Interclasse n°18


(Rating R)



 « hey ».

C'était tout. Trois petites lettres.

Simon leva les yeux de son portable en voyant Sarah se redresser et s'étirer longuement. À cet instant, son téléphone sonna à nouveau entre ses doigts.

hey

Simon fronça les sourcils, les yeux rivés sur l'écran.

hey

« On ferait mieux de rentrer... De toute façon, je n'ai plus vraiment le choix. Je crois qu'on a fait tous les bars où je croyais le trouver couché dans le caniveau. »

Sarah força un sourire en soulevant Marcel du sol, portant le carlin contre sa poitrine en tournant les talons. Sa démarche était un peu traînante, tranchant cruellement avec celle actuellement rapide et dynamique qui la rendait si épuisante à suivre.

Simon, les yeux rivés sur son dos, la regarda faire quelques pas avant de baisser à nouveau le nez sur son téléphone.

hey

hey

hey

hey

hey

hey

Ça prenait tout son écran à présent. C'était comme s'il s'assurait d'en envoyer assez pour empêcher Simon d'avoir leur échange précédent sous les yeux. Simon appuya sur l'écran et, juste le temps que son clavier apparaisse, cinq nouveaux « hey » se firent une place dans la conversation.

Où es-tu ?

Son doigt appuya sur la touche « Envoyer ».

Et plus aucun « hey » ne lui parvint.

« Tu viens, Simon ?, appela Sarah en se retournant vers lui.

— J'arrive. »

Il fit quelques pas vers elle, son portable serré entre ses doigts. Il ne s'attendait pas à recevoir une réponse, mais il ne cessait de baisser les yeux vers l'écran, même si aucune sonnerie, aucune lueur ne cherchait à attirer son attention. En fait, il ne prêtait même plus aucune attention à ce qui l'entourait. Ni Sarah qui marchait à ses côtés, ni Marcel dans ses bras, ni même aux yeux bruns qui les escortèrent tous les trois lorsqu'ils passèrent devant les fenêtres d'un café. À l'intérieur, les doigts de la jeune fille à laquelle ils appartenaient se refermèrent sur le téléphone portable qui gisait à côté de sa tasse de café et leva l'objectif de l'appareil dans leur direction, glissant une mèche de cheveux roux derrière son oreille de sa main libre.

~

Lorsqu'ils tournèrent le coin de la rue, le soleil avait déjà disparu derrière les immeubles qui obstruaient l'horizon, et Simon entendit Sarah bloquer sa respiration et lever les yeux en direction de la maison de son père. Toutes les lumières étaient éteintes, plongeant le pavillon dans l'ombre, et aucun pick-up rouillé n'était garé derrière le portail. Sarah laissa son souffle s'échapper par ses lèvres entrouvertes.

Sans un mot, ils remontèrent l'allée qui les séparaient encore du perron, et Simon regarda la main tremblante de la jeune fille ouvrir la porte d'entrée. Jusqu'à l'instant où elle se retourna finalement pour lui faire face, une part de lui crut très sérieusement qu'elle allait se contenter de refermer la porte derrière elle sans même lui dire au revoir.

« Tu sais, Simon..., dit-elle soudainement en détachant ses cheveux bruns, qui retombèrent en ondulant sur ses épaules. Toute à l'heure j'ai dit que mon père pouvait être le pire connard qui soit... et je sais qu'il a une montagne de problèmes pour le pousser à se conduire de cette façon. L'alcool, la dépression, la solitude et son rapport aux autres... il a beaucoup de choses à régler. Et je sais que même s'il parvenait un jour à venir à bout de tout ça, il ne sera jamais le père dont je rêvais quand j'étais petite. »

Sarah baissa les yeux lorsqu'elle sentit Marcel se mettre à mâchouiller l'un des lacets de ses baskets comme s'il croyait qu'il s'agissait de spaghettis. Lorsqu'elle rouvrit la bouche, un soupir lui échappa avant que les mots ne parviennent à quitter sa gorge.

« Néanmoins, je... Même si je ne comprends pas bien pourquoi tu as l'air d'être si important pour lui, je crois que je devrais te remercier.

— Me remercier ? Pourquoi ?

— Pour ne pas avoir fui, j'imagine. »

Un fin sourire timide passa sur ses lèvres, puis continua à s'étendre, se muant en une grimace plus joueuse. Sans prendre la peine de relever les yeux vers lui, elle asséna brusquement un petit coup de poing sur l'épaule de Simon, qui vacilla légèrement sous sa force sans qu'elle n'y prête attention :

« T'es cool. »

Sur ces derniers mots, elle recula d'un pas et claqua la porte, abandonnant le garçon sur le perron. Elle n'en avait aucune idée, bien sûr, mais il s'était retrouvé dans cette situation si souvent qu'il regardait le bois de la porte, à quelques centimètres de son nez, comme si c'était une vieille connaissance.

Avec un soupir, frottant pensivement son bras légèrement endolori (cette fille n'avait pas conscience de sa force, il en était persuadé), il tourna les talons et descendit lentement les quelques marches du perron, promenant son regard sur la place libérée par l'absence du pick-up. C'était étrange de regarder cette étendue de graviers, un peu comme redécouvrir une pièce vide de meubles lors d'un déménagement. C'était étrange... et même triste.

Simon referma le portail derrière lui et traîna les pieds sur le trottoir. Seule la lumière de sa chambre était éteinte, laissant sa fenêtre dans le noir tandis qu'une lueur jaune illuminait toutes les autres pièces. Il cessa de marcher en voyant l'ombre de sa mère passer sur les rideaux tirés du salon. Étrangement, il n'avait pas envie de parler. Ni à sa mère, ni à son père, ni à sa sœur...

Paradoxalement, c'est lorsque cette pensée traversa son esprit qu'une sonnerie retentit brusquement à ses tympans, brisant le silence qui emprisonnait la rue. Son cœur avait littéralement bondi dans sa gorge, et sembla ressentir l'envie d'y rester un moment lorsque ses doigts se refermèrent sur son portable. La sonnerie continuait, crachant l'une de ses chansons préférées avec un son misérablement mauvais, mais il s'en moquait éperdument.

Le numéro inconnu apparut devant ses yeux.

***

« Alors c'est ça, maintenant, tu te casses ?! »

Les muscles de son bras l'élancèrent lorsqu'il enfila sa veste. Il sentait les semelles de ses bottes écraser les graviers comme si ses jambes pesaient des tonnes. Sa main effleura la carrosserie froide de sa voiture.

« Maman avait raison à ton sujet, t'es vraiment qu'un pauvre nul ! »

La voix de Sarah, ou plutôt ses cris, lui perçaient les tympans. Il entendait ses pieds nus marcher dans l'herbe, mais évita prudemment de lever les yeux vers elle. En fait, il n'était pas certain qu'il serait capable de discerner les traits de son visage même en la regardant droit dans les yeux ; il se sentait sonné, loin du monde, de son propre corps. La portière de son pick-up claqua à côté de lui, et ses doigts mirent le contact. Les phares s'allumèrent, illuminant la porte du garage. Qu'est-ce qu'il foutait ?

Ah, oui. Il fuyait. C'était ce qu'il avait toujours fait de mieux.

Une canette heurta violemment le pare-brise, ricochant sur la vitre avant de chuter au sol en laissant une vague de thé glacé brun devant les yeux de Dorian. Les balais d'essuie-glace s'occupèrent d'en essuyer toute trace. Le véhicule recula d'un coup sec, écrasant la canette sous ses roues avant d'atteindre la route. Il avait entendu le portail rayer la portière. Il n'en avait rien à foutre.

Son pied écrasa l'accélérateur, et ses yeux quittèrent un instant la route pour se poser sur son rétroviseur. Derrière lui, rétrécissant, disparaissant dans la pénombre, il vit la silhouette de sa fille rageusement jeter quelque chose sur la chaussée, puis elle cria, cria encore. Le vrombissement du moteur l'empêcha d'entendre ses paroles.

Il tourna au coin de la rue, puis à la suivante, sans vraiment prendre le temps de réfléchir à son itinéraire. Il peinait même à voir la route, à discerner les panneaux qu'il dépassait à toute allure. Il roulait trop vite. Beaucoup trop vite. Mais il ne ralentit pas.

Le pick-up s'engagea sur une grande route large et droite, en pente descendante. Il la connaissait bien, celle-là. Il la prenait tous les matins et tous les soirs, lorsqu'il allait travailler. Il la connaissait bien parce qu'elle était longue, déserte, et il adorait donner un coup d'accélérateur et sentir une pointe d'adrénaline dans ses veines. Seulement quelques secondes, et puis il ralentissait. La route terminait sur un virage serré. Un véritable piège. Si on ralentissait trop tard, si on roulait un poil trop vite, on finissait à tous les coups dans les arbres bordant la chaussée.

Dorian appuya sur l'accélérateur en dévalant la route. Ses doigts se resserrèrent sur le volant, laissant apparaître les os de sa main sous sa peau. Il avait soif. Il avait laissé sa bière dans la cuisine. Sa vision se brouilla brusquement. Les lignes de peinture blanche sur la route devinrent des taches floues au sein d'une mer noire.

« Merde, merde... »

L'une de ses mains lâcha le volant et il frotta rapidement sa paume contre ses yeux. À quelques dizaines de mètres devant lui se dessinaient dans la pénombre les troncs des arbres comme une muraille au bord de la route.

Ses doigts se détendirent, se décollèrent du volant. Juste de quelques centimètres.

« Merde ! »

Son pied écrasa le frein et ses poings se refermèrent rageusement sur le volant. Qu'est-ce qu'il foutait ? Il ne pouvait pas faire ça. Il ne pourrait jamais faire ça.

***

« Chez Paul ». Dorian fixait le néon vert accroché au dessus de la porte du bar. Tous les endroits où il finissait les nuits comme celles-ci avaient un nom de merde. Il n'avait aucune idée de pourquoi, c'était un fait. Il y songeait à chaque fois.

Il claqua la portière du pick-up. Il s'était garé un peu maladroitement, et il était presque certain d'avoir heurté la voiture voisine dans la manœuvre, mais il s'en moquait pas mal. Il marcha dans une flaque en traversant le parking jusqu'au bar, mouillant le bas de son pantalon. Il s'en moquait aussi.

Les yeux rivés sur ses pieds, il poussa la porte du bar. Un homme, appuyé contre la devanture, le suivit des yeux, allant jusqu'à se retourner face à la baie vitrée pour l'escorter du regard pendant qu'il slalomait entre les tables et les clients massés sur leurs sièges jusqu'à ce qu'il s'installe au comptoir, seul. Alors l'homme jeta son mégot par terre, l'écrasa du bout du pied, et entra à son tour.

Dorian appuya ses coudes sur le bar, les mains jointes, entremêlant ses doigts et pressant ses paumes l'une contre l'autre dans l'espoir qu'elles cessent de trembler. Ça jouait avec ses nerfs.

« Je vous sers quoi ? »

Ses poings se libérèrent l'un de l'autre lorsque le barman, un homme sans âge au visage colonisé par une énorme barbe brune un peu jaunâtre apparut devant lui.

« Salut Paul, répondit Dorian en fixant les miettes de pain coincées dans sa barbe.

— Je m'appelle pas Paul. Je vous sers quoi ? »

À son ton, ce n'était pas la première fois qu'on la lui faisait.

« De l'eau de javel. »

L'homme lui lança un regard en coin, mais s'éloigna sans un mot, laissant Dorian se replonger dans la contemplation de ses doigts. À l'autre bout du bar, l'homme à la cigarette prit place sur l'un des tabourets. Lorsque le barman réapparut devant Dorian, il plaça un verre à shot sur le bar et une bouteille rectangulaire à côté.

« Ouais, ça fera l'affaire, ricana Dorian en le regardant remplir le verre.

— La même chose pour moi, appela l'homme assis sur le tabouret. »

Dorian renifla en tournant la tête vers lui. Il avait l'air jeune, avec ses cheveux blonds mi-longs attachés sur sa nuque et sa veste en jean large, mais il devait avoir la trentaine ; il fut uniquement trahi par les rides discrètes qui apparurent aux coins de ses yeux lorsqu'il lui adressa un sourire, levant son verre dans sa direction dès que le barman s'éloigna d'eux. Avec un mouvement de tête, Dorian leva le sien à son tour, puis jeta son contenu dans sa gorge avec une grimace. Aïe, c'était pas léger. Plus ou moins discrètement, il jeta un coup d'œil en direction de l'homme blond, et surprit un nouveau sourire de sa part lorsqu'il fit à nouveau remplir leurs verres.

« Dure journée ?, demanda-t-il en passant une mèche blonde derrière son oreille.

— On peut dire ça.

— Pas étonnant. Je crois que toutes les personnes qui sont là si tard ont des choses à oublier. »

Paroles pleines de vérité, songea Dorian en regardant l'alcool réapparaître au fond de son verre pour la troisième fois. L'homme avait quitté son siège et glissé le sien à côté de lui, prenant place sur le tabouret voisin.

« Votre femme vous en fait voir des belles ?

— Ça fait un bon moment qu'elle ne me fait plus rien voir du tout. »

L'homme gloussa à cette réplique. Dorian n'esquissa pas un sourire. C'était une réponse de beauf, il en avait conscience, mais il était intimement persuadé que cet inconnu aurait ri à la plus mauvaise de ses blagues. Il savait pourquoi, il savait comme ça marchait.

« Raphaël, dit-il soudain en tendant la main vers lui. »

Dorian regarda ses doigts fins et longs, mais se contenta de porter son verre à ses lèvres avant de se lever brusquement. Raphaël le suivit des yeux pendant qu'il posait un billet sur le bar, un peu déconcerté par la fin brutale de leur conversation, mais un fin sourire passa sur son visage lorsqu'il vit Dorian lui adresser un bref coup de menton en direction des toilettes. Il avait à peine passé la porte lui-même avant qu'il n'entende les pas de l'homme dans son dos. Il entendit le verrou se fermer derrière lui.

C'est parti, pensa-t-il vaguement en appuyant son dos contre le mur à la peinture blanche écaillée tandis que ses yeux passaient sur les lèvres de Raphaël. Il était pas mal, il fallait l'admettre. Il avait un certain charme, un charme différent de celui de Simon. Plus mature, forcément.

Un peu moins envoûtant, aussi. Mais peut-être qu'il se trompait.

Ses mains agrippèrent brusquement les bras de l'homme, serrant le jean de sa veste entre ses doigts lorsqu'il le tira vers lui, joignant ses lèvres aux siennes en le sentant sourire dans leur baiser. Il sentit le bout de ses ongles s'inviter sous son haut à l'instant où sa langue toucha la sienne, traçant une ligne sur son ventre, dansant sur sa peau. Il souriait toujours. C'était presque imperceptible, mais Dorian le sentait. Il rouvrit les yeux.

Ce simple sourire, si discret, commençait à jouer dangereusement avec ses nerfs. Il avait un problème, un véritable problème. Sarah avait raison, il devait avoir une case en moins, quelque part à l'intérieur de sa tête. Il adorait sentir Simon sourire contre ses lèvres. Il souriait toujours lorsqu'il sentait les doigts de Dorian, férocement serrés sur ses cheveux, exercer une légère pression sur sa nuque pour le pousser sur ses genoux.

Dorian appuya sur la nuque de Raphaël, libérant ses lèvres lorsque l'homme s'agenouilla sur le carrelage, ses doigts abandonnant la peau de son ventre pour défaire la boucle de sa ceinture et sa braguette, ses yeux bleus plongés dans les siens jusqu'à ce que ceux de Dorian décident de s'accrocher à un point invisible sur le mur qui lui faisait face. Il n'y avait rien sur le mur, tout juste quelques écritures à moitié effacées, des insultes, un numéro de téléphone avec le prénom « Sabrina » à côté, et un message au marqueur noir qui rappelait l'interdiction d'écrire sur les murs. Les doigts longs et fins de Raphaël s'enroulèrent autour de sa verge, et ils avaient commencé à faire de lents va-et-vient lorsque sa langue y traça une ligne, de la base jusqu'à ce que ses lèvres se refermèrent sur son gland.

Dorian sentit une impulsion menaçante passer dans son bras gauche. S'il ne s'efforçait pas de rester aussi immobile qu'il le pouvait, il en était certain, Raphaël aurait reçu son poing sur le nez. Merde. Pourquoi ? Ce n'était pas nouveau pour lui. Ça faisait longtemps qu'il n'avait pas fait ça comme ça, dans les toilettes d'un bar. Très longtemps même. Mais pas assez longtemps, normalement, pour que cela lui paraisse si... étranger. 

Alors, il ferma les yeux, et les écritures griffonnées sur la vieille peinture du mur disparurent, laissant place au noir complet. Ce n'était pourtant pas si compliqué. Il n'avait qu'à se concentrer sur ce qu'il sentait, sur les lèvres autour de lui, sur la langue qui le caressait, sur les doigts qui la remplaçait chaque fois que la chaleur humide de sa bouche le quittait. Ce n'était pas désagréable. Pas du tout, même. Si seulement il parvenait à faire abstraction du reste...

Dorian secoua vaguement la tête, puis la reposa contre le mur, dans son dos. Quel reste ? Il était dans les toilettes d'un bar un peu miteux, avec pas mal de shots dans le sang, et un homme plutôt attirant qui lui faisait une fellation sans qu'il n'ait eu à tenir une conversation avec lui pendant des heures. Alors pourquoi est-ce qu'il se sentait obligé de ne pas poser les yeux sur lui pour éviter que son érection ne décide de l'abandonner ?

Il n'avait jamais eu ce problème, jusqu'ici. Même maintenant, même malgré les dernières paroles qu'avait prononcé Lola et son clin d'œil qui ne cessait de resurgir dans sa mémoire, il lui suffisait de sentir le souffle chaud de Simon ricocher contre sa peau pour sentir une chaleur familière envahir son bas-ventre. Et maintenant ?

Dorian sentit ses dents se planter dans sa joue. Maintenant... Il devait réussir à faire ça. C'était juste sexuel. Pourquoi est-ce qu'il en aurait quelque chose à faire d'avec qui il couchait ? Le résultat final était le même. Même si ce n'était pas Simon.

Simon.

Dorian sentit sa langue glisser sur sa peau, retraçant la ligne d'une veine, puis ses lèvres qui se refermaient autour de sa verge, un gémissement qui quittait sa gorge. À chaque fois qu'il gémissait de la sorte, il lui semblait que c'était le son le plus excitant qu'il ait jamais entendu. Et ses yeux, la façon qu'il avait de le regarder, ses pupilles dilatées, ses iris presque noires. Dorian passait sa main dans ses cheveux bruns, passait ses doigts sur sa mâchoire, son menton, et le bassin du garçon se mouvait doucement dans le vide, calquant son rythme sur celui de ses lèvres.

Un grognement passa ses lèvres. Inconsciemment, ses yeux se rouvrirent, découvrant Simon agenouillé devant lui, les joues rouges, et ce regard qu'il adorait...

Non, pas Simon. Raphaël.

Il crut sentir une décharge électrique paralyser ses jambes. Merde. Non.

« Arrête. »

Avant même de percevoir la surprise et l'incompréhension déformer le visage de l'homme, il se détacha de lui et remonta brusquement sa braguette, faisant volte-face vers la porte pendant qu'il bouclait encore sa ceinture. Le monde s'était mis à tourner autour de lui. Les murs à la peinture écaillée, l'ampoule nue et la lumière jaunâtre, le lavabo bouché par du papier toilette, le miroir couvert de trace opaques. Même le carrelage sous ses pieds sembla se dérober lorsqu'il posa une main sur la poignée et sentit les doigts de Raphaël se refermer sur son coude.

Il avait entendu sa voix, loin, derrière lui.

Et puis, l'exclamation de douleur qu'il avait poussé lorsque Dorian avait vu son poing heurter sa mâchoire. Lorsque son corps chuta lourdement par terre, lui avait déjà rejoint la chaleur du bar, passant en trombe devant le comptoir, entre les tables, sentant les regards se tourner vers lui, l'escorter jusqu'à la porte, suivre son ombre lorsqu'il se mit à courir, que sa botte frappa la large flaque du parking, et que la portière du pick-up claqua violemment. En quelques secondes, il ne resta de lui qu'une trace de pneus sur le sol, et les phares du véhicule qui illuminèrent les bâtiments avant qu'il ne disparaisse au coin de la rue.

« Merde... merde, merde, merde, merde, qu'est-ce que tu fous ?! Merde ! »

Il avait son portable sur les genoux. D'un geste rageur, il le jeta sur le siège voisin, avec une telle force qu'il chuta à ses pieds et disparut entre les tickets de caisse froissés.

***

Lorsqu'il rouvrit les yeux, l'autoradio affichait dix-neuf heures. Dix-neuf heures.

Dorian porta une main à son front en roulant tant bien que mal sur le dos avec un grognement de douleur, reposant un pied contre le volant. Il avait l'impression qu'un marteau-piqueur s'évertuait à lui trouer le cerveau. Il se souvenait vaguement avoir zigzagué jusqu'aux premiers commerces ouverts, avoir avalé une part de pizza qui ressemblait à un morceau de carton couvert de tomate et de fromage, puis... Puis il était retourné dans son pick-up et s'était effondré. Un beau spectacle.

 Son bras retomba mollement au bord du siège, pendant dans le vide. Le bout de ses doigts saisirent un à un les papiers qu'ils trouvaient au sol, les levant juste assez pour que son unique œil ouvert tente de les identifier. Eh. Essence, paquet de chips et bière, croquettes pour chien... Mh... Marcel. Il espérait que Sarah ne le torturait pas trop avec sa « remise en forme ». Il pouvait presque imaginer sa langue pendre au sol et son air boudeur pendant qu'il essaierait de se cacher sous un meuble pour échapper à son running matinal, sans s'apercevoir que ses fesses et ses pattes arrières dépassaient largement sur le parquet.

Et puis ses doigts saisirent un objet plus dur, plus lourd, froid et plat. Il leva son téléphone devant ses yeux, cette fois-ci tous les deux ouverts. Onze appels manqués. Quatre de Sarah. Le reste...

Dorian se redressa si brusquement qu'il laissa échapper un grognement de douleur en sentant son crâne hurler son indignation. Il n'avait pas enregistré le numéro, mais il connaissait les chiffres par cœur. Simon.

Est-ce qu'il avait tenté de le voir ?

Il ne pouvait pas l'appeler. 

Pas après la façon dont il l'avait traité récemment. A vrai dire, il lui paraissait invraisemblable de ressentir un semblant de culpabilité. Il s'était juré d'en finir avec tout ça le jour où il avait quitté sa femme et sa fille. Pourquoi les choses devaient-elles devenir si compliquées ? Pourquoi l'étaient-elles, en premier lieu ? Ce n'est pas ce qu'il avait souhaité. Simon était juste...

Son doigt passa sur l'écran et le numéro s'afficha devant ses yeux. Appel en cours. La première tonalité résonna dans le vide avant qu'il ne porte son téléphone contre son oreille.

En fait, Simon était juste Simon. Et c'était ça, le véritable problème.

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