulé, s'étale du seuil des portes branlantes jusqu'à toute la partie visible du couloir délabré. La trace est irrégulière.

De minuscules gouttelettes ont éclaboussé le bas métallique des battants.

— Putain, fut le seul commentaire que s'autorise Wender.

Tous sont, tout à coup, plus tendus.
On s'avance prudemment dans le couloir, qui à croupions, qui rasant les murs. Wender, en bon chef, a accouru au coin du mur et a scrupuleusement vérifié que le tournant ne représente aucune menace.

Il nous fait signe. En abaissant mon arme, équipée d'une luminole puissante, je vois le bordeaux qui s'est imprimé au sol. C'est comme si on y avait traîné un cadavre. Je repense à ses pauvres flics. Dieu sait quelle saloperie leur est arrivée ici.


Nous avons fini par déboucher sur une intersection. Le couloir se divise là en deux, et la partie droite est faiblement éclairée par une ampoule au ras du sol. Quelque part, un aérateur ronronne. Je vois presque son hélice poussiéreuse tourner avec paresse, peinant à chaque rotation pour brasser l'air.


Ça pue grave, ici. Un mélange peu ragoûtant de lait caillé et de vêtements humides.

Mais le plus dégueulasse est sûrement l'aspect de la porte qui se trouve devant nous.
Sa vitre poisseuse de crasse couleur pisse, son revêtement de contre-plaqué cabossé, sont en grande partie recouverts de brun. Wender y passe un doigt. L'hémoglobine est encore fraîche. Une partielle trace de doigts s'est collée à la poignée blanche, comme si le type qui s'est trouvé ici - Cahill, Burke ? - s'est agrippé là en dernier recours. Le sergent essaie bien de pousser la porte, mais elle refuse de s'ouvrir. Un truc lourd l'empêche de pivoter, sûrement une caisse ou une armoire.

— Bordel, râle Wender.

Deux des premières classes scrutent le couloir à gauche. Il n'y a rien de notable là-bas, mis à part un casier renversé, une série de tags obscènes, une forte odeur de pisse et deux ou trois rats maigrichons.

Tall, lui, s'est engagé à droite, tatillon comme une anguille éléctrique. Avec Mankowski à mes côtés, je surveille le couloir duquel nous sommes venus, au cas où celui - ou ceux - qui se trouvaient ici auraient décidé de nous surprendre en marchant sur nos pas.


Putain, mais qu'est ce que ça pue...

— Hé ! Venez voir ça ! C'est dégueulasse !

Wender cesse de lutter avec la porte éclaboussée de sang.
C'est Tall, parti seul sur la droite, qui nous a hélés.

— Ah bon sang... !

Wender appelle tout le monde. Nous le suivons.
Quelques mètres plus loin, Chris Tall a relevé la visière de son casque. Du peu que je vois de son visage sous la cagoule, je le devine blanc, malade. Il fixe quelque chose contre le mur, masquée à notre vue par des caissées marquées du logo de l'usine. Je fais quelques pas en avant, encore. Et dus me détourner un instant, pour ne pas gerber dans le casque. Le dos tourné, je soulève la visière.L'air, même vicié, me fait le plus grand bien.

— Oh, putain, soufflé-je.

Je me retourne, désormais certain de ne pas défaillir. Et je regarde.

C'était Burke.

Il n'avait plus son uniforme de flic, d'ailleurs, il n'a plus grand chose. Seule sa tête est encore intacte, grotesque. Sa bouche est ouverte, filet de bave aux lèvres, l'expression congestionnée. Les yeux grands ouverts, vitreux. Plus bas, c'était le truc le plus moche que j'aie vu, et pourtant, j'ai été en Iraq, Afgha, tout ce que tu veux, j'en ai bouffé par les mirettes, de la merde - à en vomir, à en trembler, à en chopper le SPT.

Burke avait été... comment je peux le décrire ? Merde.

Le pauvre type n'est plus qu'un squelette sanglant. Ses côtes sont encore reliées entre elles par de minces filaments rosâtres, gluants comme de la morve. Quelques pauvres bouts de chair rougissent encore ses poignets, ses tibias et ses orteils. Et sinon, rien, juste une carcasse répugnante aux os blanchâtres, brisés. Un filet de nerfs s'enroulait autour de son bras, pourpre.

— Merde... Qu'est-ce qui... balbutie Wender.

C'est la première fois, en deux ans de service au SWAT, que je vois Pat "Little" Wender perdre son sang-froid. J'avais pourtant commencé à croire que rien ne lui faisait de l'effet, à celui-là. Mais c'est vrai que là, y'a de quoi rendre tripes et boyaux. C'est visiblement ce que s'apprête à faire le première classe Laren. Il avait toujours été sensible, une petite pédale. Il s'est appuyé des deux bras au mur écaillé derrière lui, la tête baissée, soudain pris d'un terrible vertige nauséeux. Mais cette fois-ci, je n'eus pas le cœur à me moquer de lui. Moi-même je ne suis pas vraiment dans mon assiette. Il me faudrait sûrement plusieurs verres pour effacer le cadavre désossé de Burke. Et p'têtre même un rai de coke. On verra.

Le sergent Wender a visiblement surmonté le choc.

— Faut trouver celui qui a fait ça.

— Ceux, que tu veux dire, le coupé-je. Ça m'étonnerait qu'un gars arrive à faire ça tout seul en vingt minutes.

— Ouais... J'y crois pas.

Wender est troublé, je le vois bien

— Et où sont passés ces... ? Ces...

Je me le demande bien. Plus de viscères. Plus... plus rien.

— Qu'est-ce qu'ils lui ont fait ?

Sa question ne trouve pas de réponse parmi nous.

Essayant de chasser le cadavre étrange de ma tête - pas gagné, mon vieux - je les suis dans les entrailles de l'usine.

Mon Dieu, cette odeur... elle me rend malade.

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