Il n'avait jamais cherché à être le meneur de ce groupe de rebelles. Ça s'était fait naturellement dans les jours qui avaient suivi son arrivée dans l'école. Il venait seulement d'emménager en ville et ne connaissait personne. Avec ses vêtements sombres et son attitude agressive, il avait parfois l'allure d'un démon. Ses habits étaient largement inspirés du style ancien de Mawiren, style qu'il renforçait avec les piercings à ses oreilles. Ses cheveux lisses et bruns lui donnaient un air dégoûté de la vie en permanence. Aussi, ses yeux étaient noirs. Beaucoup diraient même qu'ils étaient "aussi noirs que son âme". Ce n'était vraiment pas le genre à se faire des amis. Et pourtant, il était à la tête d'un groupe d'élèves turbulents qui faisaient vivre un enfer à leur entourage.

À son arrivée, le groupe existait déjà mais il était désordonné. Les garçons se battaient souvent entre eux avant de se souvenir qu'ils étaient meilleurs que les autres – même si c'était faux. Ils passaient donc leur temps libre à insulter et rabaisser les plus faibles. Et quand Kyle était arrivé et avait intégré leur groupe, ils lui avaient présenté leur victime favorite, Hélène. Ils l'appelaient la moche, la grosse, la moins-que-rien, la balance – bien qu'elle n'ait jamais dénoncé quiconque –, la chouchoute des profs, l'intello, la salope, quatre-yeux – ils avaient vu ça dans un dessin-animé pour enfants –, la binocle, la débile – pour eux, être débile et intello à la fois n'était pas incompatible –, après ça, ils n'avaient pas beaucoup plus de vocabulaire ni d'inspiration. Quoiqu'il en soit, Kyle s'était bêtement laissé prendre au jeu, surtout pour s'assurer d'être accepté dans le groupe. Il alla même jusqu'à la traîter de "Sitchouta", la pire insulte que l'on puisse faire, alors qu'il ne connaissait même pas encore son nom.

[NdA : Afin que chacun sache à quel point le mot "Sitchouta" est insultant, il est bon de rappeler qu'il vient du mot "Vetchou", utilisé lorsque, de colère furieuse, on maudit quelqu'un pour l'éternité. Ainsi, "Sitchouta" désigne une personne qui est sûrement maudite, au vue de son aspect physique hideux, sa méconnaissance, etc, et par conséquent, une telle personne ne devrait tout simplement pas exister.]

En résumé, en osant sortir la pire insulte au monde, Kyle était devenu le chef de la bande. Tout simplement. Au début, cette position le dérangeait mais finalement, peu à peu, il se sentait légitime d'occuper ce trône – de roi des crétins, comme Hélène l'appelait.

Après de nombreux mois et même plusieurs années à se comporter comme le pire des goujats, Kyle était devenu un vrai monstre. Surtout quand il se trouvait face à Hélène. Lui-même ne pouvait pas se l'expliquer. Dès qu'il la voyait, il sentait son sang bouillir et il avait une irrépressible envie de... Tout détruire. Il n'était pourtant jamais allé au point de la frapper réellement. L'empoigner avec force, oui. Mais pas de coups donnés. Et pourtant, il en avait tabassé des gens plus faibles que lui. Il en avait brisé des os, cassé des nez... Mais Hélène, c'était juste "la fille qui ne devrait pas exister".

— Hé Kyle ! Ça te dit de passer chez moi ce soir ? Je suis seule à la maison...

— ... Non.

L'intéressé avait répondu d'une voix glaciale. Katiana avait interrompu ses pensées alors qu'il mangeait tranquillement, sans écouter la conversation. Bien sûr, l'invitation de Kati était pleine de sous-entendu. Bien sûr, ils avaient déjà passé quelques heures, agréables, ensemble. Mais ce n'était pas une raison pour recommencer. La jeune femme était déçue mais elle n'insista pas. Elle le connaissait suffisamment pour savoir qu'elle ne l'intéressait plus. Elle se disait qu'elle était peut-être trop grosse pour lui plaire. Elle allait devoir trouver un nouveau régime efficace.

Bien qu'insolent et imbuvable, Kyle était très demandé par la gente féminine. Apparemment, cette attitude de mauvais garçon qui n'aime personne provoquait une attraction irrésistible. L'idée, peut-être, de flirter avec le danger et l'interdit ? Malgré tout, le jeune homme était loin d'être laid. On pouvait même dire qu'il était carrément canon. Certains de ses camarades pensaient que c'était parce qu'il était plus âgé. Mais il n'était pas plus vieux que d'un an, même lui trouvait que c'était ridicule. Il disait seulement qu'il avait eu de la chance de "naître comme ça". Même si, au fond de lui, il savait que c'était faux.

— Kyle ? C'est qui la fille, là, à côté de la moche ? On l'a jamais vue.

— C'est sa pote, la nouvelle...

— Sa pote ? Tu t'fous d'ma gueule, mec ? Elle est beaucoup trop bonne !

— Nan, c'est sérieux. Elle est insupportable, de toute façon...

— Elle est dans ta classe ?

— Ouais... Elle est comme Léo, ou peut-être pire.

— Sérieux, mec ? T'as aussi Léo dans ta classe ? Ha ha ha !

— Ouais... J'vais m'pendre avant la fin de l'année avec cette classe de gros nazes...

— Attends... La moche aussi est...

— Ouais...

— Oh merde, j'suis désolé...

Laurenz compatissait sincèrement avec son ami. Être dans la classe de la nouvelle hyper canon, ça aurait été un rêve pour lui. Mais avec cette fille et son air dépressif à mourir... Sans parler de Léo, le gai luron insupportable !

***

— Kaylie...

— Hélèèèène ?

— Tu me dis ce que tu fais ici, maintenant ?

— Je mange avec ma super meilleure amie, bien sûr !

— Kaylie...

— Quoi ? Je voulais juste passer du temps avec toi...

— Mais je croyais que tu partais étudier sur les côtes de Mawiren ?

— Oui... L'année prochaine ! Cette année, je voulais la passer avec toi. J'ai pensé que c'était dur pour toi d'être... Seule... Et... A-Avec les examens de fin d'année... Je... J'avais peur que tu abandonnes...

— Mais Kaylie... Tu... Tu devrais penser à toi, d'abord...

— Je... Je vais bien. Je t'assure ! Et puis... Comme ça, on peut être là l'une pour l'autre, non ?

— Mais on était déjà là l'une pour l'autre !

— M-Mais avec la distance...

— C'est pas pareil. Je sais. Pourquoi tu m'as rien dit ? Pourquoi tu m'as pas dit que tu venais ici ?

— Je voulais te faire la surprise ! Alors, surprise ?

— ... Carrément, oui. Je crois... Que tu as bien fait de venir.

— Ah oui ? Je te manquais à ce point ?

— ... Oui. Ça me fait vraiment plaisir de te voir.

— Oh... Hélène...

La blonde se leva et alla enlacer son amie. Elle était touchée. Elle qui avait souvent tendance à se sentir si fragile, Hélène lui donnait la force d'avancer, même si celle-ci l'ignorait. La brune lui rendit son étreinte. Elle avait oublié à quel point son amie lui était précieuse. Elle avait oublié à quel point elle avait besoin d'elle. Ou plutôt qu'oublié, elle l'avait nié. Elle avait cru pouvoir s'en sortir toute seule. Mais à deux, les épreuves les plus dures sont surmontables.

L'après-midi commença et ce fut comme si ce jour n'avait rien de particulier. C'était la rentrée et pourtant, tout le monde avait l'impression d'avoir retrouvé un rythme ordinaire. Comme Kaylie ne lâcha pas Hélène d'une semelle, Kyle n'osa pas s'en approcher. Ou peut-être était-ce pour une autre raison ? Il se sentait bizarrement nostalgique depuis qu'il avait laissé son esprit vagabonder jusqu'aux souvenirs de son arrivée et de sa première rencontre avec Hélène. En voyant cette blonde sourire comme ça, auprès d'elle, il lui semblait que quelque chose lui échappait. Il était peut-être temps de se remettre en question ?