Chapitre 25


C'est dimanche. La fête se déroule ce soir. J'ai appris qu'elle se passera en réalité aux alentours de la ville, dans les bois.

Madame Garnier n'autorise pas ses élèves de sortir en pleine nuit et ils ne doivent pas se coucher après vingt-deux-heures. Il faudra se rendre au dolmen le plus discrètement possible.


Il est vingt-deux heures passées. Je me faufile entre les lits de mon dortoir et ouvre la porte, située à l'opposé du mur qui est contre mon lit. Je sursaute lorsqu'elle grince dans un bruit sourd et me retourne pour inspecter mes camarades de chambre. Elle se sont réveillées. J'esquisse une grimace paniquée.


-Tu peux y aller, la rouquine, me rassure une fille.


-On ne te balancera pas, ajoute une autre.


Je reste sur mes gardes. Comment faire confiance aux parfaites sosies des lycéennes qui me harcelaient l'année dernière ? Je n'ai malgré tout pas le temps de réfléchir et les remercie avant de sortir dans le froid de la nuit.


Mes jambes sont gelées. Il ne fait jamais très chaud, dans cette région. Et, la nuit, le climat est encore plus rude. J'ai revêtu une robe rouge avec une élégante veste cintrée noir de jais. Comme j'ai déchiré mes collants en les essayant dans le dortoir, mes jambes sont nues et blanchies par le froid. Je ne sais pas pourquoi j'ai eu l'idée de m'habiller avec des vêtements aussi chics. Enfin, si, j'en ai une petite, mais y penser me fait rougir...


Je distingue l'immense silhouette d'Amy se glisser hors de son dortoir. La maisonnette qu'elle partage avec les autres filles de troisième année est située à deux pas de la mienne. Ses amies de la Catégorie jaune la suivent. Je reconnais Mélodie, habillée de son inséparable jogging noir.

Nous marchons toutes ensemble sur le sentier qui mène jusqu'à la clairière. Je lève la tête. Le ciel est illuminé d'étoiles. Quand vais-je rejoindre les étoiles de la Terre, les stars ? Celles du show-biz et du cinéma ? J'aimerais être une étoile. Comme ça, quand je rejoindrai les étoiles, les vraies, les gens se souviendront de moi.


Des garçons jouent les sentinelles pour nous avertir quand passe un surveillant. Ces derniers sont recrutées par les plus grands soins de Madame Garnier. Ils doivent être vingt à rôder dans la forêt,avec leurs lanternes en papier, toujours sur leurs gardes dès qu'ils entendent un bruit. Mais, au fil des années, les élèves ont appris à rester vigilant et à éviter de se faire prendre.


Nous arrivons devant le dolmen. Mes mains se resserrent sur les manches de ma veste quand je vois Ethan assis tout en haut du dolmen. Lorsqu'il m'aperçoit, il lance un sourire complice et me salue d'un geste de la main. Son autre autre main tient un livre nommé Bois de Merily. Lorsque les deux Catégories sont au complet, il bondit du dolmen et jette le livre.


J'imagine une musique dans ma tête. Elle n'existe pas, mais ses sonorités me font penser à ce que je voudrais écouter, si j'allais dans une fête au bois milieu d'une forêt et que je danserais devant les flammes d'un feu de camp.


Je ferme les yeux. Plus rien n'existe autour de moi. Si j'ouvrais les yeux, je ne sais pas ce que je verrais. Peut-être une obscurité profonde. Ou du blanc, rien que du blanc, comme dans les livres qui ne sont pas terminés. Ou des rideaux de lumière qui m'envelopperaient et me transporteraient à l'intérieur des pages de Bois de Merily ? Je ne le saurai jamais. Une force invisible maintient mes paupières. J'ai beau lutter, il m'est impossible d'ouvrir les yeux. Ne pas voir rend mon ouï beaucoup plus puissante. Je suis attentive à tous les sons qui m'entourent. J'entends mes camarades de la Catégorie jaune parler ensemble avec animation, sans même trouver étrange de bavarder dans une telle situation. Je perçois aussi le bruit d'un sifflement au loin, mais je n'arrive pas à identifier sa provenance. Enfin, je sens qu'il est temps d'ouvrir les yeux -comment le savoir, d'ailleurs ?- et j'observe le monde dans lequel je suis.


Visiblement, nous avons atterri à la sortie de la ville. Les derniers magasins font face aux immenses champs ainsi qu'aux fameux Bois de Merily. Un panneau en bois identique à ceux suspendus à l'entrée des saloon dans les Western est planté sur le bord de la route, et Merily, écrit en lettres capitales, est grossièrement barré par un trait de peinture rouge.


Les adolescents qui m'accompagnent s'engouffrent déjà dans les bois. Ethan marche à mes côtés et, ne sachant que dire, engage une conversation sur la faune et la flore présentes dans le livre. J'écoute seulement des brides de ses paroles et détaille sa tenue. Il est habillé de son éternelle chemise blanche et porte un jean légèrement retroussé au-dessus de ses baskets, qui ont sûrement dû traverser de nombreuses et rudes épreuves pour devenir ainsi (de véritables épaves). Je jette un œil aux élèves de sa Catégorie. Certains ont l'air abrutis et rigolent bêtement sur des blagues idiotes. D'autres sont un peu "enfantins", voire "gamins".


Je soupire en réalisant qu'Ethan, ayant pourtant l'esprit si intelligent et mature, s'est retrouvé dans un groupe composé de ces personnes. Le fait qu'il joue dans des petites histoires pour enfants n'arrange pas les choses. J'ai tout de même beaucoup de chance de faire partie d'une Catégorie où les acteurs sont talentueux et sérieux dans leur travail. De plus, ils ont de l'expérience.


Nous arrivons à la fête. Des adolescents que je n'ai jamais vus auparavant à Grimm dansent autour du feu. Des filles sont vêtues de modestes tenues datant du Moyen-Âge, d'autres portent d'élégantes robes de bal dignes de celles des princesses. Un groupe de garçons ayant des uniformes Anglais boit un verre devant un comptoir simplement fait de bois et de pierres, tenu par un homme au visage pourpre et grassouillet. Je repère avec amusement deux adolescents, tout droits sortis de Harry Potter, revêtus d'écharpes aux couleurs de Gryffondor et de tenues de Quiddich. Jason et sa bande courent à leur rencontre et ils se saluent en se claquant les paumes.


Ethan m'entraîne vers l'homme qui lance les musiques une à une et anime la fête. Ce dernier, habillé d'une toge romaine, est entouré d'enceintes, de disques et d'ordinateurs. Ce mélange d'antiquité et de modernité est une vision plutôt étrange !


-Oh ! Mais c'est Ethan !


L'homme se rue sur Ethan et l'étreint de toutes ses forces comme l'a fait Bonnie, la vendeuse d'adjectifs.


-Bonjour, Aristos ! dit Ethan.


-Comme tu as grandi ! s'exclame l'homme. Je ne te reconnais à peine ! Tu vas bientôt me dépasser !


Il lâche Ethan. Son regard s'obscurcit.


-Je ne pensais pas te revoir... après ce qu'il s'est passé...


Ethan sourit. Pour la première fois, ce sourire me semble faux. D'habitude, il a toujours un sourire franc et rayonnant.


-C'est du passé, Aristos. C'est derrière nous, maintenant !


Je place une énième fois une mèche derrière mon oreille en écoutant leur conversation. Ne me sentant pas vraiment à ma place devant cet échange si intime, je décide de rejoindre Amy, qui bavarde avec une adolescente en robe de bal.


-Ah! Voilà la p'tiote !


-Arrête de me donner ce surnom ! Je te rappelle que nous n'avons pas beaucoup d'années d'écart... Qui est-ce ? lui dis-je en pointant mon index dans la direction de la jeune fille.


Cette dernière fronce les sourcils, vexée. Elle doit penser qu'il est impolie de montrer une personne du doigt. Je suis tout à fait d'accord avec elle, mais je ne réfléchis jamais avant d'agir.


-Esther, je te présente Anne, la meilleure danseuse de Merily et de l'univers tout entier, affirme Amy.


-Tu exagères ! gronde l'intéressée avec un sourire gêné. Je ne fais que de la danse de salon. Ce n'est pas difficile, il suffit juste de ne pas piétiner son cavalier. C'est bien la seule contrainte !


-Mais tu ne l'as jamais vu tourner! Avec sa robe, en plus... soupire Amy. C'est magnifique !


Elle place ses mains brunes autour de sa bouche et crie en direction des enceintes :


-Ari ! Envoie la musique !


-Bien reçu, chef !


Une douce musique de Beethoven retentit et un garçon se place au centre de la piste de danse. Il invite Anne à le rejoindre en faisant un mouvement gracieux de la main et ils entament une danse de bal.


Anne tourne sur elle-même, se replace contre le torse de son cavalier puis enchaîne lentement les pas au rythme des notes de la musique. Ses cheveux, parfaitement dressés au sommet de sa tête, ne bougent pas d'un centimètres. Son immense robe rose pâle danse elle aussi.Elle tournoie et survole le sol, où a été monté un parquet pour l'occasion.


Lorsque la danse est terminée, tout le monde applaudit Anne en chœur et l'adolescente nage dans un flot de compliments et d'admiration. Une grimace se peint sur mon visage. C'était beau, certes, mais peut-on vraiment s'amuser en faisant de la danse de salon ? C'est tellement lent... Je repense à la scène d'ouverture de La la land, où les gens montent sur leurs voitures. Ils doivent mieux respirer le parfum de la vie que cette jeune fille à l'allure soignée, qui se contente d'exécuter des petits pas de danse aux bras d'un garçon !


***


Il est l'heure de danser. Après avoir mangé des grillades autour du feu, mes camarades se ruent sur la piste de danse et Aristos lance une chanson électro qui met tout le monde de bonne humeur. Je m'accroupis contre un tronc d'arbre et remue machinalement la tête au rythme de la musique. J'observe les adolescents danser. Les filles tentent de draguer les garçons. Les garçons regardent les filles les draguer. Et les filles qui ont déjà dragué les garçons dansent avec les garçons. Et c'est ainsi avec toutes les personnes présentes ce soir, quelque soit leur origine ou leur époque. J'imagine que depuis la nuit des temps, les fêtes ressemblent à cela.


Moi, je ne me rends jamais dans des fêtes. Je préfères danser lors des spectacles du lycée ou seule dans ma chambre, pour me défouler quand je suis énervée.


Ethan a l'air de s'amuser. Il saute partout et rit si fort que le son grave de sa voix s'infiltre dans la musique. Il ne danse pas particulièrement bien mais c'est plutôt drôle à voir. Amy, elle, danse comme si elle faisait des claquettes, à la manière de Mia dans La la land. Le problème, c'est que le moment est mal choisi car cette musique n'a rien a voir avec les morceaux de piano et de trompettes du film. Mélodie se moque gentiment d'elle et sautille frénétiquement sur les planches de bois en levant les mains en l'air.


A la fin de la chanson, Amy s'avance vers moi et me dévisage un instant.


-Ta vie est comme une comédie musicale, Esther.


Je hoche la tête et me concentre sur une feuille morte tombée devant mes pieds.


-Esther?


Je relève les yeux.


-Danse quand tu en as envie. Ne te soucie pas du reste.


Je fixe intensément la feuille. Une coccinelle est montée dessus.


-Et si je n'en ai pas envie ? je murmure.


Elle fait la moue.


-Et si tu me mentais ? Et si, en réalité, tu en avais envie ?


Elle se place à côté de moi et se laisse glisser contre le tronc jusqu'à toucher l'herbe.


-Nous sommes tous des acteurs, ici. Nous savons tous mentir. Nous jouons aussi des rôles dans notre vie. Moi, j'interprète chaque jour un personnage différent de ce que je suis. Toi aussi, peut-être.


Elle me jette un coup d'œil.


-Je ne connais rien de ton passé. Et je ne te demanderai pas de m'en parler.


Je hoche la tête une seconde fois. Nous sommes comme enfermées dans une petite bulle, loin du tumulte qui règne sur la piste de danse.


-Mais quand je danse, je suis moi, Esther. Je vis vraiment, je suis celle que je suis. Je suis certaine que cela te fait le même effet. Pas vrai ?


Oui, c'est vrai.


Amy se relève et époussète sa robe trapèze. Elle ressemble beaucoup à celle que je portais quand je jouais la pièce d'Alice au pays des merveilles. A cette remarque, j'entends comme un "tilt"dans me tête et je me lève d'un bond.


Il suffit de trois pas pour atteindre la piste de danse. Seulement trois petits pas. Ce n'est rien, n'est-ce pas, trois pas ?

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