1

LES SPHÈRES graphes.

Merveilles de la nature et du monde sensible, capables de décupler un minuscule pouvoir, créatrices de milles et un miracles. Elles faisaient rêver les enfants des grandes villes, hantaient les esprits des Dessinateurs les plus aguerris et étaient convoitées par plus de la moitié de tout le Gwendalavir.

On aurait dit des étoiles miniatures, des espaces célestes, un cosmos infini qui mourait et renaissait à chaque seconde d'humanité.

« Le feu clair qui remplit les espaces limpides », murmura Shun.

C'est ainsi que Salvarode les avait qualifiés pour la dernière fois, comme s'il faisait une blague qu'il était seul à comprendre. Depuis son grand pas sur le côté, il n'était plus vraiment le même : souvent perdu dans ses pensées, égaré dans les méandres de son esprit, bien plus philosophe qu'il ne l'avait jamais été. Il lui avait dit qu'il lui expliquerait tout à son retour de la caravane. Il l'avait promit.

Il avait menti.

Les poings de Shun se contractèrent imperceptiblement, ses yeux se mirent à papillonner. Papillonner, joli mot pour une chose bien moins belle ; en vérité, ses paupières semblaient peser un poids plus grand encore que l'infini des sphères graphes, et les larmes qui suivaient n'avaient jamais été aussi dures à retenir.

Les sphères graphes. Des mirages étincelants, des illusions parfaites, l'harmonie qui engendrait le chaos.

Celles-ci avaient été destinées à la belle ville d'Al-Vor. Cinq ans plus tard, elles n'y avaient jamais mit les pieds.

La vie était ironique, parfois.

Ces sphères étaient le domaine de l'Harmonie. Elles allaient créer le Chaos. Et pourtant, par la même occasion, elles l'avaient tué.

C'est pour ça que Salvarode était mort ? De simples billes azurées, aussi petites que l'œil d'un coureur ?

Shun lâcha un soupir, glissa la boîte dans sa besace et prit une profonde inspiration. Un bruit imperceptible la fit se redresser immédiatement, tous ses sens en alerte.

Si elle se faisait prendre dans cet endroit, elle allait passer un sale quart d'heure. Le rôle de la disciple éplorée suffisait à éviter les questions gênantes, normalement - c'était bien le seul avantage de la mort de son maître. Cette fois-ci, pourtant, elle savait bien que ce ne serait pas suffisant. À commencer par sa présence ici, et celle des sphères graphes dans son sac en bandoulière.

Le sac, encore une infraction. Si elle n'avait pas le droit de venir ici, encore moins de subtiliser ce qui protégeait la cité, la besace était le verre d'eau qui faisait déborder le vase. Une nouvelle règle qu'elle enfreignait avec joie. Il était strictement défendu de porter quoi que ce soit qui pourrait entraver les mouvements lorsque l'on se trouvait dans la Cité du Chaos.

Elle s'apprêtait à escalader le lierre qui longeait la fenêtre, quand un toussotement l'en interrompit.

Elle sursauta.

Ce toussotement. Elle le connaissait trop bien.

Mais comment...

— Si j'étais toi, je ne ferais pas ça. Le lierre est un Dessin des Mentais, il s'effacera dans moins d'une minute.

— Qu'est-ce que tu veux ?

La phrase avait été agressive malgré elle, et Shun en éprouva une minuscule once de remords. Lui n'avait rien demandé, à part, peut-être, un peu de gloire à devenir Mercenaire. Mais au moins, il n'avait pas tué Salvarode.

A part quelques cernes sous les yeux, il n'avait pas vraiment changé - c'était normal, en deux mois. Toujours le même habit de cuir, dur comme le fer et sombre comme la nuit. Toujours les mêmes cheveux en épis, brossés de façon à donner l'air décoiffé. Toujours les mêmes gants ridicules.

— Shun.

— Nillem, répliqua la jeune femme de la même manière que lui.

S'il l'avait impressionné la première fois qu'elle l'avait vu, ce n'était plus tellement le cas. Bien sûr, Shun restait admirative de ses capacités formidables, de sa discrétion à toute épreuve et de ses techniques imparables. Elle le respectait même, parfois. Mais il ne l'impressionnait plus.

Vivre plus d'un mois avec lui avait aidé, d'une certaine façon. Voir le guerrier redoutable, chef de guilde et maître incontesté, grogner lorsqu'il se réveillait, ça rapprochait forcément.

Quand Salvarode l'avait envoyé être cuisinière (oui, cuisinière !) sur un convoi, Shun ne l'avait pas cru. Les explications pataudes de son maître, d'ordinaire si fin, n'avait rien arrangé : elle devait s'assurer que les sphères graphes, des billes bleus, n'arrivaient pas à leur destination. Waouh. Quelle mission. Elle avait cru comprendre qu'il voulait la punir de son échec cuisant lors de la Rej-kah, et avait résolu de ne plus en parler jusqu'à son départ.

Et puis elle avait vu Nillem.

Il était éclaireur du convoi. Il se prétendait marchombre. Était-ce une mode chez les Mercenaires de se faire passer pour ce qu'ils n'étaient pas ?

Forcément, celui-ci l'avait reconnu - qui ne se souvenait pas de leur échec légendaire, elle qui avait tenu une seconde et trois dixièmes face à un Mentai ? C'était comme ça qu'il l'avait replacé. Sur un échec.

Elle avait sincèrement eu peur, lorsqu'elle avait comprit qu'elle allait devoir vivre un mois non-stop avec lui, en permanence sur son dos. Il n'était pas encore si haut placé, à cette époque. Il venait de quitter les Marchombres. Mais, tout de même, c'était déjà un grand Mercenaire.

Un grand Mercenaire qui n'aimait pas le poulet. Un grand Mercenaire qui faisait un boucan pas possible lorsqu'il se réveillait. Un grand Mercenaire qui détestait plus que tout les araignées.

Oui, les araignées.

Il avait peur des araignées.

Shun sourit discrètement en repensant au jour où elle avait glissé un de ces octopodes dans son lit le matin, du cri qui en avait résulté, et du plus gros fou-rire de toute sa vie.

— Je sais que tu as les sphères graphes, murmura Nillem.

Il savait qu'il s'aventurait sur un terrain glissant. Shun pouvait presque le lire dans ses yeux, dans sa voix, dans son attitude toute entière. Jamais il ne s'était montré aussi doux, aussi compréhensif.

Elle ne tenta même pas de nier.

— Je n'ai pris qu'une boîte. Sur trente-trois.

— C'est déjà une de trop.

— Je dois essayer, Nillem ! Si je veux comprendre, je dois essayer !

Nillem secoua tristement la tête, conscient du combat mental qui se déroulait dans le crâne de la jeune femme. Cela ne fit qu'énerver Shun d'avantage. Salvarode, elle, l'aurait écouté. Il aurait posé des questions, tenté de l'en dissuader, mais n'aurait jamais compatis.

Qu'elle haïssait ce mot ! La compassion. Juste une hypocrisie inutile, que tous pratiquaient sans aucun état-d'âme. Comment auraient-il pu comprendre ne serait-ce qu'un dixième de sa douleur.

— Shun... Tu sais que Salvarode était l'un des Marchombres les plus doués de la guilde. Tu sais aussi que, avant de devenir un Mercenaire, je n'aurais jamais pu le soupçonner. Mais sais-tu pourquoi ?

Shun détestait aussi quand Nillem prenait cette voix, celle du grand maître Shaolin qui tentait expliquer la vie à un papy gâteux. Bien sûr qu'elle le savait. Ce n'était pas pour autant que ça marchait.

La preuve, Salvarode était mort.

— Il n'était pas impulsif.

— Oui, mais pas que.

Shun fronça les sourcils, étonné par la réponse de Nillem.

— Si Salvarode était si fort, c'est parce qu'il savait écouter les autres (Nillem lui sourit doucement, presque timidement). Shun, je t'en prie. Je te le demande en tant qu'ami. Notre plan ne peut pas échouer à cause d'une vengeance personnelle. D'ici quelques jours, tous les Marchombres seront détruits. Et puis... je ne pourrais pas supporter de te perdre.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top