Chapitre 21



Nous jouons les dernières lignes de Narcisse au bord de l'eau. Alex est couché sur une rive imaginaire et admire passionnément son reflet. Narcisse tend la main pour caresser le visage de la personne qu'il aime tant, mais ses doigts ne frôlent que l'eau de la rivière. Il est certain qu'il l'aime. Il sourit, et le jeune homme qu'il voit dans l'eau lui sourit aussi. Une larme perle au creux de ses yeux, et il peut deviner que son amant pleure à son tour. Quand Narcisse parle, son reflet forme des mouvement silencieux avec sa bouche. Et, lorsqu'il avance ses lèvres, son amoureux fait de même.


Puis, Narcisse réalise que l'homme qu'il aime tant n'est autre que son reflet. La simple image de lui qu'il voit dans l'eau de la rivière


-Je suis amoureux de moi-même ! ne cesse-t-il de répéter.


Il est pris d'une sensation de malaise. Il se masse rigoureusement la tempe, pour calmer son effrois.


-Mon désir le plus profond est présent dans mon corps ! Ah, si seulement je pouvais me séparer en deux...! Quel souhait étrange... Vouloir se séparer de celui que l'on aime...


Narcisse pleure et son visage se noie dans un torrent de larmes. Je trouve qu'Alex est particulièrement bon pour pleurer. Quand je le vois ainsi, je n'ai qu'une envie : me lever et courir sur la scène pour le consoler. Mais je reste bien calée au fond de ma chaise et essaie de me dire que Narcisse n'existe pas. Que tout cela n'est qu'un jeu.


Tout est faux, Esther. Les acteurs mentent. Souviens-toi, les acteurs mentent !


Alex gémit et supplie à son reflet imaginaire de ne pas partir. De rester avec lui. Narcisse se sent si triste... Il se frappe le torse. Amy me dit que l'on ajoutera que son corps est couvert de griffures, comme détail, dans la "machine à descriptions".

Il semble épuisé. Affaiblit. Laid. La machine à descriptions précisera qu'il a perdu toute sa beauté. Il git devant la rive. Ses yeux se ferment doucement. Il semble attendre la mort.



Mademoiselle Lys empoigne le capteur d'image -qui ressemble beaucoup à une caméra- sur son épaule et titube sous le poids de l'objet en rejoignant le fond de la scène. Mélodie, une jeune fille de dix-sept ans bavarde et autoritaire fait mine de se cacher derrière un feuillage. Dans la peau de la douce Écho, elle observe discrètement Alex se morfondre sur la rive et répète toutes les paroles que Narcisse prononce à son amoureux.


-Adieu, soupire-t-il.


-Adieu, soupire-t-elle.


Et Narcisse laisse sa tête reposer sur l'herbe verte de la forêt.


Clap!


Coupez!


Fin de l'histoire.


Je suis toute remuée. Sur scène, il n'y avait rien d'autre que les deux acteurs principaux. Il n'y avait pas de forêt, pas de fleuve, et Alex et Mélodie n'étaient vêtus que d'un T-shirt et d'un jean. Et pourtant, j'ai ressenti toute l'émotion que j'ai eu la première fois que j'ai lu cette histoire. Être au cœur d'un livre est quelque chose de terrifiant. J'ai regardé les nymphes courir et appeler en vain Narcisse. J'ai vu le beau jeune homme mourir devant son reflet. Mais je me sens impuissante. Je ne peux rien faire pour eux, parce que tout cela n'existe pas. Tout cela est faux. Toutes ces images ne seront retranscrites que dans la tête des lecteurs. Ce que nous jouons en Catégorie jaune est seulement ce que verront les gens qui liront ce livre. Il faut que je garde ça en tête.


-Ça va ? me chuchote Amy d'une voix douce que je n'aurais jamais pensé entendre.


Je hoche la tête, le regard perdu dans le vague.


-C'est la première fois que tu fais une seconde création. C'est normal. Moi aussi, au début, ça m'a un peu secoué de voir toutes ces scènes jouées devant moi, alors qu'avant, je ne faisais rien d'autre que de les imaginer dans ma tête.


Je lui souris.


-Je vais déjà mieux, merci.


Et j'ai ma fierté. Je ne me laisse jamais abattre en public. Donc, je relève le menton et j'oublie déjà toutes les émotions que j'ai ressenties.



Mademoiselle Lys tape fébrilement dans ses mains.



-Bien ! Nous allons pouvoir mettre tout... ce... ce beau travail en écriture ! Euh... Leonardo ! Passe-moi les adjectifs et... et... les détails. Jason choisira les adjectifs qu'il faut et, hum, tu rempliras la "machine à descriptions".


Elle se tourne vers Mélodie, Takaya et moi.


-Les filles, ajoutez... ajoutez tous les mots qu'il faut pour l'histoire dans... dans ce bac. Vous pouvez les mettre dans le désordre, la Syxel s'occupera de la cohérence des phrases.


Takaya est âgée de quatre ans de plus que moi. Elle est très rapide pour le choix des mots et sait parfaitement comment faire. Mélodie, elle, s'occupe de lire à voix haute Narcisse au bord de l'eau et j'empoigne les mots au fur et à mesure de sa lecture. Ils proviennent tous du Quartier littéraire. Ce n'est qu'une nouvelle, mais il y en a des milliers. Nous sommes bientôt rejointes par les garçons, qui conduisent tous les mots jusqu'à la Syxel. Amy les verse délicatement dans l'immense machine dorée et rouillée par le temps et tourne avec précaution une manivelle pour les mélanger. Puis, Mademoiselle Lys règle les capteurs d'image afin qu'il envoient ce qu'ils ont filmé à la Syxel. Lynn colle son œil à une loupe placée au-dessus de la Syxel pour observer toutes les scènes que nous avons tournées.


-Tu veux voir ? Me propose-t-elle.


Je m'avance et plaque mes yeux sur la vitre en forme de cercle. Je les plisse légèrement et distingue des petits dessins qui défilent un par un. L'image n'est pas nette. Sans doute parce que les lecteurs ne se font pas une vision précise des personnages et des univers de leurs livres.

Alex est littéralement métamorphosé. Ses cheveux lisses sont bouclés et plus brillants, sa peau est blanche et laiteuse, et ses vêtements d'adolescent sont échangés avec un immense voile orange. Mélodie, elle, n'a plus sa teinture blonde ratée tout droit sortie de chez le coiffeur mais des cheveux bruns flamboyant décorés de fleurs blanches. Un voile fin et transparent couvre ses épaules et elle arbore une longue robe jaune épousant parfaitement les formes de sa silhouette. Le décor n'est pas précis. Il y a des arbres de plusieurs tailles différentes, de l'herbe verte, une rivière droite comme un segment tracé à la règle.


-C'est ça que verront les lecteurs, m'explique Mademoiselle Lys.


Elle me pointe son doigt fin et manucuré vers une seconde loupe.


-Et à l'intérieur de celle-ci, tu peux voir le texte qu'ils liront.


Je lis des phrases dont les mots se tiennent parfaitement droits et sont alignés dans un ordre précis. Ils sont plats, comme s'ils étaient imprimés à l'encre.



-Quand toute la seconde création sera terminée, vous pourrez voir le résultat. Je passerai une annonce dans l'école et vous aurez l'autorisation de renter dans le livre.


J'ai tellement hâte !


Nous tapons tous ensemble dans nos mains et nous nous retrouvons en quelques secondes sur le chemin de l'école.


***

Voici les tableaux dont je me suis inspirée pour les descriptions de Narcisse et d'Écho ! Ils ont été peints à la Renaissance. Les artistes de l'époque s'inspiraient beaucoup de la mythologie grecque pour leurs œuvres.

Ici, c'est  la nymphe Écho. Je n'ai malheureusement pas trouvé l'artiste qui l'a peinte.


Ce tableau réalisé par René-Antoine Houasse représente le beau Narcisse face à son reflet.

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