Vers le sommet
Expédition 5. J'ai eu grand mal à trouver un passage praticable le long de la paroi rocheuse, et j'ai du tailler la pierre avec un outil de fortune. Heureusement, le schiste se développe en couche et forme sans effort des prises naturelles qui me permettent de me hisser.
Cette ascension un peu difficile pour un non sportif comme moi n'est pas longue : à 5 mètres à peine, je trouve déjà un large rebord bien tassé. C'est une corniche qui serpente autour de la montagne, du bas vers le haut : un chemin idéal.
Je fais des relevés à 5m, 10m, 20m de hauteur. La proportion d'oxygène diminue d'une part par sa densité naturelle et par la raréfaction de l'air en général, mais dans des écarts trop faibles pour assurer ma survie. Le rêve de déplacer mon laboratoire à 5 mètres de hauteur, face à l'océan, s'évanouit.
Mon ascension de la montagne est également stoppée par un minuscule écart d'1 mètre 20, un trou, là où la corniche s'est naturellement effondrée. N'importe qui peut sauter 1 mètre 20, pas vrai ? À part que là, si je tombe, il n'y a pas de secours, nulle part, jamais, ce sera la mort. Je me penche, je regarde le vide à travers la visière embuée. Je songe même que je devrais sauter avec de quoi me suicider si ça tourne mal et que je me casse les deux jambes. Et je souris : si je veux mourir assez rapidement, je n'aurais qu'à enlever mon casque.
Je reviens à la base. Un jour passe, dans lequel j'étudie la possibilité de naviguer sur cet océan, de contourner par la mer les masses rocheuses qui bloquent ma plage, et peut-être de retrouver la civilisation, humaine ou autre. Mon habitacle, étanche, pourrait être converti en navire. Je sais que dans l'histoire de l'humanité, les découvertes de territoire allaient 5 fois plus vite par la mer que par la terre. D'ailleurs ne dit-on pas terra incognita et pas mare incognitum ?
Si le projet « navire » est tentant, il ne résoud pas le problème immédiat de l'oxygène. Et puis si j'arrive en haut de cette montagne, je pourrai voir les environs. Je saurai où aller avec mon navire.
Expédition 6. Retour sur la montagne. J'étais saoulé et j'ai sauté le 1m20 facilement. Ma peur était comme sur ces compteurs geigers saturés qui ne peuvent plus faire clic tant la radioactivité est importante : elle ne me travaillait plus, j'étais juste dedans. Peu après le trou, il y en a eu d'autres, parfois plus petits, parfois plus grands. J'étais saoulé alors j'ai continué à avancer. Je devenais intrépide, c'était comme une revanche.
J'ai pu monter ainsi à 100m de hauteur. Toujours irrespirable, mais j'avais désormais de quoi faire des calculs indiquant la zone vivable. J'avais une intuition pessimiste, mais je voulais d'abord poser les calculs. À 100 mètres de hauteur, j'avais fait une petite portion de la circonférence de la montagne. Je ne voyais que l'océan autour de moi. J'espérais ne pas être sur une île, auquel cas je serais définitivement condamné.
Le retour s'est fait facilement, les sauts aussi. Il est curieux de voir que ce qui nous terrifiait la veille devient rapidement un jeu. C'est dans notre nature, j'imagine.
Les calculs ont confirmé le pessimisme de mon intuition : la zone respirable sans bactérie sauveuse était située au delà de 2500 mètres. J'avais beau retourner la situation dans tous les sens, je ne voyais pas comment atteindre cette hauteur en une fois, et encore moins emporter mon équipement. J'avais beau pousser une vision objective et survivaliste, ce n'était pas brillant.
Expédition 7. L'expédition sprint. Je voyage léger et j'essaie de couvrir la plus grande distance. Je pense avoir 2h de latitude avec la bactérie sauveuse. Mes pas doivent être grands, mais mon rythme suffisamment lent pour ne pas surconsommer l'oxygène.
Je passe les sauts. Je continue à grimper. Autour de moi, un brouillard se dresse : la corolle nuageuse autour de la montagne. J'ai des gouttes d'eau sur ma visière, des deux côtés. La vision est faible : je ne vois plus les environs, ni l'océan, juste mon chemin sur quelques mètres.
Le chemin ne monte plus en pente douce : il y a des sortes de marches d'escalier naturelles, avec les strates de schiste. Par un hasard auquel je ne veux pas songer, elles sont tout à fait adaptées à l'ascension. Le brouillard se densifie. Je vois quelque chose sur le sol, comme un buisson étrange. Je m'agenouille. Je suis fatigué. La tête me tourne. Le buisson est une cage thoracique humaine. Je le frôle, et la cage tombe en poussière. Pareil pour le crâne, un peu plus loin. Je tremble. Je m'assieds sur les marches. Les marches sont taillées. Elles ne sont pas naturelles. Depuis le début.
Une partie de moi comprend enfin que je suis en train d'halluciner sous l'effet de l'intoxication gazeuse. Je reprends mes esprits, je reviens sur mes pas. Lentement. Je ressors de la couche nuageuse, je redescends vers l'océan de peroxyde. La folie s'envole comme un voile que l'on retire. J'ai halluciné mes espoirs d'un chemin vers le haut et ma mort dans ce lieu maudit.
De retour à la base, la situation était pire que je le pensais. Mes allées et venues avec l'extérieur ont eu l'effet que je craignais : la biologie de la caverne est en train de changer. Les petites racines violettes prennent en taille et les champs de mousse brune deviennent secs. Il n'y aura bientôt plus de bactérie sauveuse, plus d'équilibre gazeux, et je n'aurais plus à craindre que mes rations et mon eau diminuent, puisque je serai mort.
Je me suis allongé et j'ai rêvé de ma maison et de ma piscine, que je ne verrais jamais non plus. J'étais dans cette dernière phase du deuil, celle où l'on accepte la situation et l'on s'en contente. Je feuilletais Gilgamesh pour me détendre. Je sais qu'au fond de moi, une partie de mon esprit turbinait pour me sortir d'ici. Pour construire un avion où une fusée qui m'emmènerait au sommet de cette montagne, ou même de retour chez moi. Il me murmurait une idée, que je repoussais sans cesse, car elle me semblait stupide. Et pourtant, cette idée stupide...et bien...je crois qu'elle était faisable.
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