CHAOTIQUE

Assise, je constate que tout le monde est déjà présent et confortablement installé. Tous les regards se posent alors sur moi, ce qui me rend fébrile et mal à l'aise. Mes poings se serrent instinctivement sous la table. Je ferme les yeux une demi-seconde et inspire profondément avant d'expirer péniblement. Je rassemble tout mon courage afin de supporter cette soirée, espérant y survivre.

Comme si le destin se jouait de moi, je me trouve en face de Lorenzo. Celui qui n'a de cesse de s'opposer à moi et de contrecarrer mes plans. À sa droite se trouvent sa fiancée Amanda, puis Jessica et Mary. En bout de table, sur ma gauche, j'aperçois William, visiblement soucieux. À ses côtés, Christopher, laissant deux sièges vides entre nous.

Je baisse la tête, refusant d'affronter leurs regards qui commencent déjà à me peser, mais bien sûr, le sort continue de s'acharner contre moi lorsque Mary prend la parole.

— Pourquoi es-tu dans un tel état ? demande-t-elle sèchement. Ne pouvais-tu pas faire un effort pour ce premier repas ?

Ses mots me frappent comme une gifle. Mes poings se resserrent davantage sous la table, et je sens une bouffée de colère monter. Je la maudis intérieurement, mais il faut que je garde le contrôle. Je relève lentement la tête, un sourire forcé sur les lèvres.

— N'avez-vous pas entendu les nouvelles ? Une manifestation a dégénéré près de mon lieu de travail. Je me suis retrouvée coincée à l'intérieur.

William, surpris, fronce les sourcils.

— De quoi parles-tu ? Rosita, allumez la télévision. Mettez la chaîne d'information.

Rosita s'exécute rapidement. Tout le monde tourne la tête vers l'écran, sauf moi. Je fixe obstinément mon assiette. Les cris, les pleurs, les coups de feu retentissent à travers les enceintes, chaque son me ramenant brutalement à cette journée cauchemardesque. Je lutte pour rester impassible, mais je sens une oppression grandir dans ma poitrine.

Soudain, un flash info interrompt le reportage.

« Nous venons de recevoir de nouvelles informations concernant la manifestation qui a dégénéré cet après-midi. Une nouvelle victime est à déplorer. Il s'agit de Joseph Clifford, employé d'une librairie située à proximité. Selon les premiers témoignages, il aurait été attaqué par trois hommes avant d'être transporté à l'hôpital, où il a succombé à ses blessures. Ses agresseurs sont toujours en fuite. »

Mon sang se glace. Mes poings, déjà crispés, se referment à en marquer mes paumes. Je lutte désespérément pour empêcher mes larmes de couler. Jessica brise alors le silence, inconsciente de la tempête en moi.

— Joseph ? répète-t-elle. Ce n'est pas ton ami ? Celui que tu essayais de joindre ? Tu m'as dit qu'il allait bien...

Ses mots résonnent comme un coup de tonnerre. Je tourne lentement la tête vers elle, les mâchoires serrées, maudissant son insatiable curiosité. Pourquoi fallait-il qu'elle mette les pieds dans le plat ?

William, à son tour, m'interpelle, son regard lourd de suspicion.

— Valentina ? Est-ce de lui qu'ils parlent ?

Il me faut un moment pour répondre. Mes mains tremblent légèrement alors que je m'efforce de reprendre le contrôle. Je finis par relever la tête, affichant un sourire maladroit, et réponds d'un ton froid :

— Ce n'était qu'un collègue de travail. Nous n'étions pas amis. Je n'ai jamais eu d'amis. Vous le savez bien.

Amanda ne tarde pas à enfoncer le couteau dans la plaie.

— Pas étonnant. Il suffit de te regarder pour comprendre pourquoi.

— Amanda ! intervient William, visiblement agacé.

— Pourquoi devrais-je prendre des gants avec elle ? poursuit-elle, implacable. Tout le monde pense la même chose : elle n'est qu'une étrangère ici. Une intruse.

Jessica riposte aussitôt, les yeux flamboyants :

— Parle pour toi. Ta jalousie te rend pathétique.

Amanda, piquée au vif, répond avec venin.

— Jalousie ? Mais de quoi serais-je jalouse ? Regarde-la ! Elle n'est qu'une fille insignifiante et laide.

Christopher frappe violemment la table, mettant fin à l'échange.

— Ça suffit ! Ne peut-on pas passer un repas dans le calme ?

William, tentant de calmer les tensions, se tourne vers moi.

— Valentina, comment t'es-tu blessée ?

Je prends une profonde inspiration avant de répondre.

— Tout s'est passé très vite. Il y avait de la fumée, des cris... Puis un inconnu m'a attrapée et nous avons fui.

Je jette un bref regard à Lorenzo en prononçant ces mots, lorsque William poursuit.

— Saurais-tu reconnaître cet individu ? demande-t-il calmement. J'aimerais pouvoir le remercier.

— Comme je viens de vous le dire, il y avait beaucoup trop de fumée, et puis, il portait un masque, réponds-je lorsque je refixe Lorenzo avant de poursuivre. En toute franchise, je ne suis pas certaine que cet... étranger, souhaite être reconnu, ni même être retrouvé, poursuis-je en insistant bien sur le mot étranger.

Mon regard est bref, mes paroles concises. En apercevant l'étonnement dans le regard de Lorenzo, il comprend parfaitement qu'il est celui qui m'a sorti de ce bourbier. Alors, je détourne aussitôt mon regard et replonge mes yeux sur mon assiette.

Le silence règne durant un court instant avant que nos premiers plats nous soient servis. Je contemple le contenu de mon assiette, et bien que l'odeur soit alléchante, je n'ai pas faim. Comment pourrais-je manger après la journée que je viens d'avoir ? Comment pourrais-je faire face à Joseph lorsque je lui ai cruellement manqué de respect ? Je me sens si coupable que m'interdire de manger est personnellement une punition que je trouve normale et bien méritée. Même si elle n'est pas à la hauteur des paroles blessantes que j'ai pu avoir envers mon ami décédé.

Tandis que tout le monde discute de banalités tout en dégustant leurs mets, j'écoute, j'observe, mais ne participe pas. Seul Christopher semble se soucier de moi.

— Pourquoi tu ne manges pas ? demande-t-il. Tu n'aimes pas ça.

— Veuillez m'excuser, je n'ai pas faim, osé-je dire alors que je sens le regard désapprobateur de Mary posé sur moi.

— Ne te force pas, continue Christopher, un sourire bienveillant sur les lèvres. Ce ne sera pas perdu.

— Voilà qu'elle fait des manières, balance inopinément Amanda, toujours sur ce même ton dédaigneux. Nous ne sommes pas assez bien pour toi ? crache-t-elle comme on crache son venin.

— Arrête de l'agresser, poursuit Lorenzo, pensant bêtement qu'il me vient en aide. Nous ne faisons pas partie du même monde. Qu'elle se contente des restes, lâche-t-il sur un ton volontairement cassant.

La tête toujours baissée, m'excusant constamment de leur imposer ma présence, je ne dis rien. Une fois de plus, je dois prendre sur moi et encaisser, inspirant puis expirant profondément. Je relève ensuite mon visage et interpelle William.

— Monsieur Anderson, puis-je prendre congé ? demandé-je mes poings légèrement serrés.

— Bien sûr, mais avant de quitter la table, j'aimerais dire une chose importante, alors reste s'il te plaît, ça te concerne aussi.

J'acquiesce d'un signe de la tête, me rassois et écoute ce qu'il a à dire, lorsqu'il reprend la parole.

— Vous savez que demain a lieu le gala de bienfaisance de la société. Je compte sur votre présence à tous, continue-t-il alors que j'attrape mon verre d'eau pour en boire une gorgée. Valentina, je compte également sur ta présence.

En entendant ça, je manque de m'étouffer avec mon eau. Je repose ensuite mon verre devant mon assiette et observe William, ne comprenant pas ce qu'il fait, ni même ce qu'il attend réellement de moi.

Je regarde tour à tour les convives, qui, mis à part Jessica et Christopher, semblent énervés par cette annonce soudaine. Il faut vite que je désamorce la situation avant qu'elle ne dégénère.

— J'ai eu tort, lâché-je subitement pendant que je me lève tout en fixant William. Je pensais avoir été claire avec vous. Pourtant, vous continuez d'avoir ce même comportement à mon égard. Monsieur Anderson, au risque de me répéter, je vais vous le redire une dernière fois. Je ne suis pas votre fille et je ne ferais jamais partie de votre famille.

— Enfin une chose sur laquelle nous sommes finalement d'accord, affirme Amanda, me complaisant comme la garce qu'elle est, les bras croisés contre sa poitrine, le regard méprisant.

— Pourquoi ne viendrais-tu pas ? demande alors Jessica. Enfin, habiter avec nous, c'est comme si tu faisais partie de la famille. Pas vrai ?

— Au risque de vous décevoir, réponds-je, ce n'est pas le cas et même si chacun fait des efforts, c'est quelque chose qui n'arrivera jamais. Je suis seulement de passage ici. Comprenez le bien.

— Elle a raison, surenchérit Lorenzo sur un ton nonchalant. Elle est comme le vent. Un jour, elle est là, et le lendemain, pfff, elle disparaît, poursuit-il sur le même ton que sa fiancée. En une seconde, elle peut se volatiliser, conclut-il tandis qu'il mime ses paroles, mettant ses doigts devant ses lèvres, soufflant dessus avant de les éloigner tout en les faisant onduler d'un geste moqueur.

Je décide de ne lui prêter aucune attention malgré le fait qu'il ait entièrement raison, sachant dorénavant qu'il connaît mon secret quant au besoin d'en finir avec la vie. Pourtant, bizarrement, ses paroles m'atteignent, ce que je ne comprends pas. Néanmoins, je décide de poursuivre, reportant mon regard sur l'aîné.

— Monsieur Anderson. J'ai été stupide d'écouter vos paroles et de vous suivre. Je ne vous imposerai pas ma présence plus longtemps. Je vais faire ma valise, dis-je en lui tournant le dos et commençant à partir.

— Que crois-tu faire ? demande William, sur un ton plus dur que d'habitude, ce qui m'arrête dans mon élan.

Le dos toujours tourné à mes hôtes, j'attends qu'il poursuive, même si l'humiliation qu'il va m'infliger en fera rire plus d'un.

— Tu n'as nulle part où aller, n'ai-je pas raison ? confirme-t-il lorsque je hausse les épaules, dans mon je-m'en-foutisme naturel.

— Je trouverai bien quelque chose. N'est-ce pas ce que j'ai toujours fait avant d'atterrir ici ?

— Quand bien même. Tu es et resteras toujours cette orpheline. Ta mère et ton frère sont morts, crache-t-il alors que mon corps se raidit instantanément en entendant ses dures paroles à l'énonciation de ma famille. Quant à ton père, il ne s'est jamais soucié de toi.

— Papa ! hausse Jessica qui doit probablement juger que le comportement de son père va trop loin.

— Tu penses sincèrement qu'il ignore que tu as survécu à cet incendie ?

Ses mots viennent me heurter en plein cœur. Pourquoi balance-t-il une vérité que lui seul et moi connaissons ? Qui plus est, devant toute sa famille ?

— Il est au courant, pourtant, il se fiche parfaitement de toi, poursuit-il, sans se soucier de ce que je peux ressentir en ce moment face à sa cruauté naissante. Pour lui, tu n'as toujours été qu'un poids dont il fallait se débarrasser, commence-t-il à hausser alors que je distingue de la colère mélangée à de l'amertume dans le son de sa voix. Es-tu si naïve au point de croire qu'il a pleuré ta mère et ton frère ? Qu'il ait pu vouloir te rechercher ? Réveille-toi, Valentina ! Ton père t'a abandonné et il ne reviendra pas. Jamais ! crie-t-il subitement tout en tapant du poing sur la table. Tu n'es rien d'autre qu'un fardeau, alors certes, je ne suis pas ton père, mais jusqu'à présent, je suis le seul qui me suis réellement soucié de toi. Sans moi, tu n'es rien.

— Je ne vous ai jamais rien demandé ! dis-je, les poings serrés, tandis que ma voix se brise par des larmes que je ne peux retenir, le dos toujours tourné. Au contraire. J'ai passé ma vie à vous fuir. Je vous déteste, vous et tout ce que vous représentez. Alors oui, je ne suis probablement rien sans vous. Il aurait peut-être mieux valu réfléchir et ne jamais vous soucier de moi. Il aurait été préférable et acceptable qu'on me laisse mourir dans cet incendie, conclus-je avant de quitter la pièce puis de m'enfuir dehors.

— Est-ce ainsi que tu traites tes invités ? lance furieusement Christopher tout en se levant brusquement de table, renversant sa chaise sur le sol. Je ne te pensais pas aussi cruel, poursuit-il tout en jetant sa serviette sur la table avant de prendre, lui aussi, congé.

— Tes paroles étaient dures, murmure Jessica qui n'ose pas regarder son paternel avant de prendre également la fuite.

Quant à Mary et Amanda, elles quittent la table, satisfaites, après avoir assisté à un spectacle qu'elles qualifient sûrement de grandiose, lorsque Rosita arrive avec d'autres plats d'accompagnement, surprise que la plupart des convives soient manquantes.

Il ne reste plus que William et Lorenzo autour de la tablée. William, debout, les bras posés sur son bassin, soupire lourdement avant de frotter son front d'une main. Il reporte ensuite son regard sur son fils.

— Toi aussi, tu penses que j'ai été trop dur avec elle ?

Le cadet met plusieurs secondes avant de lui répondre. Il observe son père un court instant puis se lève à son tour avant de prendre la parole.

— Même si je suis surpris que tu me demandes mon avis, je vais te répondre. Je ne pense pas qu'il était nécessaire de lui rappeler son passé. D'autant plus quand celui-ci est aussi lourd à porter. En faisant ça, tu n'as fait que renforcer son désir d'en finir, conclut-il avant de partir.

William, interpellé par les dernières paroles de son fils, comprend qu'il est, lui aussi, au courant que la jeune femme souhaite mourir. Comment ? Pourquoi ? Depuis quand ?

Face au doute et à ses inquiétudes, il se retrouve seul face à cette grande table vide. Les mets encore présents dans les assiettes, à se demander comment il a pu en arriver à de tels extrêmes, ayant toujours considéré Valentina comme sa propre fille.

— Qu'ai-je fait ? Qu'est-ce que j'ai fait bon sang ? 

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