Chapitre 3 : Terre Noire

Il faisait nuit, elle courait, seule, ne prêtant pas attention aux branches qui lui griffaient le visage et les bras, qui s'accrochaient à ses vêtements. Ses petites jambes la guidaient entre les immenses arbres de la forêt que tous craignaient. La forêt Maranwë. Les contes et légendes qu'on lui avait racontés ne comptaient plus, le vrai danger était derrière elle.

Pourtant, elle savait qu'elle ne pourrait bientôt plus avancer, car la forêt se terminerait pour laisser place à la mer. Cette étendue d'eau bordant le nord du royaume de Zalia. La fille ne savait pas nager.

Elle aurait pu bifurquer vers la droite, cela lui aurait laissé plus de temps, mais l'elfe aurait fini par déboucher en Wesiria, le royaume de ses poursuivants.

Derrière, elle entendait le souffle saccadé de son père, de temps en temps couvert par le bruit d'un arc qu'on bandait, puis qui lâchait sa flèche. Plus loin encore, elle entendait les pas lourds de leurs poursuivants. Des Wesi qui s'étaient aventurés en dehors de leur terre et avaient attaqué leur village, massacrant de nombreux elfes.

Elle courait depuis un long moment, s'enfonçant de plus en plus dans le bois sombre, lorsqu'un ennemi apparut devant elle, lui bloquant le passage. Les yeux violets de la jeune fille s'agrandirent d'épouvante tandis que l'homme dégainait un sabre. Elle n'arriverait jamais jusqu'à la mer.

La jeune elfe sortit son poignard en tremblant. Elle sentait les larmes monter, menaçant de déborder.

L'homme fit de multiples mouvements avec son arme, se rapprochant doucement, jouant avec elle en ricanant. Le sabre frôla le visage de la petite elfe, coupant une mèche de ses cheveux bleus.

Son rire se transforma en râle lorsqu'une lame lui perfora le cou. Elle retint un cri d'horreur tandis qu'il s'écrasait au sol, laissant la place à un grand elfe aux cheveux tout aussi bleus et à la peau de la couleur des troncs qui les entouraient. Son père. Il lui sourit et repartit combattre les deux Wesi restants. Où étaient donc passés les autres ? Les avait-il tous abattus avec son arc ?

Elle ne se posa pas longtemps la question, car un petit garçon, d'environ six ans, courait dans leur direction. Il était poursuivi par deux autres Wesi. Son arrivée distrayait le père qui avait jusque-là l'avantage. L'un des soldats le transperça de part en part.

Sheireen croisa une dernière fois son regard avant que ses yeux ne se floutent, que son corps ne heurte le sol, que son sang ne tache la mousse verte.

Le petit garçon accourut vers elle. La jeune fille ne le regardait pas, incapable de détourner le regard du corps sans vie de son père. Pourtant, elle l'entendait pleurer et elle se rendit compte que ses joues aussi étaient humides.

Les quatre Wesi les encerclèrent rapidement, ils n'avaient aucune chance de fuir.

Il y eut alors un craquement sec, un homme apparut derrière les soldats. Ses cheveux longs et noirs se balançaient doucement alors même qu'il n'y avait pas de vent. On aurait dit une ombre. Des filaments noirs apparurent autour de lui et transpercèrent simultanément les quatre Wesi. Ensuite, il disparut, laissant les deux enfants livrés à eux-mêmes.

~

— Sheireen, chuchotait Églantine en la secouant faiblement. C'est à ton tour de veiller.

L'elfe entrouvrit les yeux, remerciant silencieusement son amie de l'avoir tiré de son cauchemar, ou plutôt de son souvenir. Cela faisait maintenant dix ans, et plus le temps passait, plus le visage de son père s'effaçait de sa mémoire. Elle n'avait jamais su qui les avait sauvés, Seth et elle.

Elle se redressait, le corps endolori par sa courte nuit sur le sol froid et dur de la plaine. Sheireen était la dernière à prendre un tour de garde, ainsi fit-elle quelques pas autour du campement pour dégourdir ses articulations. Ils voulaient repartir avant le lever du soleil, ce serait donc à l'elfe de réveiller tout le monde pour le départ.

La Terre Noire, leur prochaine étape, se trouvait devant eux, au sud, le mont Cetus les dominait à l'ouest, menaçant malgré sa familiarité. Son ombre les avait accompagnés tout au long de leur entrainement, comme un rappel de ce qu'ils allaient bientôt traverser.

Leur petit groupe de cinq avait pour but de retrouver l'héritière de Zalia que les Wesi avaient kidnappé, pour cela, ils allaient devoir gravir la grande chaine de montagnes qui bordait le royaume et s'infiltrer chez l'ennemi. Cetus, mont isolé, avait paru les narguer pendant des mois. Il était immense, pourtant la chaine de montagnes serait bien plus terrible. Mais ils étaient prêts, du moins, la Reine ainsi que la directrice de l'académie en avaient décidé ainsi.

Les ronflements d'Églantine résonnèrent rapidement, faisant sourire la jeune femme. Ce n'était que la première nuit d'un long voyage, ils étaient encore en territoire allié, le danger semblait encore loin. Ainsi, assise sur un rocher plat, se permit-elle de rêvasser un peu, mais rapidement les premiers rayons du soleil frappèrent la montagne, ramenant Sheireen au présent. Il fallait qu'ils reprennent la route.

L'elfe se leva de son rocher et commença à secouer doucement ses compagnons de route. Certains grognèrent, mais tous se levèrent rapidement. Les dernières braises furent éteintes avec de la terre, les affaires furent rassemblées et, enfin, alors que le jour éclairait vraiment leur visage fatigué, ils partirent.

Le mont Cétus les accompagna encore une bonne partie de la journée, jusqu'à ce qu'ils traversent la frontière entre les terres autour de Liodas et la Terre Noire. La transition se fit doucement, comme un brouillard s'étendant au fil de la journée et lorsqu'ils s'arrêtèrent pour manger, il faisait nuit.

Il était midi, pourtant le ciel était d'un noir d'encre. Aucune étoile, pas même une lune. Les dragonniers, malgré leur connaissance de ce phénomène, furent plus que perturbés. La Terre Noire était ainsi, il y faisait nuit en permanence. Cependant, il n'y faisait pas noir, loin de là. De nombreuses plantes luminescentes guidaient le pas des voyageurs et des habitants de cette terre. Certaines de ces espèces n'étaient trouvables nulle part ailleurs, il en allait de même pour quelques animaux phosphorescents que les apprentis sauveteurs rencontrèrent plus tard.

Seul Léarco connaissait un peu cette terre, ainsi, prit-il les rênes du groupe. Sans le soleil pour se repérer, il fallait faire très attention à ne pas dévier de sa route. Les jeunes gens devaient traverser la Terre Noire en longeant la frontière avec la Terre Rouge, territoire plus qu'inhospitalier. Il était d'ailleurs préférable de marcher dans une nuit perpétuelle, mais relativement au frais sous les arbres, plutôt que de suer sous un soleil digne du désert qui séparait Zalia de Wesiria, en évitant les volcans et autres geysers d'eau bouillante.

Voilà pourquoi ils faisaient un léger détour par la Terre Noire.

De temps en temps, alors que la température montait, Léarco rectifiait leur direction.

— Depuis quand fait-il nuit sur la Terre Noire ? demandait Seth.

— Surement depuis bien longtemps, avant même que les terres n'aient de nom, répondait Oma sans se retourner.

Ils marchaient maintenant les uns derrière les autres, car les troncs s'étaient nettement resserrés.

— J'ai entendu beaucoup d'histoires, disait Léarco depuis le devant de la troupe. Certains parlent d'un magicien qui n'aurait pas su contrôler ses pouvoirs et qu'il serait mort, vidé de son énergie par la terre. Depuis, ce territoire serait plongé dans une nuit éternelle, car l'énergie du mage continuerait de sortir de la terre pour alimenter le sort. Dans cette version, il est dit qu'un jour toute l'énergie sera utilisée et la nuit se dissipera.

— J'ai entendu une histoire similaire, mais il était dit que le mage était mal intentionné et qu'il aurait fait exprès de plonger cette partie de Zalia dans la nuit, ajoutait Oma.

— Ma mère m'a parlé d'une histoire de dieu, lançait Églantine depuis l'autre bout de la file. Il aurait voulu se venger de Pandara. Il jugeait que la déesse, chef des dieux, aimait avec trop de force Zalia et qu'elle devrait être plus équitable avec les autres royaumes et mondes.

— Peut-être que c'est le dieu des Wesi qui a fait ça alors ! s'exclamait Seth.

Sheireen avait écouté toutes ces théories en silence, il y avait tellement de légendes pour chaque terre qu'elle était toujours émerveillée d'en découvrir de nouvelles. Mais soudain, ses poils se hérissèrent dans sa nuque et sa main alla automatiquement rejoindre le pommeau de son épée sous son manteau.

Églantine, qui se tenait derrière elle, remarqua son changement d'attitude et demanda :

— Qu'est-ce qu'il se passe, Sheireen ?

— Je ne sais pas.

Elle promena son regard parmi les troncs, ses yeux glissant entre les ombres que créaient les plantes lumineuses. Les autres n'avaient rien remarqué et continuaient à débattre sur la véritable origine de la nuit éternelle de la Terre Noire. L'elfe secoua la tête, elle avait surement rêvé, tout était si calme autour d'eux.

— Ça ne doit être que mon imagination, disait-elle à Églantine.

Ils marchèrent encore quelques heures avant de s'arrêter, Léarco estimait qu'en dehors de la Terre Noire, la nuit était tombée. La lune apparut alors, comme pour confirmer les dire du jeune homme.

Après avoir posé leurs affaires, ils commencèrent à mettre en place le camp. Seth et Églantine partirent à la recherche de bois sec tandis que Sheireen partait à l'opposé pour trouver du gibier.

L'elfe s'était un peu enfoncé dans les bois, mais pouvait, en tendant l'oreille, encore entendre Léarco et Oma qui discutaient dans la petite clairière qu'ils avaient choisie. L'arc à la main, Sheireen aurait presque pu se croire de nouveau chez elle, dans les forêts de la Terre Verte.

Au bout d'un moment, la jeune femme s'arrêta derrière un arbre, braquant son grand regard violet vers un lièvre qui grignotait tranquillement de l'herbe au milieu d'une petite clairière. La lumière de la lune passait difficilement à travers les feuilles des grands arbres, mais Sheireen avait l'habitude, chez elle aussi, la forêt pouvait être sombre. Après avoir replacé une mèche bleue derrière son oreille pointue, elle banda son arc en apaisant sa respiration puis tira. Le lièvre ne poussa aucun cri et aucune tache de sang ne souilla son pelage. Elle s'en approcha et lui retira délicatement la flèche plantée dans son ventre, puis la remit dans son carquois et rangea sa prise dans son sac. Il n'y avait pas beaucoup de bruit dans ces bois, cela rendait l'atmosphère pesante, mais ça aussi, Sheireen en avait l'habitude.

Son terrain de chasse habituel, la forêt Maranwë était peut-être même encore plus pesante, car enveloppé de légende. Beaucoup d'habitants de la Terre Verte ne se rendaient jamais sous ses feuilles par peur de rencontrer une quelconque créature imaginaire ou, tout simplement, des Wesi. Parce que la mystérieuse forêt faisait office de frontière entre Zalia et Wesiria.

Ses pas la guidèrent dans une clairière traversée par un ruisseau. Elle retira ses bottes pour plonger ses pieds dans l'eau fraîche avant de s'allonger sur la mousse qui couvrait le sol de la forêt. Sheireen aimait bien être seule. Non pas qu'elle n'aimait pas ses compagnons de route, au contraire, mais un peu de calme faisait toujours du bien, surtout après une journée de marche.

Les yeux fermés, ses pieds chatouillés par l'eau, elle se sentait bien et aurait presque pu s'endormir. Pourtant, elle se releva à contrecœur, il lui fallait attraper une deuxième proie pour le repas du soir.

Elle ne remit pas ses bottes, les liant par les lacets pour pouvoir les suspendre sur son épaule. L'elfe attrapa son arc et se remit en chasse.

Ses pieds nus ne faisaient aucun bruit sur le sol mou des bois, ainsi, elle ne tarda pas à tomber sur un autre animal. L'oiseau picorait le sol, insouciant, lorsque la flèche le traversa.

Lorsque Sheireen revint au camp, un beau feu brillait au milieu de la clairière. Tous étaient rentrés, il ne manquait qu'elle. L'elfe donna son butin à Oma, qui se chargea de dépecer le lapin et de déplumer le volatile.

— Léarco a réussi à allumer le feu en un claquement de doigts ! s'exclamait Seth.

La magie du feu impressionnait toujours le jeune homme, car c'était celle avec laquelle il avait le moins d'affinité. Contrairement à Léarco, Seth aurait mis plusieurs minutes pour allumer les branches sèches. En contrepartie, l'elfe était plus que doué avec l'eau et aurait surement pu leur trouver une source au milieu du désert.

Bientôt, le doux fumet de la viande embauma les bois et fit saliver les jeunes gens.

Ils mangèrent rapidement avant de se coucher. Les tours de garde gardèrent le même ordre que la veille, ainsi Léarco resta assis près du feu. Tous s'endormirent vite et Églantine vint réveiller Sheireen tout aussi rapidement aux yeux de la jeune femme.

Grignotant un bout de pain, l'elfe fit quelques pas autour du campement pour se réveiller. Il faisait plutôt frais malgré la proximité de la Terre Rouge. Soudain, un bruit attira son attention dans les fourrés. Elle posa la main sur la garde de sa lame, prête à tout.

Une flèche fila entre les branches pour se planter dans l'épaule d'Églantine, qui hurla de douleur. Son cri réveilla les autres, qui se levèrent, prêts à se battre. Sheireen n'avait jamais vu Seth aussi alerte au saut du lit, mais elle n'avait pas le temps de s'en émerveiller.

Oma s'était précipitée vers Églantine qui se tenait l'épaule, le visage crispé.

Tout était redevenu calme.

« La flèche venait de ma droite. » disait Sheireen dans l'esprit de ses compagnons.

Communiquer par la pensée était la première chose que leur avait apprise Rowenn, il avait insisté sur l'utilité de cette technique pendant le combat. En effet, ainsi les ennemis ne pouvaient pas entendre ce qu'ils se disaient.

« Combien sont-ils ? Qui sont-ils ? » demandait Léarco.

« Aucune idée. » lui répondait Sheireen.

« Des Wesi ? Aussi loin de leur terre ? » intervenait Oma.

« Ça pourrait être des bandits. » disait Léarco.

— Qui est là ? Montrez-vous ! criait-il ensuite.

Une nouvelle flèche traversa l'obscurité, effleurant le jeune homme. C'en était trop. Sheireen attrapa son propre arc et, ayant mieux aperçu la trajectoire du projectile, elle tira vers sa source.

Il y eut un cri de douleur et un homme tomba d'un arbre. Elle avait touché la cuisse, du sang coulait abondamment.

Tout à coup, leurs assaillants surgirent, comme si la chute de l'homme était le signal qu'ils attendaient pour attaquer.

« Wesi ! » s'exclamait Seth dans leurs têtes.

En effet, Sheireen aperçut un blason. Sur fond gris s'enroulait autour d'une tour un dragon aux yeux rougeoyant. Il était sept, huit si on comptait celui qui se vidait de son sang au pied de l'arbre, armés jusqu'aux dents.

Les Wesi n'hésitèrent pas et se jetèrent sur les apprentis dont c'était le premier vrai combat. Oma aida Églantine à se relever et elles se jetèrent dans la mêlée. Il y avait presque deux Wesi pour un apprenti, l'aide d'Églantine, même blessée, était précieuse.

Oma ne fit qu'une bouchée de son premier assaillant que ne s'attendait pas à la force de frappe de la jeune femme. Ce fut aussi le cas de Léarco, qui désarma aisément l'un d'entre eux avant de l'achever prestement. Plus que cinq.

Sheireen se retrouva face à un colosse. D'abord, elle s'étonna qu'il n'eût fait aucun bruit tout ce temps, sa carrure ne devait pas faciliter les filatures. Parce que l'elfe en était sûr, ce groupe les suivait depuis leur entrée sur la Terre Noire.

Ensuite, elle attaqua, profitant de la supposée lenteur de son adversaire. Sauf qu'il était tout sauf lent. C'était comme si la gravité n'avait pas l'entier contrôle sur lui. Il esquivait si facilement les attaques de Sheireen que cela en devint vite frustrant. De plus, il n'attaquait pas vraiment, laissant la jeune femme se fatiguer dans le vent.

Dans son dos, elle entendit Oma mettre fin à son deuxième combat. Cette fille était vraiment terrifiante. La rousse allait venir l'aider, mais Sheireen lui fit signe de s'occuper plutôt d'Églantine à qui il manquait un bras.

Cette seconde d'inattention faillit lui couter la vie. Le Wesi s'était enfin jeté sur elle, balançant sa grande épée vers la tête de l'elfe qui instinctivement leva une main pour se protéger en plus de sa lame.

Une rafale la traversa, percutant brutalement son assaillant qui ne put résister malgré sa carrure. Il s'écrasa sur le sol à plusieurs mètres des combats. L'homme n'avait miraculeusement heurté aucun arbre et se relevait déjà.

Sheireen ne lui laissa aucune chance. Elle n'aurait pu l'atteindre assez rapidement en courant, ainsi avait-elle bandé son arc et tiré sans hésitation. La flèche lui transperça le cou dans une gerbe de sang foncé. Il retomba au sol.

La jeune elfe ne s'attarda pas sur son premier meurtre, prête à en découdre avec d'autres Wesi. Sauf qu'il n'y en avait aucun encore debout.

— Éloignons-nous d'ici, disait Léarco en détournant le regard des nombreux cadavres.

— Églantine a besoin de soins, intervenait Oma. Il faut faire vite.

En effet, la jeune femme était très pâle et tremblait tandis que de la sueur s'était formée sur son visage. La douleur tendait d'ailleurs ses traits, mais elle essayait de le cacher, restant vaillamment debout.

— Ramassez vos affaires et les siennes, fichons les camps d'ici, ordonnait le blond.

Ils obéissaient, gardant à l'œil Églantine qui s'était assise contre un tronc un peu à l'écart. Le rangement fut expéditif, ils n'avaient de toute façon pas grand-chose, et le groupe put repartir. Ils soutenaient la blessée chacun leur tour, avançant bien plus lentement que la veille avant de s'arrêter bien plus tôt que prévu.

Églantine s'était effondrée et ne répondait plus.

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