Short Story 56 - Mon histoire

Ton père est sur le point de recevoir la photo.

Nous y sommes dessus tous les trois: lui avec sa barbe rasée de près et son costume bleu ciel, moi arborant une robe rouge et un sourire éclatant, et enfin toi, coincée entre nous deux avec tes magnifiques boucles blondes et ta petite robe blanche fleurie.

Une photo tout à fait ordinaire, n'est-ce pas? Sauf qu'à cet instant où je m'apprête à la lui envoyer, ton père et moi ne sommes pas encore mariés ni même en couple. En fait, nous ne nous sommes même pas encore rencontrés.

Je peux t'imaginer en train de froncer tes sourcils broussailleux à la lecture de cette dernière phrase. Sourcils que tu hériteras d'ailleurs de moi mais qui t'iront tellement mieux...

Oh... Voilà que je me mets à pleurer. Ce n'est pas le moment. J'aurai tout le temps de le faire quand tout sera fini. Ou plutôt quand tout aura commencé. Si tout commence...

*

« Qui êtes-vous ? » sera la première question que me posera ton père.

C'est LA question, celle que se posent tous les êtres humains jour après jour sans vraiment trouver de réponse. Et lorsqu'ils pensent l'avoir trouvée, quelque chose ou quelqu'un vient leur démontrer le contraire.

La deuxième viendra avant même que je ne puisse lui répondre :

« Comment se fait-il que je sois avec vous sur cette photo ? Qui est cette enfant ? »

Je fixerai mon téléphone pendant un moment.

« Invitez-moi à dîner et je vous le dirai peut-être » lui répondrai-je avec un sourire qu'il ne verra pas.

En attendant sa réponse, je me lèverai et irai prendre un bain.

A mon retour, un message s'affichera sur l'écran de mon téléphone portable :

« Ce soir ? A 20h ? »

Mon sourire sera plus grand que le précédent.

« Parfait. »

Ce rendez-vous marquera le début de nombreux autres rendez-vous qui aboutiront à un mariage et à ta naissance.

*

Je sais déjà comment cette histoire se termine. Chaque jour, j'y pense et j'y repense.

Je me dis que je devrais remercier le ciel de me faire un tel cadeau, de savoir à l'avance la couleur de tes yeux, la profondeur de ton regard, les contours de ton visage, la douceur de tes mains, la mélodie de ton rire...

Je devrais être remplie de reconnaissance. Pourtant, il y'a cette déchirure qui subsiste, cette mélancolie qui demeure à l'intérieur de moi.

S'il était possible de voir sa vie future, combien de personnes accepteraient de faire le voyage ? Le mystère, peu importe ce qu'on pourrait dire, est ce qui nous permet de continuer à vivre ; le fait de ne pas savoir de quoi sera fait demain, c'est aussi cela qui nous aide à garder espoir.

Mais moi, je sais déjà comment cette histoire va se terminer. J'ai déjà vu la fin du voyage. De mon voyage.

*

C'est à mes sept ans que je t'ai vue pour la première fois. Mon dos reposait contre le gros chêne qui se trouvait à l'extérieur de notre maison à la campagne.

Je scrutai l'horizon qui s'étendait à perte de vue, attendant sagement que ma mère m'appelle pour le déjeuner quand soudain, il y a eu comme un écran de télévision qui s'est matérialisé devant moi. Ce n'était pas vraiment un écran, cependant. C'était plus comme une fenêtre.

En m'approchant pour voir de quoi il s'agissait, j'ai été comme projetée à l'intérieur. Une grande lumière blanche m'a environnée et je me suis retrouvée ailleurs.

J'étais à table. A ma gauche, un homme m'observait avec des yeux à la fois tendres et interrogateurs.

—Maman ? Tu manges pas ?

J'ai regardé la fillette qui me faisait face, celle qui venait de me poser cette question. A ma grande surprise, je n'étais pas surprise. C'était comme si je m'étais toujours trouvée dans ce lieu avec ces deux êtres qui semblaient m'aimer plus que tout au monde et que j'aimais tout autant.

J'ai fixé ma fourchette qui était restée en suspension dans ma main et me suis mise à manger.

*

Un jour, alors que tu auras sept ans à ton tour, tu viendras vers moi en courant, le regard brillant.

—Maman ! Maman ! Je crois qu'il est amoureux de moi !

Je te regarderai, les sourcils levés, étonnée que tu puisses employer un si grand mot.

—Vraiment ? Qui donc ?

—Oui ! Il s'appelle Tim ! Il a de beaux cheveux bruns, de grands yeux verts et à la récréation il partage toujours son goûter avec moi.

—Il est gentil, te dirai-je, les yeux souriants. Mais sais-tu au moins ce que veut dire « être amoureux » ?

Et là tu me regarderas comme si j'aurai perdu la tête :

—Bien sûr que oui ! C'est lorsqu'on aime quelqu'un très fort ! Comme toi avec papa !

A ce moment-là, j'arrêterai de faire ce que je faisais et je me mettrai à genoux pour être à ta hauteur.

—Comme moi avec papa, oui, mais aussi comme moi avec toi. Car, je t'aime très, très fort. 

—Ça veut dire que toi aussi tu es amoureux de moi ? me demanderas-tu.

Je garderai le silence un instant, réfléchissant à ta question.

Le dictionnaire définit « amoureux » comme étant le fait « d'éprouver de l'amour pour ». Pourquoi, dans ce cas, cette expression devrait-elle être seulement limitée aux couples ? Tous les parents n'éprouvent-ils pas de l'amour pour leurs enfants ?

—Oui, ma chérie, te répondrai-je. Je suis amoureuse de toi.

*

Le jour où je révèlerai à ton père qui je suis vraiment est aussi le jour où notre famille sera brisée à tout jamais.

Après tant d'années, tant de questions sans réponses, la vérité viendra se planter comme un coup de poignard dans son cœur. Vérité qu'il aura du mal à accepter, qu'il contestera avec ferveur et abnégation.

—Si ce que tu dis est vrai, où sont-elles alors ? me demandera-t-il avec colère en me dévisageant des pieds à la tête. 

—Je n'en ai pas, lui répondrai-je. Certains d'entre nous n'en ont pas.

—Tu me prends vraiment pour un idiot.

—Non, mon amour... Écoute-moi...

A ce moment-là, je m'approcherai pour le toucher mais il se dégagera brusquement.

—Dis-moi la vérité, tu as rencontré quelqu'un d'autre, c'est ça ?

Sa question, sincère et légitime, me déchirera le cœur. Car, elle me fera réaliser que peu importe ce que je dirai, il ne me croira jamais.

—Comment peux-tu même seulement penser une chose pareille... ? Tu sais à quel point je t'aime, à quel point je vous aime tous les deux...

—Oui, c'est ça. Tu nous aimes tellement que maintenant tu veux t'en aller.

—Je ne le fais pas par choix, crois-moi...

—On a toujours le choix ! hurlera-t-il.

Pendant un moment, je craindrai qu'il ne t'ait réveillée, mais bien entendu toi tu dormiras à poing fermé.

—Pas toujours, lui dirai-je. Pas cette fois.

—Je vois...

Il me fixera durant de longues secondes, des secondes interminables, comme s'il ne m'aurait jamais vu avant, puis il dira :

—Dans ce cas, je demande le divorce.

Ce sera la dernière fois que ton père et moi nous nous parlerons face à face.

*

A la suite de cela, ma chérie, ta vie sera comme un tourbillon de malheurs. Tu ne comprendras pas pourquoi ton père et moi nous nous serons séparés et je n'arriverai pas à trouver les mots pour te l'expliquer. Bien sûr, ton père se servira de cette incompétence de ma part pour te liguer contre moi, te dire que je suis une mère indigne et que ta vie sera beaucoup mieux sans moi.

C'est la raison pour laquelle j'écris ceci, pour te faire passer ce message que je ne réussirai pas à te transmettre si jamais je décide de mener cette vie qui m'a été destinée. Cette vie où tu en es le centre, comme sur cette photo avec ton papa, cette vie que je devrai abandonner...

Mais alors que j'écris ces mots sur ce papier, il n'est pas encore trop tard... Suis-je vraiment prête à endurer ça ? A vous faire souffrir ton père et toi ? A m'attacher à vous si fortement et ensuite me détacher si brusquement ? Ne vaut-il pas mieux que je souffre de ne vous avoir jamais rencontré plutôt que de souffrir de vous avoir perdu ?

... Ma chérie et toi aussi Alex, mon amour, je suis désolée... Je ne pourrai finalement pas faire ce voyage. C'est trop difficile, je n'y arriverai pas... Je n'enverrai pas cette photo... Alex, tu ne le sauras probablement jamais mais tu es la plus belle chose qui me soit arrivé dans la vie. Mais t'envoyer cette photo déclencherait une suite d'événements qui causeraient ta perte. La perte d'Eve. La perte de notre famille...

Alors je ne le ferai pas.

Ça aurait pu être le début d'une belle histoire...

Cette nouvelle a été écrite dans le cadre du projet collaboratif de @auretla dont le thème est « Ça aurait pu être le début d'une belle histoire... ». Si vous êtes intéressés, je vous invite à aller faire un tour sur leur compte! ;)

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