Chapitre 30 : Adieu

Léarco faisait les cent pas autour du rocher sur lequel s'était assise Zalénia. Sheireen était partie depuis bien trop longtemps à son gout et il s'en voulait de l'avoir obligé à les mettre en sécurité au détriment d'Orestt.

— Calme-toi, elle va revenir, disait sa sœur agacée.

— Il a dû se passer quelque chose, c'est sûr.

Elle roula des yeux avant de sauter de son assise pour arrêter les va-et-vient de son frère. Elle lui en voulait un peu qu'il s'inquiète pour cette elfe au lieu de lui demander comment ça allait. Elle sortait de plusieurs mois d'emprisonnement tout de même.

— Léarco, disait-elle en l'attrapant par les épaules. Ce n'est pas en angoissant toujours plus que tu vas l'aider, tu sais. Repose-toi, tu as l'air exténué.

Plus qu'épuisé, il avait l'air complètement à bout. Zalénia se demandait ce qu'il avait bien pu traverser pour venir la chercher à An Wesiri. Elle le fit assoir au sol, le dos contre la pierre et alla chercher de l'eau à la rivière toute proche. La blonde n'ayant aucun récipient, elle arracha un gros bout d'écorce au tronc le plus proche pour lui rapporter le précieux liquide.

Il but goulument puis ses yeux se posèrent sur sa sœur.

— Désolé. Je devrais m'occuper de toi, nous chercher un abri pour la nuit qui approche, mais...

— Ne t'inquiète pas pour moi.

— Je m'inquiète pour toi depuis des mois, je ne peux pas arrêter aussi facilement, souriait-il.

La princesse le lui rendit avant d'ajouter :

— Et bien, maintenant, c'est fini !

Les yeux de Léarco s'écarquillèrent alors qu'il fixait quelque chose dans le dos de la jeune femme et Zalénia se retourna brusquement. Sheireen était de retour, recouverte de sang et portant un corps inanimé.

L'elfe vacilla, son épée tomba sur le sol, mais elle tint bon. Sous le regard des deux autres, elle fit quelques pas, tourna la tête vers eux pour leur lancer :

— Suivez-moi.

Puis elle reprit sa route.

Zalénia aida son frère à se relever et ils la suivirent en silence. Ils traversèrent ainsi une petite partie de forêt avant de rejoindre des sous-bois plus lumineux. Une première cabane en bois apparut, puis une seconde et, bientôt, ils furent sur un chemin en pierre qui serpentait dans un village elfe.

Les gens les regardèrent passer depuis leur maison au sol ou dans les arbres, mais personne ne vint à leur rencontre à part une femme d'âge mûr. La peau noire et les cheveux vert foncé, elle s'approcha avec détermination de Sheireen qui ouvrait la marche pour s'arrêter devant elle.

Les bras croisés, la dame demanda :

— Avez-vous besoin de soin ?

Voyant que Sheireen mettait bien trop de temps à répondre, Zalénia prit les devants :

— Veuillez-nous excuser, nous arrivons de... (elle hésita avant de reformuler), nous avons eu à faire avec les Wesi et nous sommes plutôt mal au point. Surtout, mon frère et l'elfe face à vous. Auriez-vous de quoi les soigner ? Nous repartirons le plus rapidement possible.

— Et celui-ci ? demanda-t-elle en montrant le corps que tenait toujours Sheireen.

— Il n'y a malheureusement plus rien à faire pour lui... commençait Zalénia.

— Je souhaiterais lui offrir une sépulture digne, la coupait Sheireen d'une voix éraillée.

— Il n'est pas des nôtres, je ne peux pas accéder à ta demande. En ce qui concerne les soins. Je ne peux évidemment pas refuser.

Elle fit signe à deux elfes non loin qui accoururent.

— Occupez-vous d'eux. Toi, suis-moi.

Zalénia et Léarco s'éloignèrent en compagnie des deux nouveaux venus, se demandant ce qu'allait bien pouvoir se dire Sheireen et l'inconnue.

La femme guida l'elfe aux cheveux bleus jusqu'à un grand bâtiment de bois clair. Elles en firent le tour pour rejoindre une petite cabane bien plus modeste dans laquelle brillaient quelques bougies. Une odeur d'encens chatouilla le nez des deux femmes lorsqu'elles entrèrent. Il n'y avait personne à l'intérieur, seulement une table et quelques plantes séchées.

Sheireen déposa Orestt sur la table en bois, et alors toute la fatigue qu'elle retenait depuis si longtemps s'abattit sur elle. Ses jambes ne la portaient plus, elle dut se retenir au meuble pour ne pas tomber.

— Tu devrais aller te reposer, disait l'elfe dans son dos.

— Pas encore.

— Qu'est-ce que tu veux faire ? Creuser une tombe dans ton état ?

— Pas de tombe. J'ai dit que je voulais quelque chose de mieux.

— Je sais ce que tu as dit. Et tu connais ma réponse. Ce n'est pas un elfe.

La jeune elfe ferma les yeux, en proie à des vertiges de plus en plus forts.

— Va te coucher. Je peux demander qu'il soit embaumé, ensuite nous verrons, continuait la femme.

— Je ne veux pas le laisser.

— Il est mort, Sheireen.

Elle frissonna en entendant ces mots. Autant pour les premiers et ce qu'ils signifiaient, que pour son propre prénom.

— Tu ne veux pas savoir ce qu'il s'est passé ? demandait-elle.

— Je veux que tu ailles dormir. Tu pourras tout me raconter, ou non, demain.

Il y eut un long silence avant que Sheireen ne cède. L'elfe la guida jusqu'à une maison toute proche où attendaient déjà Léarco et Zalénia, propres et soignés. Alors qu'elle allait les laisser se reposer, la femme se tourna une dernière fois vers Sheireen et lui demanda :

— Est-ce que Seth va bien ?

— Il va bien, il est en sécurité à Liodas, maman.

Ce dernier mot lui avait échappé, elle ne voulait pas vraiment que les deux blonds ne lui posent de question à ce sujet. Pourtant, ils ne semblèrent pas y faire attention, ils étaient presque aussi fatigués qu'elle après tout et lorsque l'elfe aux cheveux verts fut parti, tous s'endormir rapidement.

Étrangement, ils ne rêvèrent pas cette nuit-là. Peut-être étaient-ils trop fatigués, à moins que ce ne soit le fait de l'encens qui parfumait l'unique pièce de la cabane.

Lorsque Sheireen se réveilla, le soleil était déjà bien haut dans le ciel et Léarco et Zalénia avaient disparu. Elle ne s'en inquiéta pas, hésitant même à se rendormir pour fuir le moment qu'elle redoutait. Il allait falloir faire de nouveau face au corps d'Orestt.

Elle finissait tout de même par sortir du lit.

Dehors, il faisait frais, un vent du nord soufflait sur la forêt, guidant l'odeur de la mer jusqu'aux elfes. Les yeux fermés, Sheireen respirait doucement en écoutant le bruissement des feuilles lorsqu'elle entendit quelqu'un approcher.

Elle rouvrit les yeux pour découvrir Léarco.

— Tu viens me demander de vous ramener à Liodas, c'est ça ?

— Non.

Il laissa le silence se réinstaller, savourant lui aussi l'air qui balayait son visage et ses courtes boucles blondes.

— Pas encore, finissait-il par dire. Nous sommes en sécurité ici, prends le temps qu'il te faut, nous attendrons.

— Merci.

Il s'en alla pour rejoindre un groupe d'elfes qui revenaient de la chasse. Parmi elles, Zalénia tenait elle aussi un arc ainsi qu'un lapin. Sheireen ne s'attarda pas sur la scène qui se déroulait à quelques pas et s'engagea sur l'allée principale du village. Elle tomba rapidement sur le gros bâtiment clair de la veille, la salle du conseil. Vide à cette heure, Sheireen se permit de jeter un œil à l'intérieur.

Éclairée par la lumière du soleil qui perçait par les fenêtres, une immense table occupait la pièce. Autour, neuf sièges étaient parfaitement rangés.

— Tu aurais pu siéger ici, tu sais.

Sheireen sursauta avant de se retourner pour faire face à sa mère.

— Je sais.

Elle s'éloigna du bâtiment suivi de la femme qui n'insista pas. Elles arrivèrent à la petite cabane aux bougies, entrèrent et Sheireen manqua de s'effondrer.

Il était là, comme endormi.

— Ils ont fait du bon travail, disait sa mère.

Elle attrapa les épaules de sa fille, qui se secouaient doucement en silence, pour la rapprocher d'elle et la prendre dans ses bras. Comme lorsqu'elle était petite, Sheireen se laissa faire, fermant les yeux sous les caresses maternelles et, bientôt, sa respiration se calma.

Sans un mot, elles se séparèrent. Sheireen s'avança vers le corps. Elle le souleva comme la veille et sortit de la cabane. Sa mère la guida jusqu'à la sortie du village.

— Où veux-tu aller ? demandait-elle.

— Je ne sais pas. Je vais marcher et je verrais bien.

— Je suis désolé, Sheireen.

— Ce n'est pas ta faute.

Peu importait de quoi elle parlait, que ce soit l'interdiction d'inhumer Orestt dans les rites elfiques ou de la mort du jeune homme, sa mère n'y était pour rien. Ainsi avança-t-elle sous les arbres à la recherche d'un endroit où Orestt pourrait reposer à jamais.

L'elfe s'enfonça dans la grande forêt Maranwë sous le regard de sa mère. Bientôt, la lumière se fit plus rare, elle passa tout proche du cimetière du village, mais ne s'y arrêta pas, continuant sa route entre les troncs.

Ses pas finirent par la mener à une clairière qu'elle ne connaissait pas. Traversée par un fin ruisseau et légèrement illuminée par le soleil à travers une trouée dans la canopée, elle était parfaite.

Elle déposa délicatement Orestt sur le tapis de mousse. Le silence l'enveloppait totalement, pourtant, elle le brisa en commençant à creuser le sol meuble à mains nues. Ses courts ongles rencontraient de temps en temps un caillou ou une racine, la faisant grimacer de douleur, mais elle refusait d'user de la magie.

L'astre continuait sa course dans le ciel tandis que le trou s'agrandissait. Le vent s'était tut, les oiseaux aussi, comme observant la jeune femme creuser.

Enfin, elle sembla satisfaite de son travail et elle sortit du trou, couverte de terre et les mains en sang. Elle arracha de la mousse du sol pour en tapisser le fond de la tombe puis souleva de nouveau Orestt pour le glisser dans le trou.

Devant son visage pâle, elle ne put que se demander ce qu'il se serait passé s'il avait vécu. Serait-il devenu un allié de Zalia, aurait-il rejoint les forces de Sa Majesté ? Probablement pas. Il aurait sans doute disparu sans laisser de trace, emportant avec lui toutes ses connaissances mystérieuses sur les auras noires. Peut-être que leurs routes se seraient croisées de nouveau, un jour. Ou peut-être pas.

De toute façon, il était mort maintenant.

Elle sortait du trou, emportant avec elle le poignard du jeune homme, lui laissant sa rapière. Puis elle commença à reboucher la tombe.

En sueur, elle finissait par s'assoir à côté du ruisseau, la terre retournée dans son dos. Le soleil descendait déjà dans le ciel. Elle ferma les yeux, sa peau captant les derniers rayons avant qu'ils ne disparaissent derrière les arbres. Le bruissement du vent et le murmure de l'eau lui chatouillaient les oreilles.

Elle resta ainsi longtemps, très longtemps, au point que derrière les bruits les plus évidents s'en dessinèrent des plus discrets. Elle se mit à entendre les insectes dans et sur le sol, la mousse qui bruissait sous son corps immobile. Puis ce fut la sève dans les arbres, glissant tout doucement le long du tronc et des branches et enfin, les battements étranges de la Terre elle-même.

Sans s'en rendre compte, Sheireen avait suivi une partie des rites funéraires des elfes. Elle s'était mise à méditer après l'enterrement d'un proche.

Sa respiration s'était synchronisée avec les autres êtres vivants alentour.

L'elfe eut alors l'impression de flotter hors de son corps. Elle se mit à voyager au-dessus de Maranwë, dans le vent. Elle aperçut son village, elle sentit la vie qui s'y déroulait. Elle vit la mer au nord. Il y eut une rafale et elle fut emportée loin. Elle survola le désert Orumë où la guerre faisait rage, elle arriva jusqu'aux montagnes puis l'immense jungle des Krigus apparut sous elle.

Soudain, elle tomba droit vers le sol et en un instant, il lui sembla être la terre elle-même. Tout venait d'elle et revenait à elle. Il lui sembla naitre, vivre et mourir des milliers de fois.

Alors, elle comprit. Elle, comme tous les êtres vivants faisaient partie d'un tout invisible. La vie ne finirait jamais.

Sheireen ouvrit brusquement les yeux. Elle n'avait pas bougé, il faisait nuit.

Apaisée, elle se releva, les jambes raides et le dos ankylosé. Elle fit quelques pas, n'arrivant pas à retourner à la réalité. Tout avait l'air si parfait du point de vue de la Terre. Pourtant, maintenant qu'elle avait retrouvé son corps, elle se rappelait toute la douleur que voulait dire être en vie. La guerre semblait ne jamais pouvoir s'arrêter, nourrie par cette vie infinie.

Elle lança un dernier regard à la tombe d'Orestt et s'engagea sur le chemin vers le village.

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