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— Bien. Jeune apprentie, souffla t'il en se tournant face à elle. Tu as sûrement déjà eut droit à la série de questions habituelle. Sache que je ne vais t'en poser que quatre – ou cinq, tout dépendra de tes réponses.
Une flopée de secondes glissa, sans que Shun ne daigne répondre ou encore acquiescer. L'affirmer par des mots ou des gestes lui semblait étranger ; si la jeune fille n'avait pas été en accord avec les paroles de l'homme, elle serait depuis longtemps partie.
Le garçon – Nillem, puisque tel était son nom – approuva cette démarche d'un sourire glacial, détrompé par ses yeux pétillants.
— Puisque tu sembles être d'accord, nous pouvons commencer. Sais tu où se situe la limite entre les morts et les vivants ?
– La limite qui les sépare ?
La question rhétorique de Shun plana un petit temps dans l'air refroidi. Sa voix était grave, enrouée, presque usée par le temps. Elle possédait ces composantes d'antiques mystères oubliés, d'univers cachés dans ses intonations descendantes. C'était une parole ancienne, une parole rude, une parole juste. Une parole de vérité.
— Ce n'est que du Néant répondit elle enfin. — La frontière, si il en existe une toutefois, est floue, troublée par les sombres reflets du ciel survolant les deux mondes. C'est un rêve éveillé, un mirage endormi, qui t'attire à lui à l'aide d'illusions éphémères. Mais ce ne sont que des mirages maléfiques, et, lorsque tu veux en sortir, il est trop tard. Les morts sont morts, et nous ne pouvons plus rien y faire. Vouloir leur parler est dangereux, et c'est là un dur exercice auquel se livrent les dessinateurs. Certains n'en ont pas conscience et sont les plus chanceux. D'autres, à l'inverse, connaissent bien les risques liés à leur fonction ; dès lors, à chaque instant de faiblesse, ils peuvent se perdent dans leur propre esprit et rester prisonnier de cette chimère enchanteresse.
L'examinateur lâcha un petit sourire face au développement construit de la nouvelle apprentie. Shun réussit toutefois à percevoir une minuscule part de surprise dans ses prunelles gelées. Cela ne l'étonnait pas. Son apparence citadine ainsi que ses habits venant tout droit des basses fosses d'Al-Far n'inspiraient que méfiance et doutes, assortis de l'éternelle pensée qu'elle valait moins qu'un enfant dit — normal . D'une certaine façon, cela la blessait. Ce n'était qu'une écorchure bénigne ; après tout, elle avait connu des histoires bien pires, bordées de meurtres, d'assassinats et de décès mystérieux milles fois plus durs et impressionnant que ce qu'elle avait entr'aperçu ici. Seulement, cette plaie s'ajoutait à des dizaines d'autres, toutes pareilles, causées par ce même oubli et ce même étonnement, dû à un jugement hâtif et contradictoire. Vivre en cité ne signifiait pas vivre idiot, mais connaître des astuces pour rester en vie avec un possible manque d'argent et des batailles constantes de clans disparates. La culture était un plus, auquel tous n'avaient ni le temps, no forcément l'envie de s'y consacrer.
L'écart de Nillem ne fut repéré que par les yeux aguerris de Shun, ainsi que ceux noirs d'étoiles du garçon ressemblant à Luffey. Leur grimace commune les fit esquisser un sourire timide, chacun de leur côté. La jeune fille fut surprise de le voir réagir de la sorte. Elle se morigéna aussitôt. Cette pensée coupable équivalait presque autant à l'étonnement de Nillem. Elle ne pouvait plus juger les gens de la sorte, pas après avoir été jugée elle aussi.
— Que penses tu des mercenaires du chaos ?
La nouvelle question la surprit, mais ce qui la surprit d'avantage fut la réponse inexistante du jeune homme. Elle ne put affirmer si elle était satisfaite ou déçue. D'une certaine façon, elle s'attendait à ce que Nillem la contredise, lui renvoie à la figure les points sans liens entre eux qui clochaient dans son discours.
Il ne fit rien de tout cela.
Il se contentait d'acquiescer, de froncer les sourcils, d'analyser et de murmurer dans l'oreille d'Essindra, sans approuver, sans nier. Un étau inexplicable se mit à enserrer le cœur de Shun, mélange de doutes et de regrets. Elle aurait pu dire n'importe quoi qu'aucun d'eux ne l'eut reprit, se contenant de l'écouter exposer les faits, se forgeant leur propre opinion. Elle aurait aimé avoir un véritable débat, ou ne serait ce qu'un retour plus ou moins constructif sur ses paroles.
Quoi qu'elle en dise, cela ne l'étonnait pas.
On ne pouvait pas donner de « retour constructif » sur une opinion. On pouvait présenter des faits, exposer ses pensées, mais on ne pouvait juger l'esprit de quelqu'un en fonction de ses croyances. Bien sûr, certaines choses restaient incontestables – dire que les étrangers d'Al-Far leur volaient leur travail, comme se plaisait à l'affirmer Heirmag, était par exemple incongru : ils aidaient au contraire à construire de nouveaux circuits de circulations, un travail ingrat dont aucun résident ne voulait s'occuper. En revanche, un vieux mythe courrait sur un monstre tentaculaire nommé Ahmour et son alter ego Eqkter. Ces légendes urbaines effrayaient les enfants mais ceux si cessaient d'y croire une fois l'âge passé ; pourtant, Shun avait déjà croisé un jeune home d'environ cinq ans son aîné, craignant dur comme fer au Kharx. Si elle avait été surprise, elle n'en avait rien montré : après tout, qui était elle pour juger ? Le garçon avait ses propres pensées, ses propres croyances, ses doutes et ses peurs ; et ça, elle ne pourrait jamais le changer.
— Les mercenaires du chaos ?
– Tu n'es pas obligée de répéter toutes mes questions, tu sais.
Shun rougit imperceptiblement, sans pour autant se laisser démonter.
— Je dirais que... les Mercenaires du Chaos sont aux Marchombres ce que l'utopie est à la réalité.
– Niveau poésie, tu aurais sans conteste la meilleure note, mais niveau compréhension, nous n'y sommes pas encore. Clarifie ta pensée.
– L'utopie. C'est ce qui désigne un monde parfait — sauf que les mondes parfaits n'existent pas, et les paroles des Mercenaires n'y font pas exception. Leurs propos ne sont que fumée trompeuse, destinée à endoctriner les esprits tourmentés. La réalité, bien qu'elle possède ses défauts, est réelle ; c'est sa force et sa faiblesse. L'utopie, au contraire, dresse un monde dirigé par des meneurs et meneuses généreux et égaux, or cela n'a jamais existé et n'existera jamais.
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