Interclasse n°2
Simon ouvrit un œil en sentant la chaleur d'un rayon de soleil caresser son visage. Ébloui par la lumière du jour, il poussa un grognement et tira sa couverture au-dessus de sa tête, mais consentit tout de même à laisser sa main tâtonner le dessous de son oreiller à la recherche de son téléphone. Dès qu'il parvint à tirer son portable vers lui, il regarda l'heure, inspira profondément et se redressa sur son lit.
Neuf heures dix-huit. Comme chaque matin, il se dirigea immédiatement vers sa fenêtre pour aérer la pièce mais, depuis quelques jours, une nouvelle habitude s'était greffée à celle-ci : à présent, son rituel matinal comprenait un regard en direction de l'allée de garage de la maison voisine. Vide, comme toujours lorsqu'il se réveillait. L'homme devait partir tôt. Il se demandait quel métier il pouvait bien faire ; il n'avait certainement pas l'allure de quelqu'un qui passe ses journées derrière un bureau, à pianoter sur un ordinateur ou à répondre au téléphone.
Le carlin, cela dit, attendait chaque jour patiemment le retour de son maître en gambadant dans le jardin, tuant le temps en se roulant dans l'herbe fraîchement tondue ou en somnolant sur le perron de la maison. Mais pas ce jour-là. Ce jour-là, il n'était ni occupé à arroser la pelouse avec sa salive, ni à se tortiller sur le paillasson pour se gratter le dos. Non, ce jour-là, il avait dévalé l'allée en gravier et collé sa petite tête écrasée entre les barreaux du portail, devant lequel une petite silhouette était accroupie.
Manon.
Oh, bon sang. Manon.
Simon bondit si violemment de son lit qu'un brusque vertige le secoua, et il manqua de peu de se prendre la porte de son armoire en plein visage ; tout en dévalant les escaliers, il enfila un t-shirt qui traînait sur le dossier de sa chaise de bureau, puis un pantalon qu'il attrapa au vol dans la salle de bain. Par chance, ses parents étaient déjà partis au travail ; s'ils avaient vu leur fils sauter dans ses baskets à peine réveillé, ils auraient probablement immédiatement contacté l'hôpital psychiatrique.
« Qu'est-ce que tu fiches ? »
Manon eut un sursaut en entendant son frère, à bout de souffle, se poster dans son dos tandis qu'elle caressait les petites oreilles noires du carlin docilement immobile près du portail.
« Il est adorable, non ?, dit-elle en entendant le petit chien grogner de plaisir.
- On dirait qu'il s'est cogné contre un mur tant de fois que son crâne est devenu plat. »
Manon leva les yeux au ciel, mais Simon ne lui prêtait déjà plus une grande attention : son regard s'était détaché du petit carlin et de sa sœur cadette et se promenait sur la façade de la maison. Les stores étaient ouverts, à présent, mais des rideaux blancs avaient été installés aux fenêtres de droite ; à gauche, la vue que les carreaux offraient sur la pièce était encombrée par les cartons encore empilés, que personne n'avait encore jugé bon de vider. Sur le perron, dans un coin à l'abri du soleil, deux petites gamelles remplies de nourriture et d'eau fraîche avaient été posées. Un sourire mince étira les lèvres de Simon lorsqu'il baissa à nouveau les yeux vers le carlin et sa langue rose pendant entre ses crocs ; il n'avait pas vu l'homme plus de trois ou quatre fois - et encore, c'était un euphémisme, il se contentait de l'apercevoir chaque soir claquer la portière de son pick-up et rentrer chez lui - depuis son arrivée, mais il n'aurait pas une seule fois pensé qu'il soit propriétaire d'un inoffensif roquet s'il n'avait pas été son voisin. Lui-même avait un air de loup indomptable.
Un frisson parcourut sa nuque, et il secoua vaguement la tête comme pour chasser cette pensée. Il ne devait pas être encore très bien réveillé pour songer à des choses pareilles.
« Je vais l'appeler Bobby, lâcha soudain Manon, des étoiles dans les yeux.
- Je ne suis pas sûr que tu sois bien placée pour lui donner un nom, soupira son frère. Il ne t'appartient pas.
- Je sais bien, mais monsieur Cohen me fait beaucoup trop peur pour que j'aille lui demander celui qu'il lui a donné ! »
Simon manqua de s'étrangler avec sa propre salive, sous le regard circonspect de l'adolescente :
« Cohen ?! Comment tu connais le nom de... oh. »
Avant même qu'il ne finisse sa phrase, l'index de sa sœur s'était pointé sur l'étiquette grossièrement scotchée sur la boîte aux lettres, sur laquelle cinq lettres avaient été tracées à l'encre noire avec si peu de soin que leur père et sa maniaquerie en auraient fait une syncope. Apparemment, leur nouveau voisin avait peiné à trouver un stylo qui daigne fonctionner, et avait repassé le « h » et le « n » tant de fois que c'en était presque illisible. En revanche, le commentaire gribouillé sous le nom - « pas de publicité » - était souligné trois fois, ce qui le rendait parfaitement immanquable... et quelque peu menaçant.
Et puis, comme pour accentuer encore le côté oppressant de la scène, le vrombissement d'un moteur étrangement familier résonna depuis le bout de la rue.
« C'est lui !, souffla Simon dans un hoquet. »
Manon, absorbée par le petit ventre rebondi du carlin, émit une exclamation aiguë en guise de protestation lorsque la main de Simon se referma comme un étau sur son poignet et l'entraîna de force dans leur propre jardin, quelques secondes à peine avant que le pick-up ne freine devant le portail de la maison. Le dénommé Cohen, vêtu d'un débardeur blanc rentré dans un large pantalon bleu serré à la taille, en descendit pour l'ouvrir, mais ses sourcils constamment froncés s'arquèrent sous le coup de la surprise lorsqu'il remarqua son chien, bavant de plaisir, roulant sur le dos juste derrière la grille. Cachés comme des voleurs derrière la haie, Simon et Manon échangèrent un regard tendu. Finalement, l'homme courba le dos pour lui gratter le ventre, puis déverrouilla son portail et gara son camion dans l'allée du garage.
Simon poussa un soupir de soulagement tandis que sa sœur gloussait comme une petite poule à ses côtés. Jamais il n'avait été si soulagé que les chiens ne soient pas dotés de la parole.
~
« Ta chambre est toujours aussi nulle. Et toi aussi, t'es nul. »
Simon ferma les yeux et inspira profondément, joignant le bout de ses index à celui de ses pouces puis, lorsque ses paupières découvrirent à nouveau ses iris vertes, un sourire poli illuminait son visage.
« Bonjour à toi aussi, Martin, répondit-il finalement. »
Le garçon claqua la porte de la chambre derrière lui avant d'ajuster sa casquette bleue sur ses cheveux décolorés. Il salua Lola d'un mouvement de menton, puis se laissa mollement tomber sur la chaise de bureau de son cousin et se mit à tripoter tout ce qui se trouvait à sa portée. C'était le même spectacle chaque dimanche depuis leur plus jeune âge : amis et famille se retrouvaient pour un déjeuner copieux dont la durée s'étendait infiniment jusqu'au premier bâillement. Quelques fois, il n'y avait aucun moment de répit entre le repas du midi et celui du soir ; ils mangeaient, discutaient, se disputaient (car déblatérer à propos de la politique jusqu'à déclencher une guerre dans le jardin était une véritable tradition lors de ces réunions), et s'apercevaient soudain que la nuit était tombée.
Simon redoutait les dimanches. Pas seulement parce que cela signifiait que lui et Lola auraient à batifoler niaisement toute la sainte journée, mais aussi pour l'inévitable présence de son cousin, Martin. Quatorze ans, un mètre cinquante-deux, et soixante kilos de boutons d'acné sur le visage. Depuis qu'un fin duvet était apparu au-dessus de sa lèvre supérieure et qu'il avait embrassé une fille pour la première fois (Simon eut un frisson d'horreur en imaginant la scène), il était devenu encore plus insupportable que lorsqu'il était encore l'enfant pourri-gâté de sa tante. À présent que ce rôle avait été confié à son adorable demi-frère de six ans et qu'il s'estimait trop vieux pour passer la journée assis à la table des enfants, c'était à Simon de supporter cet adolescent en pleine crise existentielle. Manon lui avait catégoriquement interdit de franchir le seuil de sa chambre après qu'il se soit mis à fouiller dans son tiroir à soutiens-gorge. Avait-il été aussi insupportable à son âge ? Probablement.
« On s'emmerde, déclara soudain Martin de sa sublime verbe habituelle. Lola, tu me montres tes seins ?
- Va chier, répondit-elle en se lovant encore un peu plus contre le torse de Simon. »
Elle en faisait à peine trop.
Martin haussa mollement les épaules, puis son attention sembla attirée par la fenêtre. La peau de son front bourgeonnant se plissa lorsqu'il fronça les sourcils, puis il pointa un doigt en direction de la maison voisine.
« Hé, t'as un nouveau voisin ? Y'a un vieux dans le jardin. »
Simon s'apprêta à répliquer mais Lola fut plus rapide : comme soudain intriguée par la nouvelle, elle se détacha du garçon en laissant son parfum sucré imprégné sur ses vêtements et se hissa aux côtés de Martin, jetant un regard curieux dans la direction qu'il indiquait.
« C'est vrai ! Tu ne m'avais pas dit que quelqu'un avait finalement emménagé, remarqua-t-elle sur un ton boudeur. Et il est plutôt pas mal, pour un vieux.
- Il n'est pas si vieux que ça, s'entendit marmonner Simon avant de brusquement réaliser que ce n'était absolument pas ce qu'il aurait dû répondre à cela.
- Vous savez quoi ? On devrait lui souhaiter la bienvenue dans le quartier. »
Sur cette dernière phrase, Lola et Simon se retournèrent vers le jeune cousin de ce dernier, dont le visage était déjà fendu d'un sourire machiavélique. Oh. Simon n'aimait pas beaucoup cette étincelle malsaine au cœur de ses pupilles noires. Quelque chose lui disait que Martin n'avait aucune intention de lui offrir une boîte de chocolats.
Ni une, ni deux, le garçon bondit sur la bouteille d'eau posée sur la table de nuit de Simon et, sous le regard incrédule des deux jeunes gens, tira un préservatif de la poche de son jean. Comme s'il risquait d'en avoir l'utilité. Il coinça un coin de l'emballage entre ses dents et le déchira d'un coup sec, puis déplia le latex et versa l'eau contenue par la bouteille à l'intérieur. Évidemment.
« Martin, je ne crois pas que..., tenta Simon en tentant de lui arracher la bouteille des mains, avant que Lola ne le retienne par le bras.
- Laisse-le faire. Ça pourrait être drôle. Et puis, si on a des problèmes, on dira que c'était son idée. »
Martin sembla terriblement satisfait à l'entente de cet encouragement. Sa bombe bien fermée entre les mains, il s'approcha de la fenêtre d'un pas presque dansant, son excitation presque palpable irradiant autour de lui. Lola sautillait sur place, laissant quelques mèches rousses s'échapper de sa queue de cheval, les mains posées sur ses lèvres comme si elle voulait cacher le sourire enfantin qui illuminait son visage. Son petit nez couvert de tâches de rousseur était retroussé comme lorsqu'elle était encore petite et entraînait Simon dans ses bêtises. En échange de sa coopération, elle lui montrait sa culotte, alors il finissait toujours par lui céder. Aujourd'hui, elle n'allait probablement pas lui offrir la même récompense, mais il s'en moquait : de toute façon, elle avait toujours le dernier mot.
Martin leva ses bras au-dessus de sa tête. À l'instant où il relâcha son élan et que le préservatif gonflé d'eau vola à travers la fenêtre, Simon ferma les yeux. Il regrettait déjà de l'avoir laissé faire. Lola, à ses côtés, émit une exclamation aiguë, et Martin lâcha un éclat de rire. Un chien se mit à aboyer férocement.
Splash.
Il avait entendu un « splash ». Lorsqu'il rouvrit les yeux, alerté par l'agitation qui secoua sa chambre, Martin s'était jeté à plat ventre sur le parquet, juste à côté de Lola recroquevillée au sol, les deux mains contre ses lèvres et les épaules tressautant sous son rire. Et Simon était là, devant eux, seul, debout devant la vitre, les lèvres entrouvertes et les bras ballants. Par la fenêtre, juste sous ses yeux, au milieu du jardin, se trouvait la silhouette familière de monsieur Cohen, parfaitement immobile. Ses cheveux bruns aux mèches grisonnantes étaient plaqués sur son front, ses tempes et sa nuque, alourdis par l'eau dont ils étaient gorgés, et dégouttaient entre ses omoplates. Le col de son haut d'un bleu uni était devenu noir et se collait contre sa peau mâte, épousant la forme de son torse musclé et de ses épaules larges. Quelques morceaux de latex blanchâtres parsemaient le tissu ou s'étaient accrochés à sa mâchoire, sans doute retenu par sa barbe.
Puis, brusquement, il releva la tête et ses yeux sombres et cernés se plantèrent directement sur le visage livide de Simon, acéré comme deux lames. Si ça n'avait pas été pour l'amour de sa dignité, le jeune homme aurait poussé un cri d'effroi. Au lieu de cela, il se contenta de plier lentement les genoux, jusqu'à disparaître de son champ de vision et s'écrouler au sol.
Oh, bon sang. Ce crétin de Martin avait signé son arrêt de mort. Peut-être Manon avait-elle raison, finalement. Peut-être allait-il venir l'étriper dans son sommeil, après avoir escaladé la façade de sa maison un couteau entre les dents. Peut-être sa tête allait-elle rejoindre celle de ses précédentes victimes dans son congélateur.
Oh, bon sang.
~
« Alors là, Pierre, je ne peux pas te laisser dire une horreur pareille. Je suis navré de te contredire, mais la cerise ne s'accorde pas du tout avec la poire.
- Chéri ?
- Pas maintenant, Béa. Tu vois bien que ton beau-frère et moi sommes en pleine conversation sérieuse.
- Mais, mon lapin...
- Les cerises, ça va bien mieux avec la banane.
- La banane !, s'indigna Pierre en se frappant le front. N'importe quoi !
- De toute façon, les cerises, ça coûte une blinde.
- Christophe ! »
Cette fois-ci, le susnommé consentit à interrompre son important débat concernant la salade de fruit de la tante Sandrine. Lorsque sa femme l'appelait par son prénom, il avait plutôt intérêt à être attentif.
« Le voisin est là, dit-elle en se tordant nerveusement les doigts.
- Le voisin ?
- Oui, le nouveau voisin. Il est à la porte.
- Qu'est-ce qu'il veut ?
- Je ne sais pas. Je n'ai pas compris. Je lui ai dit que j'allais te chercher.
- Mais..., tenta vainement Christophe tandis que sa femme le poussait déjà vers l'entrée. Mais qu'est-ce que je lui dis ?
- Débrouille-toi. Mais sois prudent, il... il a l'air un peu étrange. »
Christophe déglutit péniblement lorsque Béatrice tapota sa tempe du bout de son index. Tout en tirant sur le col de sa chemise et fourrant sa serviette dans la poche de son pantalon, il s'éclaircit la voix puis se dirigea d'un pas sûr vers la porte d'entrée. Dès qu'il l'ouvrit, cependant, le sourire poli qui décorait son visage fut balayé par un « oh ! » de surprise : devant lui se tenait un homme au visage trempé. Quelques gouttes dévalait le bout de son nez et terminaient leur course dans sa barbe ou sur son torse. D'ailleurs, ce ne fut que lorsque Christophe eut fini de le détailler des pieds à la tête, le visage décomposé, qu'il remarqua que le nouveau-venu gardait patiemment ses deux mains liées devant lui, qu'il tendit légèrement vers lui sans daigner ouvrir la bouche.
« ... Excusez-moi, je ne suis pas sûr de comprendre, bégaya-t-il. »
L'homme haussa un sourcil.
« J'ai dit à votre femme que j'avais quelque chose qui appartient à votre fils. Je pense qu'il l'a égaré dans mon jardin.
- Mon fils ? De quoi s'agit-il ? »
Cette fois-ci, monsieur Cohen eut un sourire, le premier depuis qu'il avait franchi le portail de ses voisins. C'était un sourire froid, sans joie, mais aussi curieusement narquois, comme s'il réprimait l'excitation qu'il pouvait ressentir à l'idée de ce qui allait suivre. Les yeux rivés sur le visage rond de Christophe, il délia ses mains, exposant ses paumes au creux desquelles reposaient plusieurs morceaux de latex presque transparent. Cela prit quelques longues secondes avant qu'il réalise de quel objet ils pouvaient provenir, mais l'attente ne sembla pas agacer Cohen, loin de là : son sourire figé sur les lèvres, il observa patiemment Christophe inspirer profondément, puis lui tourner le dos et lever le nez vers l'escalier avant d'appeler d'une voix forte :
« Simon ! »
~
« Simon ! »
Oh, bon sang. Que quelqu'un l'achève.
Lola et Martin le poussèrent sans ménagement hors de la chambre puis, tandis que Simon descendait les escaliers d'un pas lent en entendant la Marche Funèbre jouer au creux de ses tympans, ils restèrent tous les deux sagement immobiles sur le palier. On dira que c'était son idée, songea Simon en lançant un regard assassin à son cousin par-dessus son épaule. Tu parles ! Lola avait prétendu qu'il aurait dû se cacher s'il ne voulait pas se faire « griller par le vieux ». Traîtresse.
Ses jambes lui paraissaient horriblement lourdes. À chaque marche, le regard de son père, immobile devant la porte d'entrée ouverte, se faisait plus menaçant. Jésus Marie Joseph. Si ce n'était pas le voisin, c'était son père qui s'occuperait de le trucider. Et il n'aurait aucun remord à lui faire creuser sa tombe lui-même avant de l'achever.
Simon s'arrêta maladroitement aux côtés de son père, les yeux rivés sur ses chaussettes. Lorsqu'il sentait les hurlements exaspérés de son géniteur arriver, il agissait toujours comme lorsqu'il était enfant. Tête baissée, pas traînant, épaules basses. Et, si besoin, yeux larmoyants. Pour l'instant, il préférait éviter : question de dignité.
« Simon, peux-tu expliquer ceci ? »
La voix de son père était hachée et son doigt trembla lorsqu'il agita un morceau de latex déchiqueté sous son nez. Tremblement de colère ou de honte, il l'ignorait, mais lorsque Simon sentit le sang remonter soudainement dans ses joues pour leur donner une belle teinte écarlate, il sut que lui-même penchait plutôt vers la seconde solution.
« C'est-à-dire que..., commença-t-il d'une voix horriblement faible.
- Peux-tu me rappeler l'âge que tu as ? »
Simon rougit encore lorsqu'il entendit un grognement rauque face à lui. Alors, il daigna lentement lever les yeux du tissu blanc de ses chaussettes. Tout d'abord, ce fut deux épaisses bottes noires aux lacets défaits traînants sur le paillasson qui lui apparurent. Puis, un jean large délavé noué à la taille par une ceinture en cuir. Ensuite, un t-shirt d'un bleu sombre moulant une taille fine et des muscles développés, dont le col humide et large laissait apparaître le haut d'un torse sur lequel apparaissaient quelques poils noirs disparaissant sous le tissu. En laissant son regard remonter encore un peu, il fut capable de voir le dessin de ses clavicules sous sa peau mâte, puis celui de sa pomme d'Adam sur sa gorge, à la naissance de sa barbe poivre et sel. Ses lèvres pincées laissaient apparaître des fossettes sur ses joues creuses et le pli de peau qui traversait son nez lorsqu'il fronçait les sourcils (était-il même possible qu'ils ne le soient pas, Simon l'ignorait) était encore bel et bien présent, comme chaque fois qu'il l'avait aperçu rentrer chez lui depuis son emménagement.
En revanche, c'était la première fois qu'il voyait aussi clairement ses yeux soulignés de cernes profondes. Ils n'étaient pas noirs, contrairement à ce qu'il avait imaginé. Ils étaient d'un brun clair, presque miel. Ses pupilles acérées semblaient se noyer au sein de ces nuances dorées, mais son regard restait terriblement sévère, sauvage, comme celui d'un prédateur guettant sa proie.
Simon sentit, une fois de plus, un frisson remonter le long de son échine. Il avait vraiment un problème.
« Mon chien est cardiaque, déclara soudain monsieur Cohen, interrompant les remontrances de Christophe. Ta blague aurait pu être drôle, si tu n'avais pas manqué de tuer un être innocent. »
Sa voix était grave, rauque, et il avait déclaré cette phrase d'un ton parfaitement neutre, semblable à celui que Simon emploierait pour aller acheter du pain. Mais il n'eut pas le temps d'y songer plus longtemps, puisque la mâchoire de son père, à sa gauche, manqua de se décrocher de son visage.
« Oh, mon dieu !, lâcha-t-il avant de brusquement saisir l'épaule de son fils pour le secouer comme un prunier. Tu aurais pu tuer son chien ! Pauvre idiot !
- En plus, il est aveugle, ajouta Cohen, parfaitement indifférent à la scène.
- En plus, il est aveugle !, répéta furieusement Christophe avant de se retourner soudain vers l'homme. Vraiment, je ne sais pas comment il pourrait se faire pardonner. Je ne sais pas ce qui lui a pris, il n'est pourtant pas difficile... »
Simon cessa d'écouter son père se répandre en excuses devant monsieur Cohen, massant ses épaules endolories par l'emprise de ses mains. Face à eux, ce dernier observait silencieusement Christophe, les bras croisés sur son torse, puis il en détourna brusquement les yeux en sentant l'observation de Simon sur lui.
« J'ai bien une idée.
- Oh ? »
Le bonheur et le soulagement irradiait du visage de son père. Il paraissait évident qu'il n'avait qu'une idée à l'esprit : clore cet incident. Et si son fils pouvait recevoir une bonne correction au passage, il n'était pas contre.
« J'ai encore un tas de cartons à déballer et de meubles à monter. Votre fils n'a qu'à venir me donner un coup de main. »
Oh.
Oh, bon sang, songea Simon pour la énième fois de l'après-midi. C'était comme si une alarme hurlait « non, pitié, non » au sein de son crâne, et il était intimement persuadé que son père l'entendait aussi clairement que lui. Mais il n'était certainement pas disposé à écouter les envies et les caprices de son aîné. Avant même qu'il ne réponde, Simon avait déjà deviné quel sort lui était réservé.
« Quelle excellente idée ! »
Oh, oui, quelle excellente idée que de l'envoyer, seul, chez un parfait inconnu qui semblait aussi amical qu'un tronc d'arbre, pour qu'il ouvre des boîtes en carton toute la sainte journée. Et peut-être même qu'avec un peu de chance, il finirait en morceau dans l'une d'entre elles. Et sa tête accrochée au-dessus de la cheminée.
Oh, oui, demain matin, sept heures, parfait monsieur, merci beaucoup et bonne soirée à vous. Oh, bon sang.
Pour la première fois de sa vie, Simon pria pour que ce dimanche dure éternellement.
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