J'ai bricolé un masque qui tient un peu du casque d'astronaute des romans jeunesse. Il a une petite entrée pour l'air riche en oxygène, et une grosse réserve de bactéries sur toute la surface interne. Ça s'équilibre plus ou moins, mais j'ai fait des tests et c'est plutôt prometteur.

Quand je déplace les bactéries, elles deviennent instables et meurent en quelques heures. Mais quelques heures, c'est tout ce qu'il me faut pour en savoir plus.

Je n'ai pas réussi à créer une lumière chimique qui ne serait pas dangereuse avec les moyens du bord, honte sur moi ! J'ai du mal à me concentrer : même dans mes brefs moments de repos, je rêve de pression d'oxygène. À la place de la lumière, j'utilise une longue prise de courant que j'ai coupée en segments de 10 mètres. Ce sera un fil d'ariane en pointillés pour baliser les intersections souterraines.

J'ai aussi bricolé un sac à dos pour mes échantillons. Évidemment, l'idéal ce serait de trouver une route qui me ramènerait au désert et à la base, mais j'ai pu survivre jusqu'à présent en comprenant et maîtrisant cet environnement étrange. Militaire, archéologue, médecin, roi d'Uruk, ils seraient tous morts. Seul un biochimiste pourra tenir encore quelques jours, le temps de trouver une route. Il y a une route, j'en suis sûr.

Voici mes rapports d'expéditions successives.

Expédition 2 : établissement d'une route balisée et test du trajet. L'expédition est un succès. Je connais bien la route, même dans le noir. Les fils d'Ariane sont parfaitement fixés. Le casque de bactérie sauveuse fonctionne sans désagrément pendant au moins une heure. Messieurs dans la salle de contrôle, vous pouvez tous vous lever et applaudir.

Expédition 3 : observations visuelles formelles de l'environnement à la sortie du tunnel. Le tunnel émerge depuis une paroi de roche qui constitue la base d'un massif fortement incliné de roches siliceuses. Le terrain plat est constitué de sable, un autre mot pour parler du silicium. Le sable, telle une plage indonésienne merveilleuse, donne accès à un océan ou, plus probable, une mer intérieure. En effet, les roches ne sont pas marquées par les marées. Merci de prendre note qu'après toutes ces aventures, j'aimerais aller sur une vraie plage indonésienne, et boire des pina colada et ne plus jamais faire d'expédition de toute ma vie. Sinon. Pas de trace de vie humaine ou animale. Pas d'insecte. Le seul organisme vivant est un végétal de couleur violette, identifiée comme plante silicium 1. Ce végétal existe sous la forme d'une tige dotée de feuilles en forme de plumes. La taille varie de la petite pousse de la taille d'un ongle à un gros tronc de 5 mètres de circonférence, grimpant sur la roche comme un lierre géant. Étant donnée sa composition, il y a peut-être, certainement même, des échanges chimiques entre la roche et la plante. Pas d'intérêt immédiat. Le massif rocheux, abrupt, est probablement jeune. Il est élevé, je dirais 3000 à 5000 mètres. Il se distingue par un sommet très lumineux. Hypothèse probable : de la réflection lumineuse due à la glace. L'ascension ne me semble pas impossible, car de nombreuses strates forment des chemins plats sur sa circonférence. Il est tout à fait envisageable de le contourner. C'est une hypothèse à confirmer et qui pourrait être ma voie de sortie.

Expédition 4 : observations et prélèvements sur l'océan. Pas de faune et de flore visible. L'eau est constituée de peroxyde d'hydrogène, connue aussi sous le nom d'eau oxygénée. Le peroxyde est assez instable et se décompose en eau simple pour une proportion de 60% d'eau et 40% d'eau oxygénée. Je sais, c'est ce dont m'avait parlé Diane et ce que j'avais anticipé pour le Jardin des Dieux, mais je déclare que c'est une coïncidence et il en restera ainsi jusqu'à ce que ma survie soit certaine. Le peroxyde d'hydrogène explique sans surprise la densité en oxygène de l'atmosphère. Il est possible qu'il en soit ainsi sur une distance considérable. Je ne suis plus sur la terre, j'en suis certain. Le chronomètre de qualité militaire que l'on m'a confié indique minuit dix au moment des prélèvements et je vous confirme que le soleil était bien haut. De même, j'ai fait des observations pendant 48 heures à 4 heures d'intervalle chacune. Le soleil était toujours haut dans le ciel. Je suis loin, dans l'espace et le temps. J'aimerais m'émerveiller, mais j'ai d'autres problèmes.

Sur ma checklist, par ordre de priorité :

Sécuriser une zone respirable sans danger

Trouver une façon fiable d'obtenir de l'eau et des vivres. Il me reste une semaine et demie, deux si je fais attention

Comprendre comment je suis arrivé ici, et trouver un chemin de retour.

Si toutefois j'échoue à l'une de ces étapes, il faudra que je rassemble un maximum d'informations pour aider la malheureuse personne qui viendra un jour ici, comme moi, par accident. Si vous écoutez ce message parce que j'ai échoué...et bien...faites comme moi, tentez de comprendre. Nous sommes ainsi nous autres scientifiques : nous collectons des données pendant le petit temps de vie qui nous est octroyé, pour nous hisser plus haut dans la compréhension du monde. Même si ce temps de vie est de 3 semaines pour les pauvres cloches dans mon genre.

À l'heure actuelle mes allers et retours vers la surface polluent l'atmosphère de ma caverne. Je dors sur un lit de bactéries sauveuses pour ne pas m'empoisonner dans mon repos. Cette situation n'est pas pérenne. Je ne perds rien à explorer et à trouver, peut-être en hauteur, un lieu sans risque. Après tout, l'oxygène est lourd, dense, peut-être que cette couche mortelle d'oxygène, qui s'infiltre ici, n'existe plus à 5 mètres de hauteur. Peut-être, idiot que je suis, je reste confiné dans le pire endroit de ce foutu monde.

Il y a une route, je veux le croire, une route qui me mènera plus haut, dans un endroit sûr. De là, je regarderai ce monde et je le conquerrai, non pas comme les généraux d'autrefois ou le roi d'Uruk, mais comme un ami, en l'écoutant, en l'observant, en le comprenant, et comprenant où se trouve, derrière son hostilité permanente, sa générosité. La vie s'accroche, coûte que coûte, et je suis encore vivant.