Chapitre 31

Un angle de vue étrange est offert par la caméra, où l'on ne voit qu'un œil en gros plan, irradiant de couleurs éclatantes.

L'iris est une galaxie, la prunelle, un trou noir. S'agitant dans leur globe, univers blanc si petit, leur posséseur doit être bien agité pour regarder partout ainsi. Les battements de cils, si brefs, ne camouflent qu'à peine le stress de ce monde.

《 Lis-tu quelque chose,

Dans ce joli regard ? 》

On s'éloigne petit à petit de l'œil, découvre un nez, un visage, un être.

Une adolescente.

Elle hésite.

Peut-être s'imagine t-elle des choses, après tout ? Ce n'est pas une option à enlever ! Mais elle ne peut s'empêcher de sentir le poids du doute s'appuyer contre son cœur, comme un signal d'alerte, une alarme interne, qui lui hurle de prêter attention au moindre signe.

Chaque chose compte.

Au pire, elle passera juste pour une fille soucieuse, non ?

Non.

Portée par la caméra, elle court dans un couloir d'école bondé, illuminé par un soleil de fin d'après-midi passant à travers les fenêtres. Le bruit des ragots et des bavardages emplissent la bande-son de morceaux de phrases sans fin.

- ...que tu allais le faire !

- ...crois, non ?

- Si tu veux...

- ...je le...

- ...injuste.

La fille continue sa course, regarde à gauche, à droite, bascule la caméra au fil de ses observations de tous ces visages familiers, cette vague humaine. Les sons qu'elle produit, ses cris et ses murmures, elle les entend comme l'appel du large, les remous de la mer qui s'en vont et reviennent toujours. Ses deux ridicules mondes oculaires peinent à en saisir tous les éclats de rire, les soupirs, les mots vains, les insultes et les intercations, qu'elle voit autant qu'elle les perçoit.

《 "Pliage", quel étrange alter ! Tu te caches telle une tortue.

Une tortue face à l'immensité de l'océan. 》

Cette grandeur, elle la connaît, car elle y fait partie. Elle nage en permanence parmi les bancs de poissons unicolores, croise crabes et oursins, qui lui font regretter de s'être approcher d'eux, salue les baleines placides, se méfie des dauphins, remarque le plancton timide, plaisante avec les autres de son espèce.

Les reflets de cette mer, elle s'y plaît. Ils sont beaux, rappel ceux des joyaux, et cela ne l'a jamais déboussolée... jusqu'à maintenant.


Trop de contre-courants qui l'emportent sur elle, les bruits des autres lui font tourner la tête, et elle cherche, cherche encore et encore ce qui lui donne cette pression au cœur, cet organe tout mou derrière la puissante carapace d'une tortue.

Elle parcourt l'étendue encore quelques instants, avant que son regard ne se fige pour de bon sur un point : elle l'a trouvé.

- YO !

Son cri se percute à ses oreilles, malgré tout ce qui les entoure, défie la mer en une interpellation. Il se retourne, surpris, se rapproche d'elle de quelques bonnes brasses, afin d'être assez proche l'un de l'autre.

- Qu'est-ce qu'il y a, Tatami ?

Sa voix est posée, calme comme la brise, plume emportée au loin, qui vient lui caresser les oreilles, mais restant audible grâce au miracle de leur proximité.

La blonde se sent un peu ridicule, à côté de lui. Elle peine à trouver ses mots, est essouflée par l'inquiétude et sa nage, alors que le noiraud affiche une attitude décomplexée au possible.

Elle finit par se lancer, espérant que la mer autour d'eux ne masque pas sa parole, qu'aucun tsunami ne vienne l'emporter.

- Pas grand-chose, juste que...

Elle déglutit.

- J'ai l'impression que tu es un peu triste. Ça va ?

Ses quelques mots s'échappent de sa bouche, et elle regrette déjà : quelle question idiote !

L'adolescent tique, comme si l'adolescente venait de l'insulter. Il roule des yeux puis sourit, presque gêné par la propre maladresse de l'apprentie-héroïne.

- Et s'en est bien une ! C'est gentil de t'inquiéter pour moi, mais je ne sais pas où tu es parti pêcher cette idée-là !

- J'ai juste peur pour toi ! Depuis quelques temps, tu agis bizarrement !

Sa voix est montée d'un cran sans qu'elle ne s'en rende compte, mais loin de l'aggresivité, elle démontre la force de sa peur.

- Tu as dû rêver, alors. Je vais bien.

Sec. Trop sec. Malgré le sourire, la risée gifle sa joue.

Sans plus de cérémonie, il tourne les talons, sous le regard incrédule de la jeune fille.

- Attends !

Son mot s'égare parmi la houle, meurt dans les vagues et les remous. Emportée par le courant, la silhouette du jeune homme disparaît dans l'inconnu, happée par le gouffre de l'horizon.

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Tatami hurle.

Elle hurle dans son oreiller, le goût affreux du tissu envahissant sa bouche, et le sel de la mer qui dévale sur ses joues.

Pourquoi.

Pourquoi.

Pourquoi.

POURQUOI ?

Une plainte étouffée dans son coussin, qui ne doit attirer personne, être tout au plus une légère brise sans vague, sans bras ni jambes qui s'agitent sous la peine.

Elle l'a vu.

La vidéo.

Ce matin.

Mais qu'est-ce qu'elle avait LAISSÉ faire ?!

Quand elle avait remarquée que Yo n'était pas là ce matin, elle a espérée que ce ne soit que pour un rhume.

Pas ça.

TOUT mais pas ça.

Elle ne savait pas.

Elle ne... elle ne se doutait pas de tout ça.

Le bruit des os qui se brisent, les cris horrifiés, le train.

Si elle avait insisté un tout petit peu plus...

Si elle l'avait suivi...

Si elle avait osé...

《 Que ce serait-il passé ? 》

Jusqu'à la dernière seconde, elle espérait un retournement de situation, que ce ne soit qu'une gigantesque blague de mauvais goût, que Yo revienne en riant, fier de sa bêtise, qu'on l'engueule comme un sale gosse. Que rien ne se termine.

Peut-être était-il trop tard pour le faire changer d'avis.

Peut-être n'avait-elle pas choisi les bons mots.

Peut-être que personne ne possédait de quoi l'aider.

Elle ne le saura jamais.

Tout ce qu'elle a, maintenant, c'est cette culpabilité qui la broie de l'intérieur, cette voix qui lui souffle que les choses auraient pu être différentes, si elle avait essayé.

La caméra s'éloigne de son lit, montre quelques secondes son téléphone posé sur son bureau, avant que l'écran de chargement ne se dévoile une nouvelle fois.

《 Et demain, tu n'iras pas en cours.
C'est dommage, on t'aurait interrogé.
Tu aurais pu dévoiler tout ce qui n'allait pas.

Et tu n'oseras jamais avouer ce que tu savais.
Parce que tu te sens coupable.
Tu ne l'as pas filmé, tu ne l'as pas poussé.
Mais c'est comme si tu l'avais tué. 》

Chargement terminé.

L'adolescente repose son portable sur son matelas, le front suant.

"Ta maison a un très joli jardin."

Son visage se tord.

Un pur hasard. Il, ou elle, n'est pas sérieux. Personne, dans l'entourage du noiraud, n'est assez perché pour menacer quelqu'un comme ça. Ce n'est rien de plus qu'un petit malin en manque d'attention qui a réussi à obtenir son numéro. Il y a nombre d'alters différents, pourquoi pas un de piratage ?

Elle se lève, à peine rassurée par ses propres propos, et se dirige vers sa fenêtre, aux rideaux tirés.

C'est idiot... mais elle a besoin de vérifier. Elle se sentira mieux, après.

Dans un bruit mou, Tatami les tire, découvrant son propre reflet fatiguée dans la vitre, ses cheveux emmêlés, ses cernes, son pyjama à motif de tortues débraillé, sa honte.

Elle a prit dix ans d'un coup.

En bas de chez-elle, il y a un lampadaire sur le trottoire, qui éclaire en grande partie son jardin. Si il y a quelqu'un, elle le verra tout de suite.

La caméra suit son regard, plonge quelques mètres plus bas, vers l'herbe jaunie par la lumière artificielle, et de magnifiques fleurs.

Il n'y a rien d'autre.

Elle soupire, et remet en place le morceau de tissus. Oui, elle a paniquée comme une idiote, il n'y a rien à craindre.

Enfin, pour l'instant.

Elle espère.

Tatami se recouche, en tombant comme une pierre sur son lit. Elle sait qu'elle ne trouvera pas le sommeil, les autres nuits l'ont démontrées. Il n'y a qu'avec son portable qu'elle parvient à perdre ses heures, à fuir la surface et ses problèmes. Errer dans les abîmes d'Internet ou de la mer, quelles différences, au final ? On finit dans tous les cas par ne jamais pouvoir remonter.

Son appareil vibre. Encore un message de cette personne ?

Tu ne choisis rien.

Écran noir, et ce message écrit en lettres capitales.

Elle bat des yeux.

Plus rien.

Chargement terminé.

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