Chapitre 19
A ma grande surprise, le monde qui nous entoure n'est pas blanc comme dans Narcisse au bord de l'eau. Quand j'ouvre les yeux, je découvre des immeubles aux façades datant d'un autre siècle qui surplombent des rues dont on ne voit plus les trottoirs tellement il y a de personnes. Des enfants jouent, crient et se faufilent entre les jeunes adultes qui marchent d'un pas pressant de magasins en magasins, tandis que des personnes âgées, souhaitant s'éloigner du désordre qui règne dans la ville, sont assises sur des bancs en bois peints d'une couleur verte pomme. Les noms des nombreuses boutiques sont affichés en caractères soignés qui imitent une belle écriture faite à la plume et possèdent des vitrines à la décoration ancienne et sophistiquée. Pourtant, je peux remarquer que les passants ne sont pas habillés de vêtements d'époque : il est possible de croiser des adolescent en sweat à capuche à côté d'un enfant dont le corps frêle nage dans une longue salopette et dont les cheveux en bataille sont couverts d'un béret. Plus loin, une femme noble à la coiffure distinguée et à la taille serrée dans un corset discute avec un jeune garçon revêtu d'une tunique grecque.
A peine suis-je arrivée ici que ce lieu me fascine déjà. N'est-ce pas fantastique, que, dans une simple rue, autant d'époque se rencontrent ? N'importe quel professeur d'histoire serait émerveillé devant ce mélange de cultures, de croyances, de couleurs...
-Bienvenue au Quartier littéraire ! s'exclame Ethan en me lançant un sourire radieux.
Il salue un groupe de paysans du Moyen-Âge et nous nous engageons dans une ruelle plus tranquille. Il part déjà à la recherche du magasin qu'il avait choisi parmi la longue liste qui s'affiche au début du livre.
Il a l'air tellement à l'aise. Si je ne savais pas que c'était sa première année à Grimm, j'aurais parié qu'il y avait vécu toute sa vie.
-C'est donc la première fois que tu vas ici ? me questionne-t-il d'un air absent.
Je remarque qu'il ne sait pas tellement quoi dire. Peut-être a-t-il du mal à engager la conversation.
"Je suis plutôt timide..." m'a-t-il dit alors qu'il m'emmenait à Grimm pour notre rentrée.
Quand je le vois, il a l'air si détendu... Et lorsqu'il parle, les mots qu'il utilise sont peut-être déplacés. Peut-être cache-t-il plusieurs facettes ? Je crois que j'ai envie de plus le connaître.
-Oui, c'est la première fois. Et toi ? Es-tu déjà venu dans cette ville avec ta catégorie?
-Plus ou moins... murmure-t-il.
Je hausse un sourcil -je crois que c'est un tic, chez moi.
-Comment ça, "plus ou moins" ?
Ethan évite la question en me tournant le dos pour pointer du doigt une vitrine où sont disposés des étalages remplis de petites billes noires.
-Regarde ! s'écrie-t-il en voyant un grand écriteau devant les barquettes. Une promotion de vingt pour cent sur les points ! Ce n'est pas tous les jours que cela arrive !
Il me fait un petit mouvement de la main, m'invitant à le suivre à l'intérieur de la boutique. La chaleur écrasante qui m'étouffait dehors disparaît aussitôt quand je passe le seuil de la porte. C'est une construction en pierre et une fraîcheur agréable se dégage dans la pièce. Mes sandales font grincer le vieux parquet poussiéreux et je suis obligée de marcher sur la pointe des pieds afin que les clients ne se retournent pas vers moi pour me lancer des regards pleins de reproches.
Ethan s'avance vers un porte-manteau et attrape un sac en toile où il est écrit le nom du magasin : "Un point c'est tout". Il papillonne entre les rayons et observe avec des yeux brillants tous les étalages où sont affichés des promotions. Il saisit des lots de trois billes noires accrochées ensemble et les glisse dans son sac. Il ne se prive pas non plus de prendre une vingtaine de billes simples avant de s'emparer de sphères, attachées comme par un fil invisible, à d'autres, formant des points de suspension.
Ethan semble être véritablement aux anges ! Tandis qu'il court dans le magasin comme un gamin émerveillé, je me fais toute petite dans mon coin, un peu mal à l'aise. Je me décide à mettre quelques billes dans le sachet qu'Ethan m'a donné à l'entrée de la boutique. Mais soudain, une femme vêtue à la mode du dix-neuvième siècle me bouscule avec son immense robe en soie, ce qui me fait basculer vers l'avant pendant que les points s'échappent de mes mains et se brisent au contact du sol. Je m'écrase au milieu des fracas et mes doigts manquent de perdre leur sang quand ils se plantent dans les restes des points, dont la matière est apparemment plus tranchante que le verre. Je me relève avec difficulté, sans même recevoir une aide amicale de la part de la jeune femme, qui m'adresse un regard hautain du haut de sa grande taille se terminant d'un large chapeau coiffé d'une plume blanche. Elle dévisage mes cheveux gras en bataille, mon nez retroussé recouvert de tâches de rousseur, mes hanches trop larges pour mon petit corps potelé et mon inséparable jupe à froufrou achetée dans une brocante. Elle siffle et sort du magasin, faisant tourner son ombrelle rose au rythme des mouvements gracieux de sa silhouette fine et légère. Par réflexe, je lui tire la langue et espère qu'elle verra ce geste plein d'audace dans le petit miroir suspendu en haut de la porte.
***
Ethan et moi entendons encore les cris furieux du vendeur quand nous descendons dans la rue. Par chance, ce dernier a accepté que nous repartions avec les points. Pour nous faire pardonner, Ethan a donné beaucoup plus de pièces qu'il ne l'aurait fallu, l'obligeant à oublier la fameuse promotion qui le faisait tant rêver.
Ethan m'entraîne vers un banc qui ressemble à un arrêt de bus. Nous patientons un petit moment. Soudain, des sifflements retentissent et un nuage de fumée grise se développe dans la rue. Une locomotive du dix-neuvième siècle s'arrête devant nous et dépose des adolescentes qui gesticulent et se bousculent en poussant des petits cris d'excitation. Le véhicule repart déjà et nous avons tout juste le temps de sauter à l'intérieur avant qu'il ne quitte la rue.
Nous nous frayons un passage entre les gens et nous cramponnons aux barres de sécurité. Comme dans les métros, les personnes sont serrées les unes contre les autres et la locomotive avance à une vitesse folle. Le chauffeur se retourne vers les passagers et crie :
-Chapitre quinze !
Ethan me saisit par le bras et nous sortons de la locomotive, dans un nouvel arrêt placé au centre d'une rue aux parcs à la végétation dense.
Nous pénétrons dans une supérette nommée "Au pays des adjectifs", où nous accueille une joyeuse vieille femme ronde et habillée d'une robe colorée et fleurie. Ethan se jette dans ses bras et se laisse serrer dans la forte étreinte de la vendeuse, qui lui chuchote de nombreux petits mots à l'oreille.
-Ethy ! Tu m'as tellement manqué ! Je me demandais ce que tu étais devenu... !
Elle s'écarte du jeune garçon et l'examine de la tête au pied.
-Tu as tellement grandi ! Et tes cheveux ont poussé ! remarque-t-elle en tripotant avec amusement les mèches châtains aux reflets dorées de l'adolescent.
Elle se fige quand son regard se plante dans les yeux bleus et clairs d'Ethan.
-C'est... C'est fou comme tu lui ressembles... Tu as ses yeux, Ethy...
Ethan a l'air soudainement mal à l'aise.
-Bonnie ! rouspète-t-il. Pas ici !
La femme fait une moue et lui caresse délicatement ses joues, qui prennent aussitôt une belle couleur pourpre qui me fait sourire.
Puis, elle remarque ma présence et s'avance vers moi.
-Comme tu es jolie ! Je suis certaine que tous les garçons sont à tes pieds ! s'exclame-t-elle en riant.
Je lâche un hoquet de surprise face à ce compliment que je n'aurais jamais pensé entendre à mon égard.
-Euh... Madame... je bafouille. Je n'aime pas tellement qu'on me mente. Vous savez, vous pouvez dire que je suis laide. Je suis habituée.
Bonnie lâche un petit soupir.
-Je ne dis jamais de choses fausses ! Pas vrai, Ethy ?
Ethan approuve timidement, sachant sans doute que ce signe d'approbation veut dire que je suis belle. Je tente de l'ignorer en questionnant la vieille femme.
-Quels adjectifs vendez-vous ?
-J'en ai de toutes sortes ! répond-t-elle, heureuse que je m'intéresse à sa marchandise. Les moins chers sont les plus simples, comme"petits", "grands", "beaux", "moches"...
J'observe les nombreuses lettres sculptées dans la même matière que les points, collées les unes contre les autres pour créer des files de mots.
-Ne t'attarde pas dessus ! Ce sont des mots de pacotilles ! Ces adjectifs finissent tous dans des livres sans intérêt écrits par des auteurs populaires ! Regarde plutôt ceux-ci, me conseille-t-elle en sortant d'un coffre de nouveaux mots. "Passionnant", "magnifique", "précédent", "instruit", "visible", "créatif"... Tu sens comme ces mots sont délicieux lorsque ta langue s'agite quand tu les prononces ? Tu entends le son agréable de leurs syllabes qui coulent comme des fleuves avec douceur ? Ce sont ces adjectifs, les plus beaux ! Ce sont ceux-là que tu dois acheter !
Elle jette aussitôt de nombreux mots dans un sac en toile identique à celui du magasin de ponctuation et le pèse sur une balance placée au centre de la caisse.
-Cinq kilos d'adjectifs ! Cela fait donc un total de trente grimm's et six bill's!
Ethan sort des poches de son short une poignée de pièces dorées ayant chacune sur une face le portrait d'un écrivain célèbre. Je peux reconnaître une représentation de Victor Hugo sur le dos d'une pièce en bronze d'une valeur de six "bill's".
-Je vous remercie ! A très bientôt !
Ethan salue Bonnie et lui promet de revenir la voir très vite. J'adore l'alchimie qu'elle crée avec les gens qu'elle rencontre. J'aime déjà cette femme.
***
Hello tout le monde !
C'est déjà le dix-neuvième chapitre de "Si j'étais" ! Bientôt le vingtième ! Je vous remercie pour votre fidélité, c'est très encourageant !
Je me suis inscrite au concours de @LesEditionsCafe, des talentueux critiques littéraires qui tiennent un magazine nommé "Le Journal du Café". Je participe au prix "Du Public Du Café", avec une dizaine d'autres œuvres wattpadiennes. Merci d'aller voter, pour me donner un petit coup de pouce ! ^^
A bientôt !
Clémence
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