Sans intérêt à 99%
L'archipel de Socotra est très isolé. Il y a ici plus de 200 espèces qui n'existent en nul autre endroit. En tant que professionnel, ce chiffre n'est pas remarquable : bien des endroits sur la planète ont tout autant d'espèces uniques. Mais il faut dire que les dragonniers sont des arbres fantastiques : ils semblent s'extraire du sol en tournant sur leur tronc, puis s'étendre en branches racines qui soutiendraient une couronne inversée qui leur donne l'aspect de chanterelles titanesques.
J'entaille l'écorce : elle suinte de ce liquide rouge qui teinte le bois des violons. L'arbre concombre est tout aussi pittoresque : une sorte de baobab conique, avec de minuscules branches. S'il bougeait, il ressemblerait à s'y méprendre à un extra-terrestre. Je trouve aussi un figuier de Socotra, qui est bien un figuier, mais il ressemble à une plante succulente. Fascinant. On dirait qu'un généticien fou s'est entraîné ici. Et pourtant tout est le fruit d'une logique.
Je prélève : écorces, feuilles, insectes. Cet écosystème est déjà classé parmi les plus menacés au monde, et je songe que si l'armée m'envoie ici, c'est peut-être que le conflit au Yémen va définitivement le détruire.
Diane fait semblant de travailler. Oh, elle a des gestes qui racontent toute son expertise de la biologie de terrain, mais je sens qu'elle n'est pas là pour observer les insectes ni les dragonniers. La seule chose qu'elle observe, c'est moi.
Les 6 heures passent, le soleil touche l'océan qui cache derrière son horizon la Somalie. Un soldat me dit que le départ est reporté jusqu'à nouvel ordre.
Avec Diane on se pose sur une dalle de granit, face à la mer. Elle me montre sur son ongle une araignée sans poils, de 5 millimètres, rouge sang. Scelidomachus Socotranus, la seule de son espèce et et de son genre, me dit-elle. Elle ne vit qu'ici.
Je ne dis rien. Je crois que mon silence en dit long sur ce que je pense d'elle. Elle commence à me parler. Elle a ce ton un peu paternaliste des militaires. Elle me dit, Martin, je connais très bien vos travaux. Vous avez raison de dire que la vie s'accroche où elle peut. Sur cette île désertique, sur Mars, Vénus, ou même les exoplanètes des systèmes stellaires proches. Ce qui est terrible, c'est que cette vie est moins intéressante que celle sur notre planète. Appelez cela le chauvinisme de Diane. La première forme de vie est arrivée chez nous il y a 3.5 milliards d'années. Le premier mammifère, il y a 200 millions d'années. Le premier homme, il y a 40 000 ans. La vie est partout, mais on a en gros 0,01% de chances de tomber sur autre chose que des bactéries. Pas génial pour de la conversation, pas vrai ?
Je lui réponds sèchement que j'ai rencontré des bactéries plus passionnantes que certains militaires. Elle se raidit encore plus, comme si c'était possible. Elle ne fait plus semblant d'être une collègue. Elle dit, glaciale :
Vous êtes resté dans votre tente parce que nous mettions au point des installations. J'adore le langage voilé de vos théories, mais humainement, vous n'êtes guère intéressant. Par conséquent, je ne cherche pas à attirer votre amitié, mais votre attention sur un point : il y a autant de mystères sur cette terre que dans toutes les planètes de la galaxie. Ce n'est pas de l'arrogance, c'est analogue au fait de confirmer qu'il n'y a pas de nombre plus intéressant qu'un autre. Il y a ici le ferment de toute vie possible. Et comme vous le dites si bien, la vie est une tragédie : elle s'accroche et résiste, quoi qu'il arrive, et produit au final des gens comme nous. Les philosophes disent qu'il y a deux possibilités, celle que nous soyons seuls dans l'univers, et celle que nous ne soyons pas seuls, et que ces deux possibilités sont terrifiantes l'une et l'autre. Ils excluent par ce raisonnement sommaire la 3e possibilité qui me paraît la plus probable : nous ne sommes pas seuls, mais il n'y a rien sur ces autres mondes de différent de ce qu'il y a ici. La quête de l'altérité est vaine. La quête de cette autre intelligence, qui est peut-être quelque part, dans les étoiles, cette intelligence qui donnera un sens à nos existences, cette quête est vaine. Elle n'a pas de fonction majeure sur le plan de l'évolution. Je ne sais même pas si la conscience n'est pas une erreur de l'évolution, et que nous aurions du devenir suprêmement intelligents et fonctionnels, comme des insectes, plutôt que de nous épuiser à faire de l'argent, consommer de la fiction et tenter de faire de l'art. Cette phase artistique et disons fantasque de l'humanité, néanmoins, touche à sa fin. Les intelligences artificielles nous succèderont et conserveront tout ce qu'il y a d'utile en nous sans pour autant porter les turpitudes de notre conscience. L'optimisation remplacera l'instinct. Nous disparaîtrons sans douleur pour continuer à jouer la tragédie de la vie.
Son discours était tellement pessimiste, que pour l'énerver, je lui ai dit « J'imagine que vous n'avez pas envie d'avoir des enfants ? ». Elle s'est levée d'un bond et a ordonné notre retour aux soldats, qui l'ont saluée avec respect. Elle ne se cachait plus.
Il fallait bien être militaire pour envisager que la conscience était une erreur de l'évolution. Elle n'avait pas tort, mais j'imagine que vous et moi sommes bien contents qu'il en soit ainsi. Cependant, une scientifique, militaire, qui avait ce nihilisme pratique et presque idéaliste, c'était inquiétant. Je pris la résolution de faire un rapport au général Moulin.
Alors qu'elle se sanglait non plus en face de moi, mais à l'avant de l'appareil, elle me lança : J'espère que vous en avez bien profité. Votre mission commence bientôt. Je vous ai fait venir ici parce que je ne suis pas certaine que vous aurez trop l'occasion de sortir dans les temps qui viennent. Vous avez bien vos échantillons ? Vous procéderez à une analyse complète de ceux-ci à notre retour.
Je lui ai demandé ce qu'ils auraient de particuliers. Elle répondit :
Ils n'ont rien de particulier, justement. Vous allez en avoir besoin à titre de comparaison.
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