Interclasse n°6
« Pas trop stressé, mon grand ?, demanda Christophe en ébouriffant affectueusement les cheveux bruns de son fils tandis que celui-ci enfilait ses chaussures dans l'entrée.
– Pas vraiment, non. La rentrée est un jour comme les autres pour moi. »
Redressant le dos, il jeta sa sacoche sur son épaule et salua son père d'un vague geste de la main avant d'attraper ses clés. Manon, qui avait repris les cours avant son frère, était déjà partie rejoindre ses copines sur le trajet du collège en l'abandonnant derrière, n'ayant aucune envie qu'il « lui foute la honte » comme elle le disait si bien. Mais c'était une bonne chose, cette année-là. Même si, en effet, Simon n'avait jamais été particulièrement anxieux au début d'une nouvelle année scolaire, même lors de sa première entrée à l'université, il appréciait pouvoir une dernière fois profiter du calme et du silence reposant d'une matinée d'été avant de se mêler à une foule d'étudiants bruyants et agités pour le reste de la journée.
Parfois, il n'était pas vraiment quelqu'un de sociable.
Ses pas cessèrent alors qu'il marchait déjà le long du trottoir, les mains dans les poches de son gilet et un casque sur les oreilles (il n'écoutait aucune musique, il se contentait de le porter pour dissuader qui que ce soit de lui adresser la parole tant qu'il n'était pas parfaitement réveillé). Au loin, il entendit le moteur d'une mobylette résonner à travers le quartier, couvrant durant quelques instants le chant des oiseaux célébrant l'aube. Simon posa un pied en avant, balança son poids sur celui-ci, puis le reposa à plat à sa position initiale. Autour de lui, les petits pavillons dormaient encore, à l'exception de celui de l'une de ses voisines dont tous les volets et rideaux étaient déjà ouverts alors qu'elle s'affairait à balayer son perron. Son balai frottait sur les dalles brunes, et elle chantonnait par-dessus un air que Simon ne reconnut pas. Alors il avança de trois, quatre, cinq pas. Et s'arrêta à nouveau.
La mobylette était loin, à présent. Les oiseaux s'étaient tus. Sa voisine ne chantait plus, ne balayait plus, ses petits yeux agrandis par ses grosses lunettes rondes fixés sur la silhouette de Simon. Lorsqu'il leva le nez vers elle et retira son casque, le laissant pendre autour de son cou, elle sembla brusquement effrayée et rentra précipitamment chez elle. D'une certaine façon, Simon supposait que tous les retraités, toutes les familles, tous les hommes et toutes les femmes vivant au sein de sa rue avaient leur propre passé et leurs propres problèmes. Madame Pouliac avait peur des jeunes. Monsieur Maténier ne reconnaissait personne. Mademoiselle Golioza cumulait trois emplois pour joindre les deux bouts. Et monsieur Cohen, lui, dormait sur le carrelage de sa salle de bain.
Simon tourna les talons, passa devant le portail de sa propre maison et poussa celui du pavillon voisin. Il longea le pick-up, gravit les quelques marches du perron et pressa le bouton de la sonnette.
Tout le monde avait ses problèmes, mais ceux de Dorian lui semblaient plus importants que ceux de tous les habitants du quartier réunis. Et il ne pouvait pas attendre la fin de la journée pour le revoir. Après tout, il ne savait pas que Simon ne lui rendrait pas visite ce lundi-là, contrairement à son habitude. Il devait bien le prévenir. N'est-ce pas ? Oui.
Derrière la porte, il entendit les petites pattes de Marcel sur le parquet, et un bruit sourd lui indiqua qu'il avait accouru si vite qu'il s'était probablement cogné contre le mur. Simon eut un sourire. En revanche, pas de pas humains. Il sonna encore.
Et encore.
Et encore.
Il entendait couiner. Il entendait les griffes de Marcel gratter le bois de la porte.
Il sonna encore.
Marcel aboya, aboya, puis, plus rien.
Simon fit un pas en arrière et arrangea son sac sur son épaule, l'oreille tendue. Maintenant, le silence avait commencé à l'oppresser. Il ne lui semblait plus si reposant qu'il l'avait été à l'instant où il avait posé un pied hors de chez lui.
Alors Simon tourna les talons, traversa le jardin et referma le portail derrière lui.
~
« C'est vraiment cool qu'on ait tant de cours en commun, Sim' ! »
Non, ça ne l'était pas. Et il avait horreur qu'on l'appelle « Sim' ».
« Oui, c'est vraiment cool.
– Alors, on se voit demain. On pourra aller manger quelque part ensemble à midi ! »
Oh, non.
« Pourquoi pas. »
La jeune fille semblait aux anges. Prise d'un élan d'affection, elle se hissa sur la pointe des pieds et embrassa la joue du garçon, puis tourna les talons et partit de son côté. Simon s'essuya pensivement la joue avant de l'imiter.
Andréa était le genre de fille à lui retirer son casque pour le forcer à l'écouter raconter ses vacances en Corse. Andréa était aussi le genre de fille à parler fort dès son arrivée à la fac. Elle était gaie, souriante, entraînante, rayonnante. Elle semblait sortir tout droit d'un dessin animé. Pour elle, la vie était rose, la vie était même grandiose. Armée de son nœud à pois dans les cheveux et de sa salopette en jean, c'était une petite boule d'énergie qui s'était amourachée de Simon dès leur première année d'études supérieures. Il l'avait toujours repoussée, et avait même été jusqu'à lui présenter Lola en espérant que cela la dissuaderait de lui faire les yeux doux plus longtemps, mais cette dernière ne s'était pas montrée des plus coopératives. Visiblement amusée par le désespoir de Simon, elle s'était empressée d'apprendre à Andréa qu'ils étaient un couple libre, et qu'elle lui donnait sa bénédiction.
Ben voyons.
Bien sûr, Simon s'était bien gardé d'évoquer l'existence de Dorian Cohen devant Andréa ou n'importe quel autre ami. Ils ne comprendraient pas.
Alors Simon retourna sonner chez monsieur Cohen. Et il sonna. Encore, et encore, et encore. Puis, il remarqua un détail qui lui avait jusque là échappé : les rideaux du rez-de-chaussée étaient tous tirés.
Trois jours s'écoulèrent ainsi. Simon sortait de chez lui, sonnait à la porte de Cohen, partait pour l'université, laissait Andréa lui sauter au cou jusqu'à ce qu'il ait un torticolis, prenait le chemin du retour, sonnait à nouveau chez son voisin, puis rentrait chez lui sans que le moindre signe de vie ne lui parvienne.
Et puis, vendredi arriva.
Ce jour-là, Simon n'avait pas de cours le matin, ce qui le dispensait – à son grand plaisir – de se faire poursuivre dans le quartier de son université par Andréa, prête à rater ses propres leçons pour déjeuner avec lui. De plus, avec sa sœur et ses parents hors de la maison depuis l'aube, il pouvait se permettre de prendre autant de temps qu'il le désirait pour se préparer (ce qui incluait chanter à tue-tête sous la douche jusqu'à ce qu'un jet d'eau froide lui rappelle qu'il n'était pas sur une scène). Simon adorait boire son café matinal dans un tel silence, laissé seul avec ses pensées, les yeux rivés sur la fenêtre. Face à lui, derrière la clôture, les rideaux blancs couvrant les carreaux de son voisin sans jamais s'ouvrir s'agitèrent soudainement, le tirant de ses songes encore embrumés par le sommeil.
Simon fronça les sourcils, posa sa tasse sur la table et alla se pencher au-dessus de l'évier. Les rideaux continuèrent à bouger, maladroitement secoués, puis, arrachant un léger sursaut au garçon, la petite tête écrasée de Marcel apparut entre eux et la vitre. Il avait probablement héroïquement escaladé les derniers cartons entassés de son maître pour l'atteindre ; quoiqu'il en soit, il se mit à donner des coups de langue contre la fenêtre, puis à la gratter de sa patte.
Simon redressa le dos et pinça les lèvres sans le quitter des yeux. Depuis combien de temps n'était-il pas sorti ? Cela faisait près d'une semaine qu'il ne l'avait pas vu gambader dans le jardin, tout comme cela faisait près d'une semaine qu'il n'avait pas vu Dorian monter dans son pick-up... ou même mettre le nez dehors. S'il n'avait pas vu les lumières de son salon s'allumer à la tombée de la nuit, Simon aurait pu croire qu'il avait définitivement disparu de la surface de la Terre. Mais pourquoi ? Pourquoi restait-il enfermé chez lui avec son chien, ignorant toutes les tentatives de Simon de prendre contact avec lui ?
Ça ne pouvait pas durer éternellement.
Simon inspira profondément et tourna les talons. Dans l'entrée, il enfila rapidement ses chaussures sans même prendre le temps de nouer ses lacets, ouvrit la porte et traversa la distance le séparant de celle de Cohen en quelques instants. Dès qu'il sonna, il entendit Marcel accourir, mais personne ne lui ouvrit. Alors il sonna encore, et frappa furieusement son poing contre le bois.
« Dorian, je sais que tu es là ! »
Marcel cessa de gratter à la porte.
« Va-t'en, gamin, résonna une voix rauque de l'autre côté.
– Ouvre-moi !
– ...
– Dorian ! »
Cette fois-ci, il n'avait pas l'intention de le laisser se murer dans le silence. Il l'avait laissé bien assez longtemps loin de tout contact humain. Trop longtemps, peut-être.
Simon sauta les marches du perron, atterrit à pieds joints sur les pierres et bondit dans l'herbe humide du jardin, manquant de glisser sur la rosée matinale recouvrant les brins. En quelques secondes, il contourna la maison, le nez levé vers la façade, le souffle court. Depuis l'arrière du pavillon, c'était encore ce qu'il y avait de plus simple pour lui : le lierre lui offrirait quelques points d'appui jusqu'à ce qu'il parvienne à se hisser sur les tuiles formant un auvent au-dessus de la porte arrière constamment verrouillée. Il reconnut la fenêtre de la salle de bain, entrouverte comme toujours, à portée du auvent, mais même s'il avait un corps assez fin, elle était bien trop étroite pour lui permettre de passer. Celle de la pièce voisine, en revanche...
Il n'avait pas intérêt à tomber, cela dit. Simon déglutit péniblement.
Lorsqu'il s'accrocha aux branches du lierre, projetant ses semelles contre le mur avant de s'agripper aux tuiles sales, sentant la crasse et des restes de feuilles décomposées accueillir ses doigts, Simon sentit son cœur battre rageusement au sein de sa poitrine. En soit, ce qu'il était en train de faire était parfaitement illégal, n'est-ce pas ? S'il se blessait... ou pire, si Dorian le dénonçait à son père, il n'osait même pas imaginer le sort qui l'attendait.
Ce fut sans aucune grâce qu'il se hissa sur le auvent, haletant et tremblant de tous ses membres en baissant le nez vers le sol. Il était complètement fou. Mais il était aussi allé trop loin pour reculer maintenant. Il se mit maladroitement sur pieds, collé contre la façade blanche, le nez contre la petite fenêtre de la salle de bain. Bon, maintenant, il n'avait plus qu'à atteindre celle voisine.
Ses pieds glissèrent prudemment le long du mur ; ses articulations brûlaient tant il était tendu. Plus jamais, se promit-il dans un murmure. Ses mains atteignirent le rebord de la fenêtre et, au même instant, son talon écrasa son lacet défait.
Son cœur rata un battement.
En une fraction de secondes, il se retrouva pendu à la fenêtre close, les jambes dans le vide, les pieds battant l'air.
C'était donc comme ça qu'il allait mourir ?, songea-t-il en sentant une goutte de sueur froide couler le long de sa tempe. Agrippé à la fenêtre de son voisin ? C'était donc là sa punition divine pour avoir cédé à la luxure ? D'une certaine façon, une soudaine pensée absurde jaillit dans son esprit, comme pour l'aider à relativiser sa propre situation : il allait faire la une de la page nécrologie du journal de la ville.
Non, même avec cette maigre récompense, il n'avait définitivement pas envie de finir ses jours ainsi.
« Dorian ! Dorian ! Au secours !, hurla-t-il à s'en casser la voix. »
Depuis l'intérieur de la maison, il crut percevoir les aboiements aigus de Marcel, puis des pas précipités dans l'escalier. À travers la vitre, en ouvrant un œil, Simon vit la porte s'ouvrir à la volée, découvrant le visage décomposé d'un homme et un petit carlin à ses pieds, aboyant avec une telle force que ses pattes en quittaient le sol. En une fraction de seconde, Dorian se jeta sur la fenêtre, l'ouvrit d'un coup sec et agrippa fermement le haut de Simon pour l'aider à se hisser à l'intérieur. Une fois le garçon étalé sur le parquet de la pièce, le souffle court et les bras en croix, Dorian passa sa main sur son front pour en éponger la sueur tandis que Marcel courait autour d'eux, partagé entre l'excitation de revoir le jeune homme et son incompréhension devant la scène, qui grandit lorsqu'il vit son maître saisir brutalement les épaules de Simon et le secouer comme un prunier.
« T'es vraiment un grand malade !, s'égosilla-t-il, les traits du visage tirés par le torrent d'émotions qui le submergeait. T'aurais pu te péter une jambe ! Ou pire ! Te rompre le cou ! T'as vraiment rien dans le crâne ou quoi ?! »
Simon se laissa mollement malmener jusqu'à ce que Dorian ait extériorisé toute la peur et toute la colère qu'il ressentait, trop faible pour se défendre. Il était lui-même si soulagé d'être encore en vie qu'il aurait été capable de se mettre à courir sur une colline comme dans le générique de La Petite Maison dans la Prairie si ses jambes étaient encore capables de le porter. Au lieu de cela, il sentit les mains de Dorian passer sous ses aisselles pour l'aider à se remettre sur pieds et, en le traînant par le poignet, se dirigea vers la porte de la pièce.
Ce ne fut qu'à cet instant que Simon s'aperçut d'où il se trouvait. Après tout, Dorian ne l'avait jamais laissé pénétrer à l'intérieur des salles du premier étage à l'exception de la salle de bain, et sa curiosité s'enflamma donc à l'idée de comprendre peut-être enfin pour quelle raison il le lui défendait.
Les murs blancs de la pièce étaient entièrement nus, recevant librement la lumière du jour. Il n'y avait pas beaucoup de meubles autour de lui, ce qui rendait le manque de décoration encore plus flagrant : une commode, une table de chevet portant une petite lampe et un cadre, et un lit simple aux draps blancs, lisses, propres, bordés. Le cadre, posé tout prêt de l'oreiller, semblait contenir une photographie, mais il n'eut pas le temps de la détailler avant que Dorian ne le tire brutalement hors de la chambre. La porte se referma devant lui, et la main de l'homme resta longuement accrochée à la poignée ; à présent, Simon reporta son attention sur lui, et fut violemment frappé par son état déplorable. Ses cheveux étaient gras, sa barbe inégale, poussant librement sur sa mâchoire, et ses joues paraissaient encore plus creusées que dans ses souvenirs. Ses yeux semblaient noirs, éteints, terriblement cernés comme s'il n'avait pas fermé l'œil depuis... depuis des jours.
« Dorian...
– Pourquoi t'acharnes-tu à revenir ici chaque jour ? Pourquoi est-ce que tu n'abandonnes pas, comme toute personne sensée le ferait ? »
En un sens, il semblait attendre une véritable réponse à ces questions, mais il les crachait avec une telle amertume que Simon se sentit incapable de songer à songer à la moindre explication.
Au fond, lui-même n'avait pas clairement connaissance des réponses qu'il était sensé lui donner.
Alors, comme chaque fois qu'il ignorait ce qu'il devait répondre, il décida de poser à son tour les questions qui lui brûlaient les lèvres, oubliant durant quelques secondes que jamais Dorian Cohen n'acceptait les interrogatoires.
« Et toi, pourquoi est-ce que tu as disparu du jour au lendemain ? Pourquoi restes-tu enfermé chez toi, coupé du monde ? Pourquoi refuses-tu de me voir, de me parler ? Qu'est-ce que j'ai fait de mal ?
– C'est moi, pauvre crétin !, hurla soudain Dorian avec une telle rage que ses yeux semblèrent s'enflammer. C'est moi qui ait fait quelque chose de mal ! Comment peux-tu accepter ce qui s'est produit... ce qui a failli se produire dimanche soir ? »
Simon sentit sa respiration se bloquer. Il avait l'impression d'avoir reçu un coup de poignard en pleine poitrine.
Face à lui, Dorian porta une main à son visage, frottant ses paupières.
« Merde, souffla-t-il en laissant son dos heurter le mur. »
Simon y posa sa main, ayant brusquement besoin de soutenir son poids. En réalité, sa surprise elle-même le blessait bien plus que les paroles de Dorian, car il se haïssait de ne pas avoir compris, de ne pas s'être douté d'être la cause même du repli de Cohen. En réalité, tout était de sa faute. Pas seulement parce qu'il avait tenté de profiter d'un moment de faiblesse de l'homme pour le séduire, non, c'était bien pire que cela.
En fait, il n'avait même jamais songé, aveuglé par son propre désir, que cet acte pouvait être regretté par quelqu'un d'autre que lui-même.
« Dorian, je..., commença-t-il en le regardant abaisser sa main, la laissant couvrir le bas de son visage et dégageant ses yeux sombres, fixant le mur face à lui. Tu n'as pas à t'en vouloir. Ce qui a failli se produire, dimanche soir, je le voulais.
– Bien sûr que tu le voulais. »
Simon ouvrit la bouche à cette réponse, mais aucun son n'en sortit. Dorian, sans même prendre la peine de ciller, retourna soudain les yeux vers lui et fronça les sourcils.
« Tu me prends pour un imbécile, pas vrai ?
– Quoi ?
– La façon dont tu te comportes avec moi, dont tu me regardes, comme tu insistes pour rester ici, pour m'approcher, et même pour me toucher... Simon, je n'ai pas quinze ans, ou même vingt. Je sais ce que signifient ce genre de choses. »
Il eut un faible sourire, qui disparut aussitôt.
« Peut-être même que je suis coupable d'avoir encouragé ce comportement. C'était amusant, quelque part, de voir que je pouvais plaire à un gamin comme toi. Mais je ne voulais pas aller plus loin. Je n'avais pas prévu que, toi, tu serais prêt à aller... jusqu'au bout. Et, pour être complètement honnête, ça m'a excité de te voir dans cet état à cause de moi. »
Simon ignorait s'il avait cessé de le regarder dans les yeux pour son propre bien ou par considération pour les joues du garçon, consumées par la honte. En fait, s'il n'était pas trop fier pour ça, il aurait probablement éclaté en sanglots, ne serait-ce que pour le coup que Dorian venait de porter à sa dignité, mais comme Simon resta muet, immobile et impassible, il continua sur sa lancée.
« Si je n'avais pas bu autant, je n'aurais rien fait. Mais avec ça (il fit un vague mouvement de main en direction du corps de Simon) à côté de moi, je n'ai pas pu résister. »
Il y eut un silence.
« Désolé. »
Et un autre. Celui-ci, en revanche, sembla durer une éternité. Avec un soupir, Dorian s'était laissé glisser le long du mur jusqu'à s'asseoir sur le sol du couloir et, en passant entre ses jambes, Marcel était venu poser ses pattes avant sur son buste tandis que son maître lui caressait pensivement la tête. Il sentait le regard de Simon obstinément fixé sur lui, mais il se refusa à lever le nez. Ce n'était pas par dédain, ce n'était pas de l'insensibilité non plus.
Mais il craignait d'éprouver de réelles difficultés à conserver un ton froid et détaché s'il lisait une véritable douleur sur le visage du garçon.
« Dorian ? »
Il détacha les yeux de son chien, mais préféra fixer à nouveau le mur plutôt que Simon, attendant patiemment qu'il lui jette un tas d'insultes à la figure. Il y était habitué. Il s'en moquait.
« Va prendre une douche.
– Quoi ? »
Sa main s'immobilisa sur une oreille de Marcel, ce qui sembla profondément frustrer celui-ci puisqu'il se mit aussitôt à mordiller la manche de son maître et se frottant lui-même à sa paume, comme pour lui ordonner de continuer. Finalement, ce fut Simon qui entra dans son champ de vision en s'agenouillant à ses côtés ; il souleva le carlin dans ses bras, puis tourna les talons et se dirigea vers l'escalier.
« Va prendre une douche, répéta-t-il en lui jetant un regard par-dessus son épaule. Je vais promener Marcel, je crois qu'il en a grandement besoin. Quand on reviendra, j'espère que tu seras un peu plus présentable... »
Il eut un sourire narquois, mais Dorian le trouva étrangement triste.
« ... ne serait-ce que pour le bien de mes fantasmes. »
~
Marcel courait dans l'herbe rase, s'arrêtant de temps à autre pour renifler les racines d'un arbre, rouler sur le dos ou observer un pigeon comme si le volatile l'avait personnellement insulté en osant se poser à quelques pas de lui seulement. Parfois, Simon se demandait quelle image il avait de lui-même, du monde qui l'entourait, des autres animaux ou encore des humains. Peut-être Marcel était-il persuadé d'être aussi imposant qu'un berger allemand, peut-être pensait-il que ses aboiements lui permettraient de tenir à l'écart n'importe quel intrus de son territoire. Peut-être ne comprenait-il pas par quel miracle ce foutu pigeon semblait aussi effrayé par sa proximité que s'il était un simple moineau.
Peut-être Marcel pensait-il tout connaître du monde, peut-être regardait-il son maître en imaginant que ses habitudes étaient celles de toute son espèce. Peut-être le regardait-il se murer dans la solitude en songeant qu'il n'avait besoin de personne d'autre que lui à ses côtés, et peut-être le regardait-il boire chaque dimanche soir en se réjouissant qu'il devienne aussi heureux l'espace de quelques heures. Peut-être venait-il se coucher chaque soir à ses pieds lorsqu'il s'écroulait finalement sur le canapé en se demandant pour quelle raison de l'eau coulait de ses yeux. Peut-être buvait-il trop, tout simplement.
Peut-être se posait-il un tas de questions et avait renoncé à obtenir des réponses un jour. Peut-être ne pensait-il rien du tout. Peut-être se contenta-t-il de venir poser sa truffe humide contre la main de Simon dans l'espoir d'obtenir quelques caresses, mais peu importait. Simon lui fut tout de même reconnaissant de le laisser le serrer contre lui, même s'il ne comprenait pas pourquoi le cœur du garçon battait si fort et si douloureusement depuis l'instant où ils avaient quitté la maison de Dorian Cohen.
~
« Dorian ? »
Simon poussa la porte d'entrée sans sonner, avec l'angoisse secrète qu'elle soit à nouveau verrouillée, mais elle céda dans un grincement. Marcel passa entre ses pieds et trottina jusqu'à la cuisine pour se désaltérer, abandonnant le garçon sur le pas de la porte. Il était parti durant plus d'une heure, parcourant les allées du parc du quartier en long et en large, jouant avec le carlin jusqu'à l'épuisement dans l'espoir que la douleur lancinante logée au creux de sa poitrine s'évaporerait avec l'effort. Finalement, elle lui parut plus forte que jamais lorsqu'il pénétra à l'intérieur de la maison. Et elle empira encore lorsqu'il se dirigea vers le salon et qu'un homme se leva aussitôt du canapé pour lui faire face.
C'était la première fois, autant le dire, que Simon le voyait avec des vêtements propres et en bon état. Il avait délaissé ses t-shirts délavés et ses jeans larges et troués, leur préférant enfin une tenue à la bonne taille et – Simon n'en crut pas ses yeux – repassée. Et son visage s'était comme transformé, lui aussi ; bien entendu, il avait toujours ses habituelles cernes sous les yeux, des mèches grises dans les cheveux et une barbe négligée, mais cela n'avait rien à voir avec l'état dans lequel il l'avait trouvé plus tôt dans la matinée. Il n'allait certainement pas l'avouer, mais Simon était intimement persuadé qu'il se sentait mieux, lui aussi. Il était moins voûté, moins sombre et, lorsque le garçon se pencha vers lui et renifla avec un sourire narquois sur les lèvres, Dorian poussa un grognement exaspéré en fuyant son regard, croisant les bras sur son torse d'un air désabusé.
« Ça va, j'ai compris le message, marmonna-t-il en levant les yeux au plafond. »
Simon, face à lui, eut un sourire satisfait et alla s'installer sur le canapé.
« Ne crois pas que c'est pour toi que j'ai fait tout ça, s'empressa d'ajouter Dorian en fronçant les sourcils.
– Hm, hm.
– Je veux dire, je suppose que tu as raison, il vaut mieux que je sois présentable si...
– ... si tu te fais enlever par des extra-terrestres. »
Dorian le dévisagea, plongé dans un silence amer, puis baissa les yeux en haussant les épaules. Finalement, il consentit à s'asseoir à son tour sur les coussins aux côtés de Simon, les yeux rivés sur le garçon. Il ne cessait d'ouvrir la bouche et de la refermer avec un soupir ennuyé, comme s'il ne trouvait pas les mots adéquats pour exprimer sa pensée.
« Je suppose que c'est à mon tour de m'excuser. »
Dorian, pris de court par la prise de parole du jeune homme, sembla brusquement tiré de ses songes et haussa un sourcil incrédule.
« J'ai été... égoïste de me conduire comme ça avec toi dimanche soir. Je n'ai pas pensé que...
– Ferme-la, coupa sèchement Dorian avant de laisser échapper un soupir agacé. C'est moi qui parle, compris ? »
Eh bien, voilà qui était dit, songea Simon en se trouvant soudainement bien bête recroquevillé sur son coin de canapé tandis que Cohen craqua les os de ses doigts, de ses poignets et enfin de sa nuque, comme s'il ressentait le besoin de s'échauffer physiquement avant de se prêter à l'activité qu'il détestait le plus au monde : une discussion à cœur ouvert avec une autre personne que son chien.
« J'ai une proposition à te faire. »
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