20 - Pluie

Plusieurs choses ont été remises en cause ces dernières heures.

Le cycle de l'eau semble être plus violent et long que je le pensais : la couche nuageuse a créé un effet de serre qui s'est entretenu sur tout l'océan. Le peroxyde emporté dans les airs se décomposait rapidement en eau, entraînant d'importantes précipitations. Je ne voyais plus l'océan à perte de vue : mais une infinité de nuages blancs dans toutes les directions. Je comprends sans mal que les anciens habitants d'ici se pensaient au jardin des dieux...

La situation est devenue plus préoccupante. La couche nuageuse monte en altitude. Elle est désormais à cent mètres sous le sommet. Je fais des vérifications d'étanchéité au cas où je sois balayé par les précipitations. Je vais bientôt être dans le brouillard.

Mise à jour. Je suis dans un brouillard humide. Je suis debout dans ma cabane étanche car j'ai entassé le maximum de matériel, ainsi que mes boutures. Il ne pleut pas encore, mais l'eau se concentre sur les parois et ruisselle. Dire que je craignais de manquer d'eau...il ne fait pas chaud. J'ai entendu un bruit déchirant, qui m'a secoué jusqu'aux tripes : le tonnerre. S'il y a une activité électrique ici, ça va être compliqué...les seules choses métalliques ici sont dans ma cabane.

Mise à jour. Je suis en pleine tempête. J'ai attaché ma cabane à une grosse tige avec un câble électrique, et je suis secoué dans tous les sens. Mon matériel est probablement cassé. Du genre, cassé, noyé. Tous mes livres ont été emportés quand j'ai ouvert la porte pour attacher la cabane. Ils doivent voler en ce moment sur l'océan. Le vent couche ma cabane sur le sol et moi-même je suis à plat ventre, les mains sur la tête, en attendant que ça passe.

Le temps est long. Parfois j'ai l'impression que la tempête diminue en puissance, mais elle reprend. C'est un cycle régulier, qui se coordonne à la prise d'altitude. Les nuages sont à 30 mètres au-dessus de moi. La pluie est si dense que j'ai l'impression d'être une cloche d'air sous l'océan.

Je pense à Siduri. Son métabolisme est lent. Pour elle, une fois toutes les heures, il y a un petit clignotement sombre, l'éclipse, et la douche froide de la pluie. Elle doit se dire qu'on prend bien soin d'elle. Elle s'est juste magnifiquement adaptée à notre monde. Elle vibre de bonheur, et ses neurones s'agitent, et ouvrent des portes vers d'autres mondes. Je n'aime pas la fiction, mais un romancier pourrait se poser des questions. Il y a un lien entre le fait d'utiliser un neurone et de se connecter à un autre monde.

Imaginons ces liens. Par exemple je sais que j'ai mis les clefs sur mon bureau. Où sont les clefs ? Je réfléchis, et je sais qu'elles sont sur mon bureau. Où et comment est stockée cette information ? Dans une combinaison de protéines ? C'est très mystérieux, pas vrai ? Et s'il n'y avait de stockage, s'il y avait simplement un apprentissage permettant de créer entre les neurones un champ électromagnétique ouvrant un lien spatial ou temporel, ou les deux, vers la chose dont on veut se souvenir ?

Existons-nous parce qu'un jour Siduri s'est souvenue de nous, ou nous a rêvé ? Est-ce que les mondes imaginés par les auteurs de fiction existent alors réellement quelque part et mènent leurs vies en autonomie ? Est-ce-que Siduri a été rếvée par une autre entité, nous a rêvé, et que nous imaginons ainsi d'autres mondes qui en imaginent d'autres...dans une chaîne sans fin ?

Les lois de la physique s'arrangent-elles pour aller au plus simple, car cela est un rangement mental plus facile ? Existe-t-il des plans de réalité mathématiques où flottent des concepts abstraits et pourtant tangibles ?

Et pourtant, plus prosaiquement, il pleut. Non. Les nuages ont pris encore de l'altitude. Il grele. Il pleut des glaçons gros comme le poignet. Je dois partir.

Mise à jour. Il pleut à nouveau des stalactites. Tout à l'heure, les grêlons énormes ont traversé ma cabane étanche, faisant d'énormes trous. J'ai arraché une partie métallique du générateur pour me protéger la tête, et j'ai couru sous les grosses racines de Siduri. J'ai glissé, je me suis pris des grêlons...j'ai très mal, je pense avoir une côte cassée.

Je suis à l'abri. Les nuages redescendent et le pire est passé. Les stalactites se transforment en traits d'eau qui redeviendront de la pluie. Mais pour mon matériel...je n'ai plus rien. C'est dur. J'ai mal. C'est dur. J'étais pas loin de pouvoir partir.

Mise à jour. Il pleut plus doucement. Les nuages sont encore hauts. La situation déjà pas brillante devient désespérée. La pluie a balayée la mousse brune dans sa quasi totalité. Le seul Melam qui reste doit être noyé sous mon reste de tente plastique. Je n'ai plus rien.

Les murs de la cuvette sont bien dégagés désormais. Des kilomètres d'écriture cunéiforme. Je sais ce que racontent ces écritures. Ces mots sont comme ceux que je dis dans ce dictaphone : il raconte la bataille cruelle de la survie dans ce monde ingrat, dans ce monde impossible. J'erre dans les débris.

Sur un coin de mur, je vois les reliefs d'une histoire familière : les dieux irradiant de Melam informent un homme que le monde sera recouvert d'eau. Il va devoir construire une arche...L'arche de Noé, qui une fois encore était dans Gilgamesh, sur une tablette gravée en - 2500.

Je regarde le ciel sombre, les traits d'eau tombent vers moi comme des lances. Chers dieux, je ne peux pas construire d'Arche, je n'ai plus rien, pas même une hache pour couper un tronc. Je n'ai plus de nourriture, plus d'appareil, et bientôt plus de melam, donc un problème même pour respirer.

Je n'ai pas le choix. J'abandonne le projet « Bouteille à la mer ». Je vais devoir stimuler Siduri avec de l'acide et des electrochocs pour m'enfuir d'ici et rentrer chez moi. Même si cela va certainement la tuer.

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