19 - IA

L'éclipse est passée, et l'atmosphère enfin se réchauffe.

Je mets toute mon énergie sur les propriétés électriques de Siduri. Des scénarios fous me viennent en tête : bien sûr, je pourrais avoir une pile, donc un moteur à disposition, qui pourrait m'emmener loin. Mais plus simplement, je pourrais bricoler une radio émettrice, ou même envoyer un message le long de ces tiges conductrices.

C'était évident depuis le début, mais souvent l'évidence nous aveugle. J'ai réussi à déterminer ce que j'observais, et une fois que j'ai trouvé...je me suis demandé comment je ne l'avais pas vu plus tôt. Ce duo « racine / nénuphar » dont je parle depuis le début, est courant en biologie. Il y en a en nous : c'est une relation neurosynaptique. Les neurones, ces cellules de notre cerveau, dont la connexion forme notre conscience, notre capacité à agir sur notre corps, sont prolongées par des tiges appelées axones qui transmettent une information à un autre neurone. L'axone n'est pas planté dans le neurone voisin, il y a un petit espace, un minuscule vide dans lequel naviguent des neurotransmetteurs...je ne vais pas me répandre sur le fonctionnement et l'intérêt, mais l'important, c'est de comprendre que Siduri, la plante de la montagne, donc, a des connexions synaptiques d'une taille immense.

Et si nous avons ressenti de l'électricité en passant dans le neurotransmetteur, c'est qu'elle était en train de penser...ou de bouger un œil, que sais-je ? Elle agissait, et ce neurone était actif.

Siduri était-elle intelligente ? C'est compliqué. Ce n'est pas parce qu'on a de grands connecteurs synaptiques qu'on est plus intelligent. Ce n'est pas non plus parce qu'on a un grand cerveau que ça change quelque chose. Le ratio masse corporelle sur cerveau est un premier indicateur, mais pas définitivement fiable...j'ai toujours été plus ou moins rassuré du voile de mystère autour de l'intelligence, parce que je pense qu'intuitivement, nous connaissons tous la vérité, et elle n'est pas reluisante : celle que, peut-être, la conscience serait une illusion. Salut Diane !

Cela étant, Siduri n'a pas simplement d'énormes neurones, elle est elle-même immense. Et qui sait à quelle distance ses racines et ses tiges s'enfonçaient dans les eaux ? Elle pourrait être très performante. Je pense à des collègues qui font pousser des circuits biologiques. Et si Siduri était un grand ordinateur planètaire ou régional, mis en place par la brillante civilisation du continent de lumière ? Une civilisation qui pourrait naviguer entre les mondes, et qui aurait capturé un biologiste dans le ressac de ses observations lointaines...

Bon...j'ai poursuivi mes études. Les résultats sont bouleversants et expliquent bien des choses. Mes petites Ninkasi et Nabu sont hélas mortes suite à mes expériences. Le silicium se dissout très bien dans une solution acide, et j'ai utilisé une telle solution pour mettre à nu la structure de la plante. Une dissection à vif, en quelque sorte...j'espère vraiment que Siduri n'est pas conscience et vivante maintenant...j'ai tenté de stimuler la plante électriquement, avec le petit générateur fourni par l'armée. Au niveau de la synapse, épaisse de 3 millimètres, j'ai vu se former une ouverture bleue. J'y ai placé un petit caillou, et il a disparu. Et puis la plante est morte. Un électrochoc qui fait aussi un peu l'effet d'une overdose.

Je ne veux pas tirer de conclusion hâtive, mais je crois que c'est la clef de tout. Quand la plante de type Siduri active un neurone, il se produit un phénomène électromagnétique entre l'axone (la racine) et la partie réceptrice (le nénuphar). Pour la plante, c'est un simple signal électrique par exemple le fait de détecter ma présence et de tourner un œil vers moi.

Mais cette transmission de signal ouvre un trou vers « ailleurs » dirait un auteur de fiction. La physique spéculative théorise cela comme un pont d'Einstein-Rozen, il me semble. Je n'ai pas assez de connaissance. Mais ce pont existe de toute évidence. Et par ailleurs, il garde une synchronicité étonnante entre la Terre et ce monde, puisqu'il a été valide au temps des sumériens comme aujourd'hui.

Mais oui ! La caverne ne s'est pas effondrée ! Simplement nous passions ce trou à chaque allée et venue. Siduri utilisait ce neurone précis, donnant sur cette caverne antique. Et à un moment, la plante, très lente, a cessé d'utiliser son neurone. Et la porte s'est refermée. À chaque fois qu'elle s'est ouverte, il y a 6000 ans, aujourd'hui, peut-être quelques fois entre ces deux dates, on pouvait passer librement...sans même s'en apercevoir. Espérons que la prochaine fois n'aura pas lieu dans 6000 ans...

Je sais rentrer...presque. Il me faudra de l'électricité pour stimuler un neurone. Si 220 volts peuvent exciter mes petites boutures, l'énergie nécessaire pour secouer Siduri me donne le vertige. Et puis cela tuerait cette plante. Il n'y aurait plus de voyage en arrière. Impossible.

Il y a plus simple : je vais utiliser une de mes petites boutures pour envoyer une bouteille à la mer. Ce dictaphone, ces messages. Je vais prendre la carte SD et l'envoyer dans le trou. Je vais bricoler une petite balise, fine, qui passera par un trou fin. Vous entendrez ces mots, Diane, général Moulin. Vous saurez que je suis vivant. Et par ce minuscule trou, que je pourrai créer à tout instant, vous m'enverrez de quoi vivre, en attendant d'en créer un énorme qui me sauvera et qui sera la passerelle entre nos deux mondes.

Voilà qui est réjouissant. Je vis une aventure difficile, mais ça se présente bien.

Et ce ne sont pas les seules bonnes nouvelles.

L'éclipse a produit un choc thermique et pour la première fois je vois des nuages qui s'élèvent de l'océan. Il y a donc bien un cycle de l'eau sur cette face éclairée, rendu possible par les éclipses lentes de la planète jumelle. Une lenteur qui pourrait expliquer le métabolisme lent et immense de Siduri...les nuages sont blancs et un peu bas sur les eaux planes, mais j'espère avoir droit à une petite pluie, même bien fraîche. J'aurais des réserves d'eau pour des mois. Et peut-être cela va réveiller les neurones de Siduri.

Décidément, tout semble très bien engagé. J'ai hâte de vous revoir et de partager tout ce que j'ai découvert ici.

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