Interclasse n°20
(J'ai honte d'avoir dit dans le précédent chapitre "hééé promis j'arrête les pauses de six mois !"... et de réapparaître quasi sept mois plus tard... XD Je vais même pas aller effacer ce message tellement l'ironie de la situation me fait marrer ;_;
Comme je l'ai dit dans, heu, quelques commentaires et messages privés, j'ai eu une fin d'année chaotique et je n'ai pas pu écrire du tout pendant tout ce temps. Mais bon, au moins, ça m'a laissé le temps de réfléchir à la fin de cette histoire pour de bon ¯\_(ツ)_/¯ Merci, une fois de plus, à tous ceux qui m'ont laissé des commentaires ou des messages, qui m'encouragent à continuer/finir cette histoire, ou tout simplement qui me partagent leurs ressentis au fil des chapitres, c'est ce qui me permet de ne pas disparaître entièrement de ce site ~ ♥ )
***
« C'était la pire pizza que j'ai jamais mangé. »
Dorian retira ses clés du pick-up avant de plaquer sa main contre son torse, comme si les paroles de Simon l'avaient profondément blessé.
« Arrête, la pâte était dure comme de la pierre et absolument rien dans la garniture n'avait le moindre goût, soupira le garçon en croisant les bras sur son torse, levant les yeux au ciel.
— Mais c'est tout l'intérêt de la chose. »
Il ne s'était pas garé dans l'allée de son garage, optant pour le rebord du trottoir dès qu'il avait réalisé que le grincement de son portail allait probablement réveiller la totalité de ses voisins – et sa fille. Pour l'instant, il préférait encore éviter que tous les petits vieux du coin se précipitent à leur fenêtre pendant que Sarah lui hurlait dessus pour savoir où il était passé et comment il avait pu lui faire ça et comme c'était un mauvais père et blablabla.
S'il pouvait éviter que quelqu'un voit le fils des Guéret descendre de sa voiture en pleine nuit, ce serait pas mal aussi. Celui-ci, d'ailleurs, arqua un sourcil à sa dernière phrase.
« Il faut que tu apprennes à apprécier les pizzas d'après-sexe pour ce qu'elles sont : les meilleures du monde, surtout quand ce sont les pires. »
Simon eut un petit rire tandis que Dorian sortait du véhicule, retenant sa portière pour la refermer sans faire un boucan monstrueux. En tant que voisin – qui dormait à des heures normales – Simon était bien placé pour savoir que c'était une chose rare qu'il tente de se faire discret, même lorsqu'il rentrait chez lui en pleine nuit.
D'un pas lent, légèrement traînant, il traversa sa cour jusqu'à atteindre les marches du perron de sa maison, puis retourna la tête vers le garçon, les mains plongées dans les poches de son pantalon. Il pouvait l'entendre jouer avec ses clés, comme s'il cherchait à s'occuper les doigts, sans savoir quelle attitude il était censé désormais adopter face à lui. C'était compréhensible, en un sens. Simon doutait qu'il ait jamais autant parlé que durant cette nuit-là. Il devait ressentir la même chose que s'il s'était soudainement retrouvé nu devant une foule.
Il faisait bien trop sombre, de toute façon, pour qu'il parvienne à détailler son visage. Dans la pénombre, il ne pouvait que vaguement distinguer, grâce à la lueur lointaine d'un réverbère, la ligne de sa mâchoire et les poils de sa barbe, ses lèvres closes, pincées, ses yeux sombres fixés sur un point invisible quelque part au niveau de son torse, et la ride qui creusait l'arête de son nez. C'était peut-être simplement à cause du manque de lumière, mais...
Il y avait quelque de triste sur son visage.
Simon vit ses yeux se lever brièvement en direction de la fenêtre de son salon. La lumière était éteinte, comme dans toutes les autres pièces de sa maison. Sarah devait dormir depuis longtemps, mais il pouvait deviner que cette pensée n'allégeait pas le moins du monde l'appréhension qui devait peser sur ses épaules. Il n'allait pas pouvoir l'éviter éternellement, de toute façon.
« Je... On se voit demain ?, murmura Simon en se maudissant mentalement d'avoir échoué à retenir le tremblement de sa voix. »
Les yeux de Dorian se lièrent brièvement aux siens avant qu'il ne se retourne vers sa porte, tirant finalement ses clés de sa poche en les retournant dans tous les sens avant de trouver la bonne. Ses lèvres s'entrouvrirent, mais il prit encore quelques secondes avant de marmonner sa réponse d'une voix éteinte.
« Je ne sais pas. »
Dorian fixa ses doigts en silence avant de lui adresser un bref sourire légèrement forcé par-dessus son épaule.
« Je t'appelle. »
Simon se sentit acquiescer, malgré le nœud qui s'était formé dans sa gorge. Le ton de sa voix lui rappelait celui qu'il utilisait pour lui interdire de venir sonner à sa porte les jours où il s'enfermait dans sa solitude... et l'alcool. Mais que pouvait-il dire de plus ? Il ne pouvait même pas imaginer toutes les pensées qui devaient bourdonner dans son esprit à présent. Il l'avait assez accaparé pour cette nuit.
Alors il se contenta d'acquiescer, les lèvres pincées, avant de tourner les talons, détournant les yeux de Dorian.
Lorsque son pied atteignit la première marche du perron, une main se referma brusquement sur son bras et le tira en arrière, mais il eut à peine le temps de sentir les lèvres de Dorian contre les siennes avant qu'il ne relâche sa prise pour le pousser brutalement en direction du portail.
Lorsqu'il regagna le trottoir et traversa le trottoir pour rejoindre sa propre maison, il risqua un dernier regard en arrière, juste à l'instant où la porte se refermait sans un bruit derrière lui.
***
Dorian laissa un soupir lui échapper lorsqu'une petite boule de graisse recouverte de poils beiges accourut droit dans sa direction, heurtant le coin du mur menant au salon avant de bondir autour de ses mollets. Au moins un qui était heureux de le voir, songea-t-il en s'accroupissant, laissant Marcel reposer ses petites pattes avant contre ses cuisses en se dandinant avec enthousiasme, la langue pendant vers le sol, accompagnée d'un filet de bave. Ses doigts frottèrent affectueusement le sommet de sa tête, grattant l'une de ses oreilles avant de se redresser. Le silence était uniquement brisé par la respiration lourde de son chien mais, pour une fois, il ne ressentit pas le besoin d'allumer sa télé pour que la dispute ridicule de journalistes ou politiciens vienne lui tenir compagnie jusqu'à ce qu'il sombre dans le sommeil sur son canapé.
Inconsciemment, il porta sa main à son ventre en traversant le couloir jusqu'à poser un pied dans le salon. Il était vrai que cette pizza avait été absolument affreuse, mais il était pratiquement sûr que ce n'était pas ça qui lui pesait sur l'estomac. Pourquoi est-ce qu'il se sentait aussi lourd ? Sa main appuya sur l'interrupteur.
Son estomac se tordit encore plus lorsqu'il posa les yeux sur la silhouette recroquevillée de sa fille, assise contre le mur, au pied de la fenêtre ; ses bras entouraient ses genoux, et ses cheveux bruns détachés ondulaient jusqu'à ses côtes. Alors elle ne dormait pas, en fin de compte. À en juger par le débardeur blanc et le short mauve qu'elle portait, elle avait pourtant bien tenté de se coucher, mais sans parvenir à trouver le sommeil. Ce n'était pas particulièrement étonnant, mais...
Elle resta là, assise contre son mur, les yeux rivés sur lui, ses paupières légèrement rougies et gonflées, un reste de mascara étalé sur sa joue. Alors Dorian, sa main toujours posée contre son ventre, avança d'un pas lent et chancelant à travers le salon, écoutant son poids faire craquer le parquet, et reposa son dos contre le mur froid en s'asseyant à ses côtés. Tandis que ses doigts, de leur volonté propre, portait une cigarette à ses lèvres, les yeux de sa fille accompagnant le moindre de ses gestes, il la sentit glisser lentement, presque prudemment, ses cuisses sur le sol afin de chasser la distance qui les séparait et, d'un geste un peu maladroit, Sarah reposa sa tête contre l'épaule de son père.
Dorian vit la fumée de sa cigarette trembler, coincée entre ses doigts. Maintenant, il pouvait sentir une chaleur dans son ventre noué.
En retournant lentement la tête, comme s'il craignait de la faire fuir, il pressa ses lèvres contre les cheveux de Sarah.
Dorian pouvait bien continuer à prétendre que cette sensation étrange dans son ventre provenait de sa pizza mal digérée. Après tout, cela faisait si longtemps qu'il ne s'était pas senti si heureux qu'il avait bien du mal à reconnaître les symptômes du bonheur.
***
« Regarde ça. Dans quelques années, ça sera ta nouvelle maison. »
Dorian arqua un sourcil en voyant sa fille pointer du bout de son doigt le cimetière qui se dessinait en contrebas de la colline.
« Quelques années ? T'es généreuse, j'aurais dit dans quelques mois tout au plus, répondit-il avec un sourire en coin. »
Les yeux de Sarah s'attardèrent un instant sur ses lèvres tandis que la jeune fille fronçait légèrement les sourcils, comme si elle notait mentalement la moindre expression passant sur le visage de son père. Mais avant qu'il ne puisse faire un commentaire à ce propos, elle lui renvoya à son tour un sourire narquois.
« Ou quelques semaines. On prend les paris ?
– Te connaissant, tu serais capable de me pousser dans les escaliers pour gagner. »
Sarah eut un léger ricanement avant de tourner les talons, faisant voleter sa natte brune le long de son dos. À vrai dire, faire ce genre de blagues morbides était tout ce qui lui venait à l'esprit pour éviter de laisser un lourd silence s'installer entre eux. Convaincre son père d'ouvrir un œil avant dix heures avait déjà été un exploit en soi, même si elle n'avait pas été capable de beaucoup dormir elle-même lors de cette dernière nuit. Elle méritait bien une médaille pour l'avoir poussé à prendre une douche, à se faire une barbe qui ne lui donne pas l'air d'un homme des cavernes et à s'habiller à peu près convenablement, mais qu'il accepte de l'accompagner lors de son jogging matinal, ça relevait carrément du miracle.
Bien sûr, elle n'avait pas cherché à le faire courir – ou même trottiner. Une chose à la fois et, ainsi, elle-même restait à sa hauteur et évitait de le voir cracher ses poumons après avoir fait quinze mètres. Marcel en semblait incroyablement soulagé, presque autant que son maître. Il avait bien tenté de détaler en voyant Sarah la laisse à la main, et il avait tellement traîné des pattes pour sortir qu'il en avait rayé le parquet, mais la présence de Dorian devait avoir quelque chose de rassurant pour ce chien.
Enfin... De toute façon, Sarah n'avait pas pour objectif de rendre ces deux-là sportifs. Pas aujourd'hui, en tout cas.
Le dos tourné à son père, elle en profita pour prendre une grande inspiration, les yeux rivés sur ses baskets. Ce n'était pas non plus pour prendre des paris sur la date de sa mort qu'elle avait cherché à passer du temps en sa compagnie.
Dorian laissait son regard se perdre entre les arbres du parc, gravissant lentement les petites marches en bois encastrées dans la terre boueuse les conduisant au sommet de la colline en se retournant de temps à autre vers Marcel qui les suivait tant bien que mal, ses pattes battant dans les airs à chaque bond d'une marche à la suivante. Il se trouva si hypnotisé par cette curieuse petite danse qu'il ne remarqua pas que Sarah s'était immobilisée devant lui et lui rentra dedans en émettant un grognement de surprise.
« Sarah, qu'est-ce que tu f... »
Avant qu'il ne puisse achever sa phrase, son regard fut attiré par la silhouette d'une jeune fille, un peu plus grande, un peu plus âgée que Sarah, à quelques mètres d'eux, assise sur le banc au sommet de la colline. Elle repoussa une mèche rousse de son visage et la passa derrière son oreille lorsqu'elle retourna la tête dans leur direction.
Lola. Dorian eut seulement à entendre son nom résonner dans sa tête pour sentir une pointe de douleur traverser son torse. Il ne savait pas vraiment si c'était de l'appréhension ou de la jalousie. Peut-être un peu des deux. Il ne parvenait pas à voir son joli visage fin sans que l'image d'elle accrochée aux lèvres de Simon ne lui revienne à l'esprit.
« Ah... M'sieur Cohen ! »
Dorian sentit sa respiration se bloquer lorsque la jeune fille décroisa les jambes et quitta son banc en leur faisant un signe de la main. Du coin de l'œil, il vit Sarah lui adresser un bref regard avant qu'il ne monte les quelques marches qui les séparaient encore de Lola, tout en suivant le sentier des yeux. De l'autre côté de la colline, le chemin menait directement à la deuxième entrée du parc. Si Lola les avait vu entrer par la première, elle avait très bien pu s'arranger pour leur couper la route en passant par l'autre côté et... Non. C'était simplement de la paranoïa, songea Dorian en s'arrêtant à sa hauteur.
« ... Lola, c'est ça ?, dit-il d'un ton plus froid qu'il ne l'aurait voulu.
– Vous vous souvenez de mon prénom ? Je suis flattée ! Et... Toi, tu es Sarah, si je ne me trompe pas ? »
Lola ponctua sa phrase d'un petit gloussement enthousiaste qui retroussa son nez recouvert de tâches de rousseur. Charmant, pensa Dorian avant de jeter un coup d'œil en direction de sa fille. Sarah, elle, ne prit même pas la peine d'esquisser un sourire.
« Tu ne te trompes pas, répondit-elle simplement. »
Lola lui adressa un bref sourire, les yeux plantés dans les siens. Elle avait quelque chose dans le regard, une lueur presque menaçante, mais trop discrète pour que la jeune fille ne puisse exprimer cette pensée à voix haute.
« Je ne crois pas qu'on ait été présentées, si ? J'étais vraiment déçue de ne pas pouvoir faire ta connaissance lorsque monsieur Cohen est venu manger chez nous. Enfin, chez ses voisins, je veux dire ! »
Sarah arqua un sourcil pour toute réponse, tandis que Lola se mit à enrouler pensivement une mèche rousse autour de son doigt.
« J'ai tendance à oublier que ce n'est pas chez moi, à force d'y être toujours fourrée !, reprit-elle en dodelinant la tête, un sourire en coin sur ses lèvres roses. C'est normal, en même temps, je suis la petite amie de leur fils, après tout. »
Dorian sentit ses dents se planter dans sa joue à cette dernière phrase, mais il parvint à reprendre un air neutre avant que les yeux de Lola ne se lèvent vers lui. De toute façon, elle se désintéressa si vite de lui, préférant se remettre à dévisager sa fille, qu'elle n'aurait probablement rien remarqué.
Sarah soutenait son regard, les lèvres entrouvertes et une expression que Dorian ne lui connaissait pas sur le visage. Il y devina de la surprise, bien sûr, mais il y avait quelque chose de plus qu'il ne parvenait pas à définir.
« Oh... Je ne savais pas, répondit-elle finalement d'une voix éteinte. »
Lorsque ses yeux quittèrent ceux de Lola pour se perdre parmi les arbres voisins, Dorian décela un léger sourire sur les lèvres de cette dernière. Il avait disparu en un battement de cil, mais il ne lui avait pas échappé. C'était un sourire de fierté, victorieux.
« Qu'il avait une copine ?, demanda Lola.
– Non, que tu étais son genre. »
Une brusque envie de sourire, cette fois-ci, chatouilla les lèvres pincées de Dorian, mais il se pinça discrètement le dos de la main pour s'empêcher de le laisser apparaître. C'était à son tour de ressentir un élan de fierté aux mots de Sarah, même s'il avait bien conscience que c'était particulièrement déplacé de sa part. L'expression soudain plus sombre qui s'était emparé du visage de Lola ne faisait que l'encourager.
« Simon et moi, on se connaît depuis qu'on est gosses. C'était mon amoureux quand j'étais gamine, c'est bien naturel qu'on soit encore si proches maintenant qu'on est adulte, non ? Enfin... Je ne sais pas si c'est une histoire d'être « son genre » ou non, de toute façon. Il vaut mieux qu'il s'intéresse aux belles filles de son âge qu'aux lycéennes en manque d'affection, j'imagine. »
Sans vraiment en saisir la raison, Dorian détacha immédiatement ses yeux des deux filles pour se plonger dans la contemplation d'un pigeon qui passait par-là, tandis que leurs quatre yeux bruns se braquaient soudainement sur lui, comme pour le prendre à témoin. Il connaissait – un peu – sa fille, en tout cas assez pour deviner qu'elle réfléchissait déjà à l'endroit où elle cacherait le corps de la rouquine si les choses s'envenimaient, mais Lola... Il ne parvenait pas à savoir ce qui pouvait bien la pousser à entrer en compétition avec Sarah. Bien sûr, il y avait ce qu'elle avait dit lorsqu'elle l'avait raccompagné chez lui après cette journée passée chez les Guéret. Est-ce qu'elle pensait vraiment que Sarah et Simon... ?
Sérieusement.
Dorian releva les yeux en direction de l'entrée du parc, dans le dos de Lola. Et si sa première théorie était exacte ? Si Lola avait véritablement planifié cette rencontre, si elle s'était bien arrangée pour se trouver sur le chemin de Dorian et Sarah, cela signifiait qu'elle les avait vu sortir de chez lui une heure plus tôt. Et si c'était le cas...
« Lola, tu as dormi chez Simon la nuit dernière ? »
Merde. La question lui avait échappé avant qu'il ne parvienne à se contrôler. Lola haussa innocemment les sourcils, mais une surprise sincère apparut sur son visage.
« Heu... Ben, oui. Comme tous les week-end. Il m'a invitée. »
Menteuse, songea Dorian en retournant la tête vers elle. Il était rentré chez lui à l'aube, et après ce qui s'était... produit dans le pick-up, il doutait fort que Simon s'amuse à l'appeler à une heure pareille. Mais il ne pouvait pas la contredire. Comment expliquer qu'il...
« C'est bizarre, parce qu'il était chez nous presque toute la nuit. »
Dorian vit Lola écarquiller les yeux, mais se sentit faire de même malgré lui. Il pouvait deviner qu'elle ressentit la même difficulté à tourner la tête vers Sarah que lui, à en juger par la raideur de son mouvement. Qu'est-ce que... Qu'est-ce qu'elle avait dit ?
Les bras croisés sur sa poitrine, Sarah plongea son regard glacial dans les yeux de la jeune femme, un léger rictus sur les lèvres.
« Il était chez nous presque toute la nuit, répéta-t-elle d'une voix lente, comme si elle tentait d'inscrire chacun de ses mots dans l'esprit de Lola. Il est reparti à l'aube. »
Brièvement, ses yeux quittèrent les siens pour se lever vers le visage livide de Dorian.
Bordel...
Oh bordel, pensa Dorian en déglutissant péniblement. Mais qu'est-ce qu'elle racontait ?
« On se voit demain ?»
Dans la pénombre, le visage de Dorian se tendit presque imperceptiblement, baissé vers ses doigts affairés à fouiller parmi ses clés.
« Je ne sais pas. »
Lorsqu'il retourna la tête en direction de Simon, Sarah se pressa un peu plus contre le mur du salon.
« Je t'appelle. »
Simon acquiesça avec lenteur, un sourire grimaçant sur les lèvres. Celles de Sarah, inconsciemment, imitèrent ce rictus lorsqu'il tourna les talons, abandonnant Dorian sur le palier de la porte. Elle porta une main à sa poitrine tandis qu'une grande bouffée d'air emplissait ses poumons en lui apportant une délivrance telle qu'il lui sembla avoir passé la journée en apnée. Alors, il avait réussi, après tout. Elle ignorait par quel miracle, mais il avait bel et bien retrouvé son père. Et, à cet instant, c'était tout ce qu'elle avait besoin de savoir. La colère, le ressentiment qu'elle portait constamment dans son cœur depuis sa plus tendre enfance contre Dorian... C'était comme des braises qu'elle parvenait à étouffer pour la première fois de sa vie.
Même si sa haine envers lui reprenait le contrôle de ses pensées dès le lever du jour, même si elle savait mieux que personne que son père était l'un de ces hommes qui retombaient toujours dans leurs mauvaises habitudes, même s'il disparaissait à nouveau quelques minutes plus tard... Tout ça lui était bien égal. Pour l'instant, il était là, entier, en vie, et toujours capable de tenir debout. C'était toujours mieux que dans certains de ses souvenirs.
Simon posa un pied sur la première marche du perron, escorté par le regard de Dorian, et Sarah décolla son dos du mur, prête à courir en direction de la porte dès qu'elle l'entendrait tourner la clé dans la serrure.
Mais au lieu de tourner le dos au garçon, au lieu de pousser la porte d'entrée, la main de Dorian se referma sur le bras de Simon et le tira vers lui. Pendant un court instant, si bref que Sarah l'aurait peut-être manqué si elle avait cillé au même moment, ses lèvres capturèrent celles de Simon avant de le repousser vers le portail.
Lorsque Dorian se tourna vers la porte et, sans le savoir, se retrouva à nouveau face à sa fille, un bref sourire creusa sa joue.
Sarah sentit le mur froid contre son dos avant de s'apercevoir que son corps l'avait poussée de lui-même contre le soutien le plus proche, quelques secondes à peine avant que ses genoux ne cèdent sous son poids. Lentement, centimètre par centimètre, elle glissa le long du mur et se sentit tomber sur le parquet, aussi engourdie et sonnée que si elle venait de courir un marathon.
« Putain ! »
Elle sursauta au son de sa propre voix, comme si cette pensée s'était échappée de sa gorge de sa propre volonté, et projeta le bout de ses doigts gelés contre ses joues brûlantes. Si son cœur avait pu arrêter de battre aussi fort contre ses tympans, peut-être qu'elle aurait été capable de réfléchir à ce qu'elle venait de voir, au lieu d'assister bêtement à la répétition de cette image coincée sous ses paupières chaque fois qu'elle clignait des yeux.
Comme si elle n'avait pas déjà assez de choses à raconter à son psy.
Le bruit des clés dans la porte la sortit brutalement du brouillard qui se formait dans son esprit. Cette sensation indescriptible qui engourdissait son corps, comme une envie de pleurer et d'éclater de rire en même temps, le moindre de ses nerfs sembla se figer tandis que la petite forme de Marcel dérapait sur le sol jusqu'à atteindre les jambes de son maître.
Putain. Si c'était le seul mot qu'elle parvenait à prononcer au moment où il poserait les yeux sur elle, elle n'était pas sortie de l'auberge. Mais... Après tout, ses pensées s'emmêlaient dès qu'elle tentait de réfléchir à la moindre phrase. Que pouvait-elle bien dire, de toute façon ? Simon était... Enfin, son voisin... C'était quoi, ce sentiment ? Du dégoût ? Jamais elle ne pourrait ressentir cela, mais cet arrière-goût amer ressemblait à de la trahison. Il n'avait rien dit ! Bien sûr qu'il n'avait rien dit. S'il s'était passé quelque chose entre elle et Simon, elle n'aurait rien dit à son père, alors l'inverse... Mais Dorian ! D'un autre côté, si sa mère refaisait sa vie, son père en avait bien le droit aussi, mais... Ah, merde, quel âge avait Simon... ? Aucune importance, idiote, le problème n'est pas là ! Enfin, pas seulement. Il était aussi là, mais...
Putain, mon père est...
Une lumière jaunâtre envahit soudain la pièce. Sarah cilla et réalisa brusquement qu'elle se retrouvait nez-à-nez avec le visage fatigué de son père, bêtement planté à l'entrée du salon, une main sur son ventre et penchant dangereusement vers la droite comme un meuble cassé.
... cassé. C'était un mot qui lui allait bien.
D'un pas lent, chancelant, il zigzagua dans le salon jusqu'à reposer son dos contre le mur, à un pas de Sarah. Honnêtement, il ne ressemblait pas à grand-chose. Il sentait la clope, l'alcool, et un peu la pluie aussi. Ses vêtements étaient froissés, humides, et ses cheveux emmêlés. Il portait une marque sur sa joue creuse qui disparaissait sous les poils de sa barbe inégale, comme s'il avait passé trop de temps la tête appuyée contre le volant de sa voiture ou peut-être le bord de sa portière. Ou bien il avait dormi à l'arrière de son pick-up.
D'un geste un peu maladroit, il tira une cigarette de son paquet, sans sembler s'apercevoir qu'elle s'était cassée en deux, probablement malmenée dans sa poche.
Sarah le regarda la porter à ses lèvres et expirer une bouffée de fumée grise. Le sourire qui les avaient étirées après qu'il se soit séparé de Simon... C'était la première fois qu'elle le voyait. Ce n'était pas un de ses rictus sarcastiques, ou l'une de ces grimaces forcées qu'il affichait parfois lorsque la voiture de sa mère apparaissait au bout de la rue. Est-ce qu'il le voyait souvent sourire de cette façon ?
C'est seulement à cet instant qu'elle sut quelle question elle voulait lui poser.
Es-tu heureux ?
Mais elle ne le fit pas. À quoi bon ? Elle le connaissait. Ou, en tout cas, sa mère lui avait assez parlé de lui pour qu'elle ait l'impression de le connaître. Cette question, pourtant la seule qui lui brûla les lèvres, il ne servait à rien de la poser.
Lentement, prudemment, elle se rapprocha de lui, chassant cette distance qui les séparait et, d'un geste peut-être un peu maladroit, elle reposa sa tête contre son épaule.
Lorsqu'elle sentit Dorian embrasser ses cheveux, elle se demanda seulement si son père se souvenait qu'il avait l'habitude de faire ça lorsqu'elle n'était encore qu'une petite fille.
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