Chapitre 19
Cassette numéro trois, enregistrement un.
- Gros con.
La voix est sèche, claquante comme une gifle.
- T'as vraiment décidé de tout foutre en l'air.
...
- Bien sûr, mônsieur n'écoute personne, du coup mônsieur fait n'importe quoi, et on se retrouve avec un autre macabée sur les bras !
...
- On t'avait dit de patienter, débile ! Là, on est bloqué, à cause de tes conneries !
...
- Oui, ça fait très joli dans les faits divers, mais après, on rigole beaucoup moins ! BORDEL, est-ce que tu te rend compte que plus ça va, plus ils se rendent compte que quelque chose ne tourne pas rond ? Bien sûr que non, puisque tu ne penses qu'à toi !
...
- Grand-frère, je vais finir par croire qu'on ne va jamais y arriver. Il nous faudra leur glacer le cœur, pour que ça s'arrête.
○○○●●●
Un bout de l'histoire se dévoile, se présentant sous les traits d'une brunette aux joues roses. Elle se tient dans un café bondé, habillée en serveuse, un plateau d'argent à la main. Elle court partout, virvoltant dans un spectacle de vaisselles, commandes, thés et cuillères, servant clients, collègues, patron, tout ceux pouvant émettre un jugement quant à la qualité de son travail. La caméra languie sur son plateau, qui se remplit et se vide au fil de ses allers et retours, devient plus ou moins lourd, métaphore cachée de certains tourments. Ses chaussures qui s'usent sur le parquet lustré ne sont ni chaussons de ballerines, ni escarpins de top-model, juste un morceau de son uniforme, une partie d'un contrat qu'elle se doit de garder le plus longtemps possible.
- Mais si, on dirait une danseuse ! assurent certains, admiratifs. Regardez-la ! Sa bouche et les mots qui en sortent, ses joues, son sourire et ses rires, ses pas et ce grand "tout" ! C'est une adorable et brave jeune fille, elle mérite ses pourboires ! Que le gérant la bénisse, car c'est un chérubin qui travaille sous nos yeux, un ange que le Paradis nous envoie !
- Ce n'est pas un ange, mes chers, mais plutôt un chat ! Vous avez vu ces coussinets ? Ce rose d'enfance qui les colorent, ainsi que ses joues ? Elle avance sans bruit, sert sans qu'on ne la remarque ! Il faut que ses mots sortent, comme un ronronnement doux, pour qu'elle galvanise l'attention comme ces stars à la figure de poupée !
Et elle, qui répond à ces louanges comme à un début de célébrité, gênée, remerciant ces bouquets de fleurs oraux, qu'on lui jette dans les bras par surprise, sans qu'elle ne parvienne à identifier les visages qui les envoyaient. Ses bras débordent de cette affection, qu'il vienne de ce café ou d'ailleurs. Les pétales de cet amour lui chatouillent le nez, les tiges lui pèsent, le parfum la cache, le pollen est poison.
《 Oh, chérie, si tu es un ange, où sont passées tes ailes ?
Tu ne peut être qu'un chat, car le mystère dans vos prunelles est le même. Tu avances, sans bruit, tu es là, l'amie.
Dis-moi, grenouille, as-tu entendu le son des cloches ? 》
Cette voix, on la reconnait, mais on ne sait dire d'où elle vient. Elle est proche et lointaine, douce mais rude. Un appel, proche du murmure, mais qui puise sa force dans les cris.
Cette fille, elle continue de valser. La scène tangue, la caméra vacille avec elle, plonge et s'arrête, l'adolescente se mouvoie, et le cadrage s'emballe, glisse sur les murs, les lumières et les autres. L'horloge murale, ses cliquetis incessants du temps qui s'écoule, les aiguilles malheureuses qui se perdent dans ce cadran.
Tic, tic, ses pas s'emmêlent, se pensait-elle éternelle ? Tac tac, elle se rattrape trop tard, voilà qu'elle tombe et-
《 STOP. 》
La caméra s'emporte, dézoume au maximum, avant de revenir avec la même brutalité.
Le plateau d'argent est brisé. La fille est à terre, le visage caché par son bras. Des éclats de porcelaines sont éparpillés tout autour.
- Tu vas bien ?
Trois petits mots qui retentissent dans le silence. Le café a changé, il est vide, maintenant. Plus d'humain, plus de meubles. L'horloge a disparue.
Sa tête se relève, sa bouche se prépare à rassurer les autres, mais sa vue se bloque sur le vide en face d'elle.
- Tu as l'air d'aller bien !
Elle se retourne, son regard balaie la pièce nue, mais personne. Personne, à part son souffle. L'odeur sucrée et amère des boissons a disparue. L'air est froid, quasi glacial.
♤ : Qui est là ?
◇ : Je deviens folle.
♧ : Qu'est-ce qu'il vient de se passer ?
☆ : [Sortir.]
☆ : [Sortir.]
Elle se relève, arrive à genoux, puis debout. La brunette avance vers la sortie, ne se retournant qu'une seule fois, juste avant de fermer la porte. Rien, à part le vide.
La ville a changée. Les rues ont changées. Le ciel aussi. Tout est plus sombre, plus flou. La netteté des décors, le début et la fin des bâtiments, tout a été comme... gommé. Pas d'étoiles, ni de lune, à peine quelques lampadaires pour veiller sur elle et son chemin.
Ah, son chemin...
Elle s'arrête, au beau milieu du trottoir.
《 Ah ! SON chemin ! 》
Ah...
Ah ah.
Ah ah ah.
AH AH AH AH.
AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH AH !
Elle ferme les yeux, se bouche les oreilles, hurle :
- DENKI ARRÊTE !
Tout se tait d'un coup. Le même silence qu'on les mauvaises choses avant d'arriver.
Ces rires...
Non.
Non.
PAS ÇA !
Son ventre se tord, lui rappelle à quel point à cause..., elle souffre. Il se lacère, se broie, se tend et se déchire. Oui, il y a bien une raison à tout cela, non ? On ne souffre pas pour rien sans explication ?
- Vous allez bien, madame ?
Une main se pose sur son épaule, chaleureuse. La brunette rouvre les yeux. La caméra rend compte qu'elle s'était recroquevillée sur elle-même, à genoux, en une toute petite boule humaine, tremblante dans le froid et la peur.
Un enfant lui apparait à sa vue. Ses cheveux blonds, sa petite mèche noire...
- Denki ?
Son murmure peine à quitter ses lèvres. Elle ne voit plus que lui, plus que ce qui lui sourit, presque amusé par la question.
- Ouais, c'est comme ça que je m'appelle !
Elle bat des cils, épuisée.
♤ : Qu'est-ce qui se passe ?
◇ : Je ne comprend plus rien.
♧ : Pourquoi tu as disparu ?
☆ : [Ne rien dire.]
☆ : [Ne rien dire.]
L'adolescente ne parle pas, et ne cherche même plus à se redresser. Elle attend que le garçon aborde un sujet, n'importe quoi, et reste comme ça, les yeux mi-clos, surveillant celui qui est à ses côtés.
L'enfant remarque qu'elle enserre son ventre. Son sourire fâne, comme les fleurs de ses bouquets qu'elle reçoit.
- Oh... Madame, je suis désolé pour vous. C'est difficile d'être, pas vrai ?
- D'être... ? répond t-elle, la voix cassée.
Il soupire, exaspéré.
- Vous, madame... Vous l'avez vu, que les bobos de l'endométriose, et ceux d'une fausse couche, ça se ressemblent un peu, non ?
Son cœur s'arrête.
Un bébé.
- Tu... C'est... c'est vrai...
Douze ans.
- "Endométriose"... C'est encore un mot d'adulte compliqué, pour dire qu'il y a des mamans qui n'existeront jamais.
C'est jeune. Très jeune. Presque un miracle, vu à quel point c'est difficile à détecter.
- J'ai fini par accepter mon sort, Denki.
Celui de ne jamais pouvoir devenir mère.
L'adolescente reprend sa respiration, suante.
- Mais tu as tort... C'est compliqué, mais dans une majorité des cas, on peut quand-même l'être....
Mais pour son cas, on lui a bien dit de ne pas espérer.
Elle reprend, sur un ton plus déterminé :
- De toute manière... avec la voie que j'ai choisi, je n'aurai pas eu le temps de serrer un être dans le creux de mes bras. Je suis Uravity, et si, dans mon malheur, la vie a fait que je ne puisse jamais la donner...
Elle se remet debout.
- Je me suis offerte la capacité d'en sauver.
L'enfant reste muet, attend avec patience qu'elle termine ce qui doit être conclu.
- Être mère, ce n'est pas juste donner naissance. Les mères, ce sont toutes celles qui protègent, assurent, rassurent, aiment les autres, les plus faibles, ceux dont la vie a oublié de donner des ailes, ou qui sont encore trop faibles pour les déployer. Elle leur apprend à agir, à voir et percevoir le monde, à se défendre et protéger ceux qu'ils leur sont chers. Je suis encore trop jeune pour prétendre à ce statut, mais un jour, sans même m'en rendre compte, je serai déjà devenu maman.
Elle termine enfin, à bout :
- Une femme ne se résume pas aux existences qu'elle peut porter. Une femme ne se résume pas tout court. Un homme non plus, d'ailleurs. Tout ce que je viens de te dire, Denki, cela s'applique aussi à vous, les garçons. Que la vie t'empêche d'être parent biologique d'un être ne veut pas dire que tu n'auras jamais quelqu'un qui, à ses yeux, te verra comme cela.
L'enfant la regarde, voit sur son visage la détermination.
- C'est joli, complimente t-il dans un ricanement. Vraiment, très jolie blague.
La plus grande tiqua.
- Comment ça ? Je suis sérieuse !
- Ton ventre te fait toujours aussi mal, malgré les médicaments ?
Son corps se raidit.
Pourtant, elle les prend quand il le faut, et n'a jamais eu de problème de cette ampleur !
L'accident du matin avec Mina, et la flaque de sang sur la chaise.
Ça ne lui était jamais arrivé, depuis le début de son traitement.
Le blond poursuit, le paysage changeant tout autour de lui, le bruit de la foule s'approchant de plus en plus d'eux :
- Ochako, tu as ratée sur tous les points, tu sais.
Le béton sous leurs pieds se transforme en carrelage.
- Ton rôle de "maman" ou de "grande sœur", c'est une connerie, meuf.
Elle entend... le bruit des trains ? Une gare ?
Le blond s'approche d'un pas, et elle recule aussitôt d'une même distance. Son apparence a changée. Son ton a changé. Ses mots ont changés.
- De toi à moi, on le sait.
La brunette recule encore, au fur et à mesure que l'autre se rapproche.
Sa chaussure finit par se poser sur du vide.
Son corps se tord, menace de tomber à la renverse.
- T'as jamais pu sauver quelqu'un, ici.
Ses yeux s'ouvrent en grand.
Elle revoie cette scène.
Cette scène qui ne devait être qu'un mauvais rêve.
Yo.
La gare.
Le train.
Les cris.
Le bruit des os qui se brisent.
Le caméraman.
ELLE.
Elle chute, tourne la tête au même moment.
Le train arrive.
Écran noir.
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