4- Première rébellion

Aedan avait reprit notre danse et les invités n'eurent d'autre choix que de l'imiter, ce qui n'empêchait personne de murmurer à son voisin quelques paroles incompréhensibles qui portait bien évidemment sur notre couple.

Je me demandais quels étaient leurs discussions quand un couple de petits-vieux nous frôla. J'entendis malgré moi un bout de leur conversation.

—Ah, c'est beau la jeunesse !

Rassurée, je me laissais aller à ma danse sans prêter attention aux mauvais regards que je sentais peser sur moi. Ils étaient jaloux, voilà tout.

―Alors, te poses-tu toujours des questions vis-à-vis du baiser ?

―Si tu savais, soupirais-je.

―Est-ce grave à ce point là ?

―Je m'en pose davantage encore qu'il y a un instant. Je suis encore plus curieuse.

―Aha, si j'avais su.

―Si tu l'avais su, ne m'aurais-tu donc point embrassée ?

―Honnêtement, je pense que si. Je dois avouer que j'en mourrais d'envie. Et je dois dire aussi que j'ai dû me contenir pour t'embrasser ainsi. Après tout, te donner un baiser chaste est une chose différente du baiser que j'ai en tête. Je n'ai pas raison ?

―Je suppose que oui, en effet.

―Tu es restée sur ta fin, n'est-ce pas ? -Je hochais la tête.- Moi aussi.

Il ria doucement. Et ce son me vrillait un peu plus les entrailles, qui semblaient se mouvoir étrangement.

—Alors, finalement, tu ne m'en veux pas ? questionna-t-il, délaissant ses sensations inattendues.

―Après tout, n'était-ce pas ce que je voulais, bousculer les traditions ?

―Tu n'as pas tort.

Si je m'attendais à la réaction que j'eus au moment présent, je me serais interdite d'aller à ce bal. Seulement voilà, j'y étais.

Devant la foule d'invités qui louchaient déjà grossièrement sur nous, je m'étais littéralement jetée sur Aedan.

Mon esprit me démangeait de l'embrasser, je n'avais pas pu me retenir. Prise d'une frugale pulsion, ne considérant pas la situation actuelle, mes lèvres s'étaient pressées contre les siennes avec ardeur.

D'abord surpris par mon élan, il avait -à mon grand soulagement- accepté mon baiser, qui était, disons-le, assez langoureux.

J'entendais déjà glousser dans la flopée de monde qui entourait les quatre coins de la salle. Les murmures devenaient clameurs quand je daignais décoller enfin ma bouche d'Aedan. Essoufflée, légèrement étourdie par ma désinvolture, j'observais Aedan qui se remettait également de ses émotions.

Réalisant avec catastrophe mon geste, je portais mes mains à ma bouche, aussi choquée que les invités qui marmonnaient leurs avis.

—Oh, Aedan ! Par les Dieux, je suis vraiment désolée. Je ne sais pas ce qu'il m'est passé par la tête.

Aedan pouffa de rire et se contenta de me serrer dans ses bras. La grande horloge sonna alors vingt-trois heures. Je relevais les yeux vers le tintement bruyant quand mon bandeau glissa de mon visage.

Aedan avait défait mon masque ! Il retira le sien aussi rapidement, sous les yeux éberlués de tous, y compris les miens.

Mais, à sa vision, je comprenais que seul mon regard comptait à cet instant précis. Il souriait, sûr de lui, l'air de me dire « Même si nous ne bafouons pas leur plan de mariage, nous humilions leur tradition stupide ».

Je n'avais jamais été si sincèrement amusée et heureuse. Enfin, jusqu'à ce que nos parents arrivent d'un pas lourd en hurlant de colère.

―Mais bon sang, qu'est-ce que vous fichez, vous deux ? s'indigna ma mère.

―De quoi parlez-vous, belle-maman ? souriait Aedan d'un air faussement innocent.

―Vous savez très bien de quoi je parle. Il est seulement vingt-trois heures et vous avez déjà échangé non pas un mais deux baisers ! Et pas des plus candides, qui plus est ! Quand à vos masques, je n'ose pas y songer !

―Ciel, j'étais persuadé qu'il était minuit, je le jure, mentit Aedan en me glissant un regard en coin. Dieu puisse-t-il pardonner mon affront.

Mon cœur se contracta en l'entendant nommer le Dieu unique.

Kathia-Marisa, ma mère, sembla s'apaiser quelque peu. Elle se massa les tempes, plongée en pleine réflexion quand mon père reprit la parole, s'adressant à l'assemblée entière.

—Très chers citoyens, veuillez pardonner l'ignorance de ces deux jeunes gens. Voyez-vous, tout à leur danse, ils n'avaient guère fait attention à l'heure. Tout à leur crédulité, ils s'imaginaient qu'il était minuit. Ah! Ah! Ah! Quelle histoire, n'est-il pas ? plaisanta-t-il, sous le regard médusé de son épouse. Franck !

Il murmura quelques mots à l'oreille de son majordome qui s'éloigna quand sa requête fut entendue.

—Il me semble avoir trouvé une juste manière de régler la situation. Voyez vous-même !

Il montra Franck, qui courbait le dos sous le poids des regards pesant sur lui. L'homme s'avança jusqu'à la grande horloge, saisit un grand manche en bronze qu'il dressa face aux aiguilles qui tournaient dans un bruit sourd. La baguette fit pivoter la grande aiguille en lui faisant effectuer un trois-cent-soixante degrés.

La grande horloge sonna alors les douze coups de minuits en tintonnant joyeusement.

Mon père, le roi Élias d'Asling souriait d'un air satisfait sous les regards estomaqués de la populace.

À mon grand étonnement, les invités semblaient peu à peu ravis par ce revirement de situation et la musique entonna doucement une quadrille.

Les membres royaux quittèrent la piste, allant à l'écart de la piste en laissant les danseurs entamer leurs premiers pas. J'étais tellement mortifiée que je tentais de me faire toute petite. À mes côtés, Aedan semblait jubiler.

―Excellente idée, d'avancer l'heure, Sire Élias.

―N'en rajoute pas Aedan !

La mère de celui-ci s'approcha, folle de rage.

-Petit empoté, tu as failli gâcher ce bal. Ça t'amuse tant que ça d'emberlificoter cette pauvre demoiselle et de l'hypnotiser à ce point pour qu'elle perde tous ces moyens !

―Oh, Madame, votre fils n'est pas le seul à blâmer. Ma fille est au moins à moitié responsable de ce chaos. Qu'as-tu à dire pour ta défense, petite godiche ?

―Avec tout le respect que je vous dois, votre Majesté, ne parlez pas ainsi à ma future femme, je risquerais de fort mal le prendre, s'irrita le jeune homme, prenant ma défense face à ma propre mère.

―Non, Aedan, elle a raison. Je suis allée trop loin, j'aurais dû me contenir. Et puis, à la fin, ce n'est pas ce que vous vouliez ? Que l'on s'accepte l'un l'autre en vue d'un mariage que vous avez arrangé entre vous sans nous en souffler mot ? Vous avez eu ce que vous vouliez, alors au risque de vous déplaire, laissez-nous en paix et aller prier vos Dieux si miséricordieux qu'ils vous pardonnent d'avoir des enfants si exaspérants que nous avons l'air d'être.

Mes parents et ceux d'Aedan ne sachant plus quoi dire tant je les avais froissés, j'en profitais pour m'éclipser avant qu'ils n'aient l'idée de me retenir et de me donner une leçon des plus sévères. Mais je savais bien qu'en ce lieu public, ils ne pourraient guère élever plus le ton que leurs précédentes paroles.

—Je vais faire visiter le Prince Aedan de notre belle demeure, ajoutai-je en me retournant. Sur ce, bonsoir.

Je tournais les talons en vitesse en attrapant le bras d'Aedan et filait à grands pas, trop peureuse d'entendre leurs voix me répondre.

Je m'apprêtais à remonter le grand escalier quand je croisais Mirandya. De mon autre bras vacant, je l'attrapais par le coude et la forçait à monter les marches à mes côtés.

À mi-chemin du sommet, Aedan pouffa d'un rire incontrôlable qui se trouva être contagieux. Nous pénétrions tous trois dans le vaste vestibule où nos voix résonnèrent dans de joyeux échos.

―Je ne sais même pas pourquoi je ris, mais je n'arrive pas à m'arrêter ! pouffa Mirandya.

―Pareil ! Aedan, pourquoi diable as-tu commencé à rire ?

―Tu les as tellement insultés qu'ils n'ont même pas su quoi te répondre. Si ça continue comme ça, je crois bien qu'ils vont regretter d'avoir voulu faire de nous un couple. S'ils s'attendaient à ce qu'on se complète en sabordage, ils ne nous auraient jamais mis ensemble dans la même pièce !

―Tu parles, ils s'en fichent. Aucun de nous n'est prétendant au trône, alors quoi qu'on dise et quoi qu'on veuille, nous n'aurons jamais aucun réel pouvoir.

―Sauf celui de les désarçonner, si j'ai bien suivit, ajouta ma meilleure amie en riant de plus belle.

―Exactement ! Aedan, se présenta-t-il, Prince de Tamusie. Mais appelez-moi Aedan tout court.

―Mirandya. Je n'ai aucun titre, ajouta-t-elle plus doucement, de peur de lire la réticence dans les yeux du jeune prince.

―Enchantée, Mirandya.

Il lui lança un sourire franc et je vis mon amie se détendre et ses peurs fondre comme neige au soleil.

―Alors, cette visite ?

―Je disais ça seulement pour avoir un prétexte d'aller dans ma chambre.

―Tu veux déjà l'emmener dans ta chambre ? gloussa Mirandya. Ton baiser ne t'as pas suffit ?

―Dyana ! Je n'avais dans l'idée que de m'échapper de leurs mondanités, évidemment.

Cette affirmation avait beau être la pure vérité, je ne pouvais empêcher mon visage de virer au rouge. Avec ma peau blanche, je savais que cela se remarquait aisément.

―Comme ça, Dyana, tu seras notre chaperon pour cette soirée.

La jeune fille sursauta de son passage au tutoiement si rapide et si incorrect pour son rang.

—Oh, je suis navré. Vous préférez sûrement que je vous vouvoie ? Je me sentais bien alors je n'ai pas surveillé mes paroles.

―Aedan, Dyana est ma meilleure amie. Elle est d'ailleurs la seule véritable amie que j'ai eu durant toute ma vie. Je ne crois pas me tromper si je t'assure qu'elle ne se formalisera pas que ce soit sur tes paroles ou ton comportement. Crois-moi sur parole mais nous pouvons lui faire confiance. Être à l'aise avec elle.

Mon amie hochait la tête en souriant, confirmant mes dires. Aedan répondit à son sourire et nous reprîmes la marche à travers un dédale de couloirs. Dyana accepta avec ravissement le tutoiement du prince, celui-ci l'avais sommé de le tutoyer également. Je pris quelques jonctions de murs ça et là. Nous croisions plusieurs personnes qui marchaient d'un air hautain.

Prenant un passage censé être secret, je dévalais un escalier en colimaçon camouflé derrière un rideau. Ce raccourci m'avait été utile bien des fois, mais au moins, maintenant je ne me perdais plus entre tous les couloirs qui se croisaient.

Quelques minutes plus tard, nous étions tous les trois dans ma chambre. La pièce immense arborait un grand lit en son centre surmonté de hautes colonnes autour desquelles s'enroulaient des étoffes aux couleurs claires. La literie bordeaux contrastait avec les meubles d'un blanc immaculé.

Une porte coulissante déguisée en miroir cachait une salle de bain toute de bois et de pierres où des plantes naturelles qui poussaient à même le sol baignaient dans la lumière abondante du soleil pendant la journée.

J'adorais ma salle d'eau créée sur mesure à ma demande. Ce lieu me faisait penser à une forêt tropicale miniature.

Ma chambre, quand à elle, était tantôt rangée aussi bien que dans les magazines, tantôt bordélique et remplie de vêtements, de toiles inachevées et de pots de peinture vides. Je me félicitais intérieurement d'être dans la première catégorie en cette période.

―Voilà mon petit nid ! déclarai-je non sans fierté.

―C'est très chouette. Bizarrement, je n'imaginais pas un lieu aussi rangé, annonça Aedan.

―Tu dis ça parce qu'elle est dans sa période de maniaquerie. La plupart du temps, c'est un gouffre tellement il y d'affaires qui jonchent le sol !

―C'est faux ! m'indignai-je.

Puis en voyant le regard noir de défis que me lançait Dyana l'air de me dire ''Contredis-moi si tu oses.'', j'ajoutais précipitamment :

—Enfin elle n'a pas vraiment tort, je le crains.

Mirandya pouffa et alla s'asseoir sur le canapé de mon coin salon, suivie de près par Aedan et de moi. Assis autour de la table basse, Dyana conta ses péripéties vécues ce dernier mois.

Son père avait tenté de la forcer à se marier avec un paysan nommé Gaëtan qui s'avérait être un géant aussi grand que large et véritable passionné de poules. Heureusement, la mère de Dyana l'avait sauvé in-extrémiste de la situation en refusant que cette union ait lieu.

―Mais que se passe-t-il dans la tête de ton géniteur ?

―Ce qu'il se passe, c'est qu'il se fait vieux et qu'il n'a que deux filles, moi et ma petite sœur Janeth, apprit-elle a Aedan. Elle a seulement six ans alors que j'en ai vingt. Mon père a la frousse de perdre tout son héritage à sa mort, il veut absolument me caser avec un homme, peut importe son métier, son rang ni même son hygiène, visiblement.

Sa phrase provoqua nos rires, Dyana avait un réel talent pour la comédie.

―D'ailleurs, c'est pour cette raison que je suis ici, se rappela-t-elle, il m'a acheté cette robe comme un investissement, m'a-t-il dit. Je suis sensée trouver un époux mais c'est toi qui repars de la fête un cavalier sous le bras.

―Mince, la fête ! Il est vingt-trois heures et demi, il faut qu'on y aille sinon on va être en retard. Nous devons couper le gâteau, expliquai-je à Dyana.

―C'est vrai. J'aimerais tellement restée avachie dans ton canapé toute ma vie. Je suis bien là.

―Allez, bouge-toi, on va te trouver un mari convenable, plaisantai-je.

Sur mes mots, Aedan et moi nous lançâmes un regard tendre. Ce mariage que j'avais tant voulu ruiner avait finalement mener à une perspective drôlement improbable. J'espérai que ma chère amie trouve également l'amour, même si ce n'était pas forcément le coup de foudre.

Si on m'avait dit que c'était possible, je ne l'aurais pas cru et traiter celui-ci de menteur. Pourtant, en voyant Aedan, alors que nos mains se glissent l'une dans l'autre alors que nous revenons dans la grande salle de bal, mon cœur me souffle que si, ce genre d'amour puissant au premier regard existe bel et bien. Il s'agit peut-être même du cadeau des Dieux de la Terre et de l'Eau Moi qui avait tant prié ait été exaucée de ma plus belle des façons. Je lève les yeux au ciel et les remercie au plus profond de moi, puis m'élance sur la piste de danse, pour vivre une nouvelle sorte de vie, qui jusque là me paraissait obscure. Le bonheur s'ouvre enfin à moi.

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