3. Burn-out, vous avez dit burn-out ? (version officielle)
♫ Bobby McFerrin, « Don't Worry Be Happy »
Une lumière artificielle m'aveugle. Je bats des cils à plusieurs reprises pour ajuster ma vue. Le flou se dissipe. Encore un clignement et je perçois enfin les éléments qui m'entourent. Une pièce spartiate, sans grande chaleur, mais propre. Les murs sont d'un blanc crème insipide, à
moins que ça ne soit l'effet du néon qui rende cette chambre austère. Il est évident que c'est une chambre, puisque je suis allongée sur un lit. Lit qui ne m'appartient pas, je précise.
J'essaie de lever le bras pour me frotter les yeux, sauf que je ne peux pas : je suis entravée. Un malade m'a ligotée ! Et j'ai la bouche pâteuse comme si l'on m'avait droguée.
Oh, non !
Je jure. Me débats. Rien ne se produit : la sangle est bien trop solide.
OK. Paniquer ne servirait à rien. Je souffle et m'exhorte au calme. J'ai soif, mal à la tête, sinon je me sens à peu près bien. Le matelas est plutôt confortable et les draps blancs m'ont l'air propres – quoique, d'une qualité médiocre. Je me tords le cou afin d'observer avec plus d'attention mon environnement. J'ai déjà établi que c'était une chambre, néanmoins un truc me chiffonne. Un sentiment de familiarité que je n'arrive pas à m'expliquer. Je regarde le bureau face à moi, le fauteuil beige disposé dans le coin, les barrières du lit auxquelles je suis attachée, puis soudain je percute en avisant les appareils médicaux au-dessus de ma tête. Je suis dans un hôpital. Ou plutôt dans une clinique privée, vu la télé écran plat, les rideaux jaunes à fleurs ridicules aux fenêtres et l'absence de « camarade » de chambre. En revanche, pour qui pour quoi ? Je n'en sais fichtre rien ! Je ne m'explique pas non plus ces liens autour de mes poignets. Tout cela n'a aucun sens.
– Ah, tu es réveillée ! s'exclame Adam en pénétrant dans la chambre.
Il s'approche de moi, probablement pour m'embrasser, toutefois mon expression peu amène l'en dissuade.
– J'étais parti me chercher un café, m'explique-t-il en touillant son gobelet. (Il avale une gorgée qui lui tire une grimace.) Enfin, ce que je prenais pour un café. Ça en a la couleur, l'odeur, mais en bouche, j'ai comme un doute. On dirait...
– Je m'en tape de ton café à la noix ! Qu'est-ce que je fiche ici ? Et surtout, pourquoi je suis attachée ?
– Ah... ça.
– Oui ! Ça !
– Ils ont dû prendre des... précautions pour ne pas que tu te blesses. Ou que tu blesses quelqu'un d'autre.
Je lui lance un regard sidéré.
Qu'est-ce qu'il raconte ?
– C'est quoi ce délire ? Vous m'avez confondue avec un chien enragé ? (Je tire sur mes liens, de plus en plus énervée.) Et enlève-moi ces saloperies !
– Pour que tu m'en colles une ? On va se détendre un peu avant, si ça ne te gêne pas.
Bien sûr que ça me dérange ! Il kiffe de me voir en position de faiblesse, j'en suis certaine. D'un œil mauvais, je le regarde traîner le fauteuil pour le rapprocher du lit. Cependant, il maintient une distance de sécurité entre nous.
Mauviette ! Je suis attachée, que veux-tu que je te fasse ?
– Puisque ta mémoire te joue des tours, je vais t'éclai...
– Détache-moi avant !
– Je n'préfère pas, non.
Il me sourit. Ce crétin ose me sourire !
– De toute façon, reprend-il, affable, c'est l'infirmière qui s'en chargera. Elle a dit qu'elle t'enlèverait les liens à ton réveil.
– Je suis réveillée.
– J'avais remarqué.
– Alors, va la chercher. Et grouille-toi !
– Non.
– Comment ça, non ?
– Non, comme : non. J'ai à te parler avant. Et vu ce que je dois t'annoncer, j'aimerais autant que tu gardes tes attaches. Je tiens à ma vie.
Note à moi-même : rajouter Adam Rossi à la liste des personnes que je déteste le plus au monde.
– J'espère pour toi que tu es toujours un bon sprinteur, parce qu'une fois libérée, je vais te faire la misère.
– Oh, ça, je n'en doute pas. Mais en attendant, je savoure l'instant. Ce n'est pas tous les jours que la grande et terrible Katheleen Manfray se retrouve ligotée à un lit. À moins que tu ne sois adepte de ce genre de pratique dans ta vie privée... (Il me lance un regard trouble, puis frissonne.) Bref ! Vaut mieux ne pas s'étendre sur ce sujet, il y a des choses que je ne tiens pas à savoir.
Je lui offre mon plus beau sourire. Un sourire carnassier, prédateur, que je réserve habituellement à mes ennemis avant leur « mise à mort ».
– Savoure, savoure... Pendant que tu peux encore. Quand mon pied fera la connaissance de ton postérieur avec tant de puissance que ton rectum pourra accueillir le Stade de France, on verra qui rira le dernier. Si j'aime porter des talons de dix centimètres, ce n'est pas seulement par coquetterie.
Un rictus amusé s'épanouit sur les lèvres charnues d'Adam. Il ne se laisse pas démonter par ma menace qu'il sait pourtant vraie. Mes stilettos sont réputés pour leurs spectaculaires vols planés. L'an dernier, j'ai amoché un de nos collaborateurs qui avait vendu mes idées à la concurrence – ma chaussure a malencontreusement rencontré sa tête. Bien sûr, cet échange s'est effectué à l'abri des regards ; cela a suffi toutefois à parfaire ma réputation. Une mise en garde nécessaire pour ceux qui auraient eu la mauvaise idée de me trahir. Je n'agis jamais sur un coup de tête – enfin, jusqu'à aujourd'hui. Mes gestes sont calculés et mes colères plus froides que l'Arctique.
– Pratique ces liens quand même, renchérit Adam, apparemment suicidaire.
Cette situation grotesque a assez duré. Ma patience s'effrite de seconde en seconde. Je plisse les yeux dans sa direction et siffle entre mes dents :
– Fini de faire mumuse ! Dis-moi ce qui se passe, puis disparais de ma vue pour les cinq prochaines années.
L'unique chose dont je me souvienne avec netteté est l'expression victorieuse de Dexter pendant la réunion. Comme à son habitude, il a essayé de me mettre à bout. Néanmoins, je suis bien plus forte que lui à ce jeu-là. À moins que... !
– Ôte-moi d'un doute... Dexter est toujours vivant ?
Adam éclate de rire. Je ne sais pas si c'est bon ou mauvais signe. Non pas que ça me dérange de savoir ce fumier enterré, mais je ne voudrais pas que son sang salisse mes mains.
Je jette un coup d'œil à ma manucure : certains de mes ongles sont cassés, le vernis écaillé.
Merde, j'ai peut-être déconné.
– Oh, ce n'est pas faute d'avoir essayé de l'étrangler avec sa cravate. Mais oui, il est bien vivant. Et fou de rage.
Silence.
Inspiration, expiration.
Je digère l'information.
Je me contrefous du ressentiment qu'éprouve Dexter à mon égard. Il peut être en colère autant que ça lui chante, il ne m'impressionne pas. Par contre, les conséquences de mes actes me chiffonnent. Perdre mon travail serait la pire des catastrophes.
Est-ce pour cette raison qu'Adam veille à ce que je reste entravée ?
J'exige d'une voix tendue :
– Explique-moi tout.
– C'est simple : un instant, tu étais debout, la tête haute et pleine de défi, avec pour seule arme ton expérience ; puis le suivant, tu étais à quatre pattes sur la table, vociférant comme une
diablesse. J'ignorais que tu possédais un tel langage fleuri. Bref. Toujours est-il que tu t'es jetée sur Dexter. L'effet de surprise a joué en ta faveur et tu as eu le temps de salement l'esquinter. Une vraie tigresse. (Il réfléchit, l'index posé sur sa bouche.) Je crois que tu as aussi essayé de lui arracher l'oreille avec tes dents...
Adam se marre. Je le foudroie du regard.
– ... mais je peux me tromper, se reprend-il avec toujours cette esquisse de sourire en coin énervante. Votre rixe n'a duré que quelques secondes. En plus, d'où j'étais, je ne voyais pas bien. Au final, il a réussi à se défaire de ta prise pour t'assommer avec son attaché-case. Ne me demande pas ce qu'il y avait dedans : je n'en sais rien. Tu t'es effondrée comme une masse, on a cru qu'il t'avait tuée.
– Ils m'ont virée ?
Je m'en fiche si Dexter peut dorénavant se prendre pour Van Gogh ou si pendant un moment d'égarement, je me suis prise pour Mike Tyson. Tout ce qui m'importe, c'est mon travail. Ma vie.
– Quoi ? Non, bien sûr que non. Tu es un de leurs meilleurs éléments, ils ne vont pas se séparer de toi comme ça. Même si ta reconversion dans le catch est assurée, si un jour tu... (Je souffle fort par le nez pour stopper son délire.) Bref. Le médecin t'a diagnostiqué un burn out. Ça fait des mois que je te dis de prendre du recul, de lâcher du lest. Depuis l'arrivée de Dexter, tu ne comptes plus tes heures à l'agence. Tu as toujours été une acharnée du boulot, mais là, tu as atteint ta limite.
Un burn out ?
– C'est quoi ces conneries ? On ne travaille jamais trop. C'est vrai, je me suis mis la pression avec ce petit arriviste prétentieux, mais je gère la situation.
– Permets-moi d'en douter. Tu as littéralement pété les plombs en salle de réunion. D'où la décision du big boss. (Adam inspire, comme pour se donner du courage.) Tu as écopé d'un blâme. Etdunemiseàpied.
Il a débité la dernière phrase si vite que je n'ai pas capté le moindre mot.
– Et de quoi ?
– Une mise à pied, répète-t-il en se raclant la gorge. Enfin, ce n'est pas tout à fait une mise à pied, argue-t-il face à mon silence inquiétant, il faut plus voir ça comme des vacances. De super vacances. Tous frais payés, qui plus est.
– Des vacances ? Hors de question. Avec la campagne de pub pour la nouvelle gamme de produits que Wiwanski veut lancer, il n'y a pas de place pour le farniente. Si je loupe ce contrat, c'est la fin de ma carrière.
– Je ne suis pas d'accord. Wiwanski n'est pas le seul gros bonnet. Certes, c'est un client important, mais il y en a d'autres : Miller, Bennaïm, Nozawa pour ne citer qu'eux. Tu peux
rattraper ta bévue avec la prochaine campagne de Castel, par exemple. D'après les bruits qui circulent, ça va être énor...
– C'est hors de question, j'te dis ! Préviens Berthier que je refuse, qu'il me mette un autre blâme si ça l'amuse. Quant à moi, je vais appeler Wiwanski, lui présenter mon projet et couper l'herbe sous le pied de ce minable de Dexter. S'il croit qu'il m'a évincée, il se fourre le doigt dans l'œil. Je file de ce pas à l'agence. Enfin, dès que cette connasse d'infirmière m'aura détachée...
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