3- Premier baiser

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La musique qui nous parvenait légèrement depuis les jardins s'élevèrent dans un brouhaha à peine supportable. Des centaines de gens dansaient la quadrille, formant des carrés qui se faisaient et se défaisaient dans un rythme soutenu.

Aedan m'entraîna près du buffet et attrapa deux flûtes de champagne. Il me tendit la deuxième, je le goûtais du bout des lèvres, bien que je mourais d'envie de l'avaler d'une traite.

Aedan, lui, ne se fit pas prier, il la vida et se fit resservir pas un serveur qui passait par là. Je mordis dans un petit four avec parcimonie. J'étais affamée.

Un homme à la chevelure presque inexistante qui arborait un ventre bedonnant s'approcha de nous d'un air satisfait.

- Bien le bonsoir, miss Asling. Prince Aedan, enchanté.

- Bonsoir, comte Albert. Que me vaut ce plaisir ?

- Milady, je voulais savoir si vous passiez une agréable soirée.

- Ma foi oui, fort agréable en effet. Répondis-je.

- Auriez-vous l'envie de me prêter votre bras pour la prochaine danse, Demoiselle Asling ?

- Bien sû-

- Je crains fort que non, me coupa Aedan, ma chère fiancée a promis de me prendre en cavalier lors de la prochaine danse. Je suis navré, comte Albert, seulement bon nombre de demoiselles sont encore dépourvus de partenaires, vous me tarderez pas à trouver un bras pour danser.

Aedan lui lança un sourire entendu et l'homme s'en alla, vexé au possible. Je lançais un regard prostré à Aedan. De quel droit avait-il ainsi rabroué le comte ?

Il était dans mes obligations d'accepter les invitations à danser, de serrer des poignées de main et de montrer au peuple ma bienveillance et ma gratitude.

- Aedan ! Pourquoi tu l'as chassé, le pauvre homme !

Une bourgeoise qui tenait son masque au bout d'un petit bâton gloussa en s'approchant. Sous son masque, un maquillage extravagant lui recouvrait les paupières. Elle souriait de toutes ses dents, ce qui me ficha la chair de poule.

Cette femme était la duchesse du Roseau, nous avions une branche de famille commune. Elle se prenait depuis toujours pour une dame de la haute noblesse bien qu'elle fût plutôt une descendante bâtarde de la famille royale. Autant dire, au rang de la royauté, qu'elle n'était personne.

- Voyons, Miss Eleanor, tutoyer le Prince Aedan ! Ce n'est guère raisonnable. Il mérite qu'on le traite à l'égard de son rang. Votre Altesse, pardonnez sa jeunesse et son indélicatesse. Duchesse du Roseau, Emilia Marks. Ajouta-t-elle en voyant la mine interrogatrice d'Aedan. Nièce d'Edwin Asling, compléta-t-elle, voyant que le jeune Prince peinait à situer son rang et sa place dans la hiérarchie.

Je vis dans le regard d'Aedan qu'il avait enfin située ladite Emilia Marks. Il lui adressa un sourire mauvais.

- Madame la Duchesse du Roseau, je vous remercie de votre sollicitude mais je ne suis guère peiné par cette... erreur. Aussi, je vous laisserais trouver une nouvelle occupation que celle d'épier la conversation privée que j'entretenais avec Miss Eleanor.

- Qu- bégaya-t-elle, abasourdie.

- Déguerpissez, Madame, je vous prie.

Mes yeux lançaient des flammes à mon partenaire. Il devenait fou ! Insulter ainsi les hauts membres de l'Aristocratie était un grave affront. Il vit mon air ahuri et ria d'un air léger. Il m'entraîna alors sur la piste de danse, la précédente musique s'étant arrêtée.

- Mademoiselle, auriez-vous l'obligeance ?

Il fit une courbette et j'acceptais sa main avec une moue boudeuse.

- Aedan, vous êtes complètement inconscient ! Pourquoi n'arrêtez-vous pas de repousser tout le monde en faisant si peur d'effort pour paraître poli ? C'est dans notre obligation de sourire en hochant la tête sans souffler mot, sans se plaindre, acceptant les poignées de main des plus humbles.

- Eleanor, cette femme se croyait tout permis. Elle a dans l'idée qu'elle se trouve au même niveau que vous, cela m'insupporte. Elle est insignifiante, pourquoi devrais-je y prêter attention ?

- Dans ce cas, qu'à fait le comte Albert pour mériter pareil traitement ?

- Ce vieux dégoûtant ? Comme si j'allais le laisser poser les mains sur vous. Il aurait profité de cette danse pour glisser ses mains au bas de vos reins. -Je grimaçais, prête à riposter.- Voyez vous-même.

Il me désignait un couple de danseur à quelques mètres de nous. La jeune fille qui avait tout juste l'air d'avoir atteint l'âge de se marier virevoltait dans les bras du comte Albert, qui faisait une tête de moins qu'elle, malgré qu'elle ne soit pas très grande.

Je la vis hoqueter quand ce monsieur posait maladroitement ses grandes mains à l'encolure de sa robe. La pauvre fille regrettait d'avoir acceptée cette danse, sa détresse était visible par tous. Aedan me sourit d'un air entendu.

- Si la danse prochaine avait été une nouvelle quadrille, je vous aurais laissé accepté car il aurait été moins aisé pour lui de profiter de la situation. Après tout, il est également de mon devoir de vous protéger.

- Aedan, je peux vous demandez pourquoi vous me vouvoyer alors qu'il y a à peine quelques minutes vous insistiez sur mon tutoiement à votre égard ?

- Eleanor. Ne mélangeons pas intimité et mondanité. Il est de notre devoir de nous vouvoyer bien que je vous tutoie avec un réel plaisir.

- Si je comprends bien, on peut se montrer relativement proche et plier un temps soit peu les convenances, tant que personne n'est là pour regarder ?

- Mhm, c'est à peu près ça. Mais voyez-vous, -Il approcha sa bouche de mon oreille pour garantir davantage de discrétion- je serais plutôt d'avis à dire que tant que personne ne sera là, tout sera permis. Je compte faire fi de toutes les convenances et d'être à l'aise en votre seule présence. Si cela vous convient, évidemment. Je dois avouer que il me serait difficile de vivre tout en devant surveiller le moindre de mes gestes et chacune de mes paroles même la présence de... mon épouse.

- N'ayez crainte, cela me va tout à fait.

- Dans ce cas-là, lorsque nous serions entre nous, soyez vous-même. Sans faux-semblants ni artifices, je pense que je vous trouverais encore plus attrayante que vous ne semblez l'être actuellement.

Son compliment fit rougir mes joues d'albâtre. Finalement, je ne lui avais pas déplu. Les Dieux ne m'avaient pas abandonnée cette fois-ci, allant même jusqu'à dépasser mes attentes les plus folles. La grande horloge indiquait vingt-trois heures moins dix. Il restait encore plus d'une heure et je comptais en profiter en m'enivrant de danse et de conversation palpitante.

Sur la piste de danse, je remarquais alors Mirandya qui dansait à quelques pas de moi. Je pris alors le dessus et mena la danse à la place d'Aedan pour arriver jusqu'à mon amie. Celui-ci me laissa faire, amusé.

- Psst, Dyana !

-.Ciel, Eleanor, vous m'avez fait une de ces frayeurs !

- Pourrions-nous nous retrouver après cette danse, cela fait si longtemps que je voulais vous revoir, je ne pourrais patienter une minute de plus !

Le partenaire de Mirandya continua de tournoyer sans égard pour notre conversation. Je fronçais le nez, exaspérée. N'avait-elle pas le droit d'obtenir quelques mots de son amie sans qu'il les interrompent ?

Aedan compris mon désarroi et valsa rapidement, d'une manière si agile qu'il réussit l'exploit de laisser Dyana en face de moi à mi-temps.

- Dyana !

- Eleanor !

Nos deux couples firent un tour complet avant de reprendre notre conversation.

- Que voulais-tu me dire ?

Une nouvelle pause s'imposa.

- Rendez vous au pied de l'escalier dès la fin de la danse.

Elle hocha la tête en disparaissant derrière l'homme qui la faisait tourner avant de réapparaître.

- Compris, à tout à l'heure, ma chère Elean-.

La fin de sa phrase fut happée par la foule. Aedan voulut retrouver Mirandya parmi la foule de danseurs qui nous séparait désormais d'elle mais je lui murmurais que mon message était passé. Il se détendit alors, retrouvant un rythme plus calme. Il semblait s'amuser.

- Pourquoi riez-vous ?

- Je ne pensais pas que vous seriez si... pleine de surprise.

- De surprise ?

- Jamais je n'aurais imaginé que vous oseriez vous lancer dans une discussion en pleine valse avec une de vos amies d'autant plus.

- Oh, mais où avais-je la tête. Il est vrai que je vous ai totalement négligé, mon pauvre, vous avez presque dû courir pour m'aider à l'accoster. Je perds toute notion de contrôle quand il s'agit de Dyana. J'ai même osé diriger nos pas pour m'en approcher. Ma seule excuse réside dans le fait que cela faisait des mois que je n'avais pas vu Mirandya. Elle est la meilleure amie que j'ai en ce monde.

- Vous n'avez point besoin d'excuse. Je ne vous en veux nullement. Bien au contraire, cette rencontre a été fortement stimulante. Je vous ai trouvé, comment dire, spontanée et distrayante.

Je ne saurais dire pourquoi, mais cela me fit grandement plaisir. S'ajoutait à cela que je parlerais bientôt à ma grande amie, mon cœur palpitait d'une joie soudaine.

Mon époux ne sera pas un rustre bedonnant, ni un machiste qui souhaiterait une aliénée comme épousée. Mon futur mari était diablement beau, prônait la sincérité et la liberté.

― Aedan, je peux me confier à votre oreille ?

― Cela va de soit, ma mie.

― Je voulais juste vous avouer que j'avais prévu, au préambule de cette soirée, de ruiner notre engagement et de me soulever contre la décision de la royauté, quitte à bousculer la tradition ancestrale.

― Voyez-vous cela ! Voulez-vous m'en dire plus ? Le plus discrètement possible, évidemment.

Je me rapprochais de lui et lui glissais à l'oreille :

― À vrai dire, j'avais dans l'idée qu'on me forcerait à épouser un vil homme ingrat et ridicule. Sur ce projet, je m'étais imaginée que j'aurais en ma possession quelques excuses pour bafouer les règles et mettre un terme à cette ''tradition''. Je trouve dommage que les jeunes personnes ne soient pas libres de choisir librement la personne qu'elles jugeront apte à partager leur vie. Comme si les grands de la royauté savait ce qui était le mieux pour nous. Comprenez-vous le sens de ma pensée ?

― Je vois tout à fait. Je mentirais si je vous disais que mon intention était d'obéir à leurs volontés. Seulement...

― Seulement ?

― Et bien, je n'imaginais pas tomber sur une personne aussi sensée, séduisante et pleine de bons sens. Je n'imaginais pas tomber sous votre charme. Mes plans en sont quelque peu contrariés, n'est-ce pas ? Eleanor, qu'en est-il des vôtres ?

― Je suis obligée d'admettre que mes envies de rébellion sont... tombées à l'eau. Jamais je n'aurais cru me trouver en face d'un homme droit, sincère, libre et extraordinairement... beau, je dois l'avouer. Vous a-t-on déjà dit que vous aviez des yeux magnifiques ?

― Souvent, oui. Quelqu'un t'a-t-il expliqué à quel point tes tâches de rousseurs qui parsèment ton joli minois te fait paraître tellement mignonne que j'ai eu la subite envie d'embrasser ton petit nez en trompette ?

Je demeurais interdite, intimidée par sa révélation. Il avait voulu m'embrasser. Peut-être le désirait-il encore en ce moment même. À ces mots, mon regard se posa inébranlablement sur ses lèvres, et une nouvelle envie germait mes entrailles. Voulais-je l'embrasser ?

― Alors, quelqu'un te l'avait-il déjà dit ?

― Non, personne ne m'avait jamais rien dit de tel auparavant. Je... désolée, je dois dire que tu m'as un peu déboussolée. Je me sens toute bizarre.

― Nous venons de nous rencontrer mais j'ai déjà envisagé de t'embrasser. Tu dois me prendre pour un goujat. Je suis désolé de t'avoir offensée, Eleanor.

― Non pas du tout ! Je me perdais juste dans mes pensées. Je ne pense guère cela de vous, je suis simplement curieuse, ni plus ni moins.

― Me souffleras-tu le contenu de tes réflexions silencieuses ?

― Vous devriez me vouvoyer, sait-on jamais, la duchesse du roseau pourrait nous écouter.

― Vous avez raison. Même si nous sommes relativement discrets et que cette charmante dame est en train de bouder à une table, là-bas. Alors, allez-vous me dire à quoi vous pensiez ou continueriez-vous à essayer de nouveau de changer de sujet ?

Étonnée qu'il ait réussit à s'en rendre compte, je m'empourprais et décidais de me lancer, non sans rougir davantage.

― Je me demandais juste ce que cela ferait de vous embrasser. C'est votre faute, vous aviez parlé de baiser alors mon imagination a évidemment pris le dessus !

― Si ce n'est que cela.

Je soufflais, soulagée qu'il n'en fasse pas toute une histoire. Mais soudain, alors que la musique continuait, il stoppa son allure en plongeant son regard dans le mien.

Je m'arrêtais, stupéfaite, me demandant ce qui lui prenait de s'arrêter ainsi au beau milieu de la piste de danse. Alors, il frôla mon menton de ses doigts frais en murmurant quelques mots que je ne saisis pas tout de suite :

— Me permettez-vous ?

Sans attendre ma réponse, il déposa sur mes lèvres un doux baiser aussi délicat que si un pétale rose m'avait frôlé. J'écarquillais les yeux, étonnée de son geste. Il me souriait, l'air de rien.

Abasourdie, je remarquais que la majorité des danseurs avaient stoppé leur valse pour nous observer. Même les musiciens, s'apercevant d'un trouble, ralentissaient le rythme avant de cesse de jouer. Je paniquais en regardant Aedan.

― Mais qu'est-ce que tu as fait ? Il t'est interdit de m'embrasser ! Encore davantage qu'il n'est même pas encore minuit. Ah, soupirais-je, mère va me tuer.

― Attention, ma chère Eleanor, vous me tutoyez.

Il cligna de l'œil.

— Et puis, vous ne craignez rien, je vous ai volé un baiser, vous n'avez donc pas eu le choix dans cette entreprise. Bien que vous en ayez eu l'idée. Mais n'ayez crainte, je n'en soufflerai mot à personne, murmura-t-il. Messieurs, -Il s'adressait aux musiciens qui tentaient de comprendre la cause de cette agitation- auriez-vous l'aimable obligeance de reprendre votre sublime morceau ?

Sans prendre la peine de lui répondre, le chef d'orchestre agita sa baguette, donna la première note et les instruments firent voler une splendide mélodie. Aedan reprit ma main et continua sa valse, comme si rien ne s'était passé.

Un baiser volé ! Mais que va donc penser la haute société ?

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