L'île du bout du monde

Je crois qu'ils sont vraiment aussi cons qu'ils en ont l'air. Mes livres sont arrivés ce matin. Un énorme carton, porté par un militaire. Sans parler, avec un cutter, il a ouvert le carton et il m'a montré les éléments un par un, et je devais à chaque fois dire si oui, c'était ce que j'avais commandé.

Je n'ai pas fait attention à la liste. J'avais les yeux braqués sur l'étiquette du carton, qui donnait l'adresse de la base. Elle était située au Yémen. Ça valait bien le coup de faire autant de secrets...

Le militaire s'est ensuite assis sur une chaise et a regardé tous les livres un par un, page par page. Il ne les lisait pas. Je sais pas ce qu'il faisait. Dans d'autres circonstances j'aurais pu fulminer, mais je pensais au Yémen. C'est une zone de guerre, frappée par ses voisins à qui la France vend amplement des armes. La théorie de l'arme bactériologique se renforçait, avec un twist. J'allais devoir exposer à des meurtriers à quel point nos armes à nous pouvaient tuer des gens.

J'ai aussi pensé à l'île de Socotra. C'est une île sous protectorat du Yémen à la flore absolument unique, presque surréelle. Des arbres à corolles, exsudant une résine rouge qui porte le nom de sang de dragon. En tant que biologiste, biochimiste, je voulais visiter cette île.

Quand le militaire a terminé sa pseudo lecture, je lui ai dit : « J'aimerais aller à l'île de Socotra, pour prendre des échantillons. » Il m'a fait répéter « Socotra », l'a noté, m'a salué, et est parti.

Je n'avais pas le cœur à travailler et Emma (qui m'avait déjà probablement oublié) me manquait. J'ai donc commencé ma lecture de Gilgamesh. L'armée n'avait pas fait le travail à moitié car ce n'était simplement Gilgamesh, l'épopée d'une quarantaine de pages que m'avait vendue Emma, mais un véritable traité sur la mythologie et la culture babylonienne, le texte complet des douze tablettes amplement commentées par des experts. J'allais impressionner ma nouvelle collègue, c'était sûr.

J'ai commencé à lire le récit. En tant que biochimiste, j'ai été particulièrement touché par les nombreuses précisions de faune et de flore. Ici, il y a des montagnes couvertes de cèdres et des hommes-taureaux. Des algues qui rendent immortel. La mortalité de l'homme est mis en relation avec son besoin de dormir. Il y avait bien des choses fascinantes à dire sur la transversalité de ce mythe babylonien et de mes recherches.

Cela me rappelle un proverbe hébreux que j'affectionne particulièrement : « Partout où l'on peut poser les yeux, il y a à voir. » Sauf dans cette foutue tente, bien sûr. Toujours est-il que mon désintérêt de la fiction était probablement dû au fait que jusqu'à présent je n'avais pas l'ouverture d'esprit d'en comprendre la réalité.

Ma lecture a été interrompue par le responsable un peu vieux de la base qui m'avait commandé les livres. Il m'a demandé pourquoi je voulais y aller, je lui ai demandé son nom. C'était le général Moulin, un nom sorti du début du siècle dernier. Je lui ai expliqué le caractère unique de la faune de Socotra, et il m'a regardé, un regard qui tentait de voir à travers moi.

Il m'a dit : « Ce type d'expédition coûte 50 000 €. » Puis « On ne peut pas aller à Socotra, l'île est un territoire disputé. » Je n'ai pas réagi. Puis il a enfin dit « Mais on peut vous déposer à Darsa, une île inhabitée de l'Archipel. Vous y resterez 6 heures. Votre mission sera de procéder à des observations de la faune et de la collecte d'échantillons. On viendra vous chercher dans 12 heures. ». Il s'est levé, m'a salué, etc...

J'étais surpris, mais j'étais vraiment content. Cette expédition courte allait être passionnante.

Socotra allait de nouveau intervenir dans cette journée fatale. J'ai repris la lecture de Gilgamesh. Voici l'histoire - mal résumée, ne me jetez pas des pierres, je suis biologiste.

Gilgamesh est le roi d'Uruk, un roi plutôt injuste et égoïste. Ses sujets prient les dieux pour trouver une solution à ce règne pesant et à cette époque les dieux étaient plutôt à l'écoute puisqu'ils envoient donc Enki, une créature sauvage ressemblant à un homme pour rétablir la justice. Les deux se battent, et comme dans un film américain, deviennent meilleurs potes, ambiance amitié virile, et font les 400 coups. Évidemment, ça ne plaît pas aux dieux alors Enkidu meurt. Gilgamesh est triste et aussi réalise que la vie est courte et part dans une grande quête pour trouver l'immortalité.

Il arrive dans un lieu appelé « le jardin des dieux », situé supposément au « bout du monde ». Une note de bas de page, très prolixe, explique que ce « bout du monde » se situerait sur l'île de Bahrein...ou l'île de Socotra. Je sais que ce n'est qu'une coïncidence, mais l'isolement avait aiguisé ma paranoia. Alors donc, dans 12 heures, je serais là bas, au jardin des dieux, où se trouverait le secret de l'immortalité ?

Et ce n'était pas tout.

Je poursuis ma lecture. Ce jardin des dieux n'est pas ordinaire. Là, les arbres portent non pas des fruits, mais des pierres précieuses : hématites, lapis-lazulis, et même un mystérieux « œil de poisson de Dilmoun » qui serait une sorte de perle. Les gouttes de rosées n'étaient pas d'eau, mais d'agathe.

Le livre m'est tombé des mains. L'hématite est un oxyde de fer qui est habituellement noir, mais peut se trouver sous une forme rouge qui a donné son nom. Et les dragonniers de Socotra produisent des bulles de résine du même rouge sombre. L'île du bout du monde était Socotra, j'en étais sûr. Une île où les plantes étaient métalliques et le cycle de l'eau minéral ? C'est une légende, diront les archéologues. Et bien non. Il était temps qu'un spécialiste des biochimies hypothétiques lise Gilgamesh. J'ai tous mes instruments de travail. Cette île mythique peut exister.

Je vais vous le démontrer.

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