Les poèmes au langage voilé
J'étais en train d'imaginer un océan de peroxyde et ses interactions possibles avec des hématites quand ils sont venus me chercher pour le voyage à Darsa. 12h avaient déjà passé ? J'étais à deux doigts de leur dire de partir sans moi.
Un peu sous le choc, ils m'ont tiré de ma tente, j'ai été ébloui par le soleil, un peu effrayé par les fumées noires à l'horizon. Je n'ai pas eu le temps de regarder sur les côtés. J'étais dans un de ces gros hélicoptères porteurs avec deux hélices, sanglé dans un siège inconfortable, entouré de soldat 1 et de soldat 2 avec des mitrailleuses terrifiantes.
Et en face de moi, incroyable, un femme. Une civile. Aussi paumée que moi. Alors que l'hélico s'envole, je me présente, nom et profession. Elle semble soulagée. Elle, c'est Diane. Une biochimiste plus conventionnelle. Son truc à elle, c'est les insectes. Et franchement, au diable la confidentialité, on en savait tellement rien sur tout qu'on s'est tout dit. Elle avait eu le même parcours que moi : entretiens débiles, test des bananes chinoises, isolement dans la tente.
Combien étions-nous dans ce camp ? En fait, peut-être juste deux. Elle ne savait pas que j'avais initié le voyage pour Darsa. Elle l'avait appris et avait abondamment lu sur la région depuis.
Socotra est une terre de Magie et de Poésie, me dit-elle gravement alors que les pales d'hélicoptère hachent nos mots. Je pensais qu'elle voulait parler des arbres au sang de dragon, mais il n'en était rien : dans le guide qu'elle avait réussi à obtenir de la base, elle avait appris que les habitants pratiquaient des rituels de magie ancestrale incorporés aux rites plus traditionnels des grandes religions monothéistes. Et ce n'étaient pas des magiciens de seconde zone de toute évidence : selon les mots de Marco Polo lui-même, les habitants de l'île étaient les plus grands experts en enchantement du monde. Cela me fit sourire, deux scientifiques qui parlaient de magie.
Et pour la poésie, et bien l'île dispose de sa propre langue, le Soqotri, et d'une tradition millénaire de poésie fait partie de son identité culturelle. Diane m'a lu un poème intitulé « le Palmier merveilleux », qui était hydraté de lait de chèvre et qui était pollinisé à l'aube, et cela m'a fait sourire encore - la magie de la vie et de la biologie dans les poèmes. La poésie Soqotri, disait-elle, s'épanouissait dans un style unique appelé « le langage voilé » : les poèmes avaient deux sens : le premier, lu au premier degré, et le deuxième, caché, à nature sexuelle, belliqueuse, ou culturelle. Les non initiés, incapables de comprendre la poésie du langage voilé, étaient nommés les enfants de froid.
Diane me demandait si j'étais un « enfant de froid », mais je dodeline de la tête, ayant consacré mon temps de sommeil au travail. Je lui demande pardon, et je m'endors presque en une seconde.
Elle me réveille. Nous sommes posés et il fait vraiment très chaud. Les soldats sont sortis de l'engin pour repérer les lieux. Je m'excuse auprès de Diane d'avoir dormi, et elle me dit que j'ai parlé dans mon sommeil d'océans de peroxyde d'hydrogène. C'était peut-être le cas sur Mars, me dit-elle, on a trouvé des traces supérieures à la moyenne dans les relevés. Elle me parle ainsi de Mars, et sans savoir pourquoi je pense à Nirgal, un nom mésopotamien que j'ai vu dans mon traité mythologique. Tout se mélange dans ma tête. Les soldats nous appellent. Le peroxyde d'hydrogene est trop instable, rajoute-t-elle. Vous auriez une abondance d'oxygène dans votre atmosphère et vous ne tiendriez pas six minutes.
Le soleil m'éblouit, je pose les pieds sur une dune de sable. Au loin, l'Océan Indien, bleu intense comme cette forme polymorphe d'oxyde d'aluminium que les bijoutiers appellent saphir. Je regarde Diane. Elle est brillante. Elle est incollable sur Mars et la réduction d'un océan imaginaire en atmosphère. Une entomologue ? Je n'y crois pas du tout. Vous ne tiendriez pas six minutes, qu'elle m'a dit...Six minutes ? Pourquoi pas 5 minutes 57 ? C'est diablement précis comme nombre.
Elle me dit de monter sur une dune où se tiennent les soldats. Elle marche à grandes enjambées et se tient le cou droit comme une danseuse étoile. Je comprends. Elle a reçu une formation militaire. On est encore en train de me la faire à l'envers.
De la dune, je vois un magnifique arbre sang de dragon. Et un bosquet d'arbres concombres, très caractéristiques. Mais aussi quelques ruines. Comme nous avions six heures, nous avons déchargé le matériel à l'ombre des ruines avec l'aide des soldats. Les pierres de sable étaient poreuses et auraient pu s'écraser comme de la mousse si on s'était appuyés dessus. Darsa n'est qu'un gros banc de sable, abandonné depuis toujours, et habité par intermittence par quelques pirates somaliens et autres passeurs mafieux.
Diane a attiré mon attention sur une curieuse croix de grès noire, gravées de lettres anciennes. La croix a trois branches. Elle est fichée dans le sable, de biais. L'église nestorienne, me dit-elle. Les experts en rituels magiques selon Marco Polo. À la base de la croix se trouve une plaque encore plus ancienne, de granit. Diane la dépoussière : un homme barbu, ancien, vêtu d'une robe et portant dans chaque main un sceptre à tête de Lion.
Diane et moi échangeons un regard. Je viens de comprendre qu'elle est de mon coté. Son exposé sur mars et les six minutes, c'était un poème en langage voilé. Diane n'est pas la spécialiste des insectes qu'elle prétend être. Si elle était à mon niveau en biologie, je connaîtrais son nom et son visage. Je l'aurais vue en conférence. J'aurais lu ses articles. Si elle est inconnue, c'est que c'est une experte militaire en biochimies hypothétiques. Militaire. Voilà pourquoi elle sait tout ça, voilà pourquoi elle me connaît, et pourtant pourquoi je ne la connais pas. Elle veut me dire qu'il y a quelque chose ici, quelque chose d'important, qui justifie toute cette attente. Cette chose est tout prêt d'ici.
Ou alors est-ce que je suis en train de sombrer dans la paranoïa ? Les coïncidences étranges s'accumulaient et je me trouvais d'une lenteur extrême à faire les liens. D'une voix étranglée, j'ai montré à Diane l'homme aux deux sceptres. Diane, je vous présente le Roi du Soleil Couchant, Roi du monde des morts et ancien Dieu de la guerre. Je vous présente Nirgal, qui était aussi, pour les sumériens, la planète Mars.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top