Interclasse n°17



« Pourquoi tu me regardes comme ça ? »

Dorian cilla deux ou trois fois, puis secoua vaguement la tête en fronçant les sourcils. En dessous de lui, couché sur le dos, les mains de l'homme postées de chaque côté de sa tête en guise d'appui, Simon arqua un sourcil.

« Tu verrais ta tête, soupira-t-il. On dirait qu'un troisième œil a poussé au beau milieu de mon front.

— Rassure-toi, ton front va parfaitement bien, ricana Dorian en basculant son poids sur un bras pour libérer sa main et la passer dans les cheveux bruns du garçon et les rejeter en arrière. »

Simon eut un sourire en saisissant sa main dans la sienne, entremêlant leurs doigts en glissant la seconde dans le dos nu de Dorian ; ses jambes se croisèrent sur ses reins, et il l'attira contre son torse, cherchant ses lèvres. Malheureusement, et ce de plus en plus fréquemment durant les derniers jours, Dorian parvenait aisément à esquiver ses baisers et Simon ne sentait que les poils de sa barbe courte contre son visage avant qu'il ne se mette à lui dévorer le cou, laissant quelques marques rouges derrière lui. Les premières fois, Simon en avait même souri, surtout en sentant les mains de Dorian glisser le long de sa taille et s'attarder sur sa ceinture, mais au bout de la trente-sixième, il devait avouer qu'il commençait à se lasser de ce petit jeu sans fin.

Lorsque Dorian détacha ses lèvres de sa jugulaire, Simon crut le voir risquer un regard dans sa direction, mais même en constatant l'expression boudeuse qu'il portait sur le visage, il se contenta de lui saisir les chevilles pour les détacher de son dos et se libéra de son étreinte.

« Je vais prendre une douche. »

Mais au lieu de sortir de sa chambre, il resta bêtement planté devant son lit défait, les bras croisés sur son torse.

« Heu... Tu veux ma bénédiction ?, sourit Simon en le couvrant d'un regard curieux.

— Non, je me demandais juste quand est-ce que tu comptais... tu sais. Te rhabiller et... »

Il eut un mouvement de bras en direction de la fenêtre, claquant des doigts. Il n'avait pas vraiment besoin de dire « dégage » après ça.

Voilà. C'était les dernières nouveautés made in Dorian. Depuis qu'il avait commis l'irréparable erreur de poser un pied chez les Guéret, Simon avait immédiatement senti que quelque chose clochait : outre le fait qu'il s'était mis à ne répondre qu'une fois sur trois lorsqu'il sonnait à sa porte, il esquivait avec une facilité déconcertante toute discussion en plaquant ses lèvres contre celles de Simon, tout en le conduisant aveuglément sur le canapé, dans sa chambre ou même sur le sol de la cuisine. Le romantisme n'avait jamais eu l'air de l'étouffer, mais il battait tous les records dans l'absence de tendresse. Même ses rares baisers s'achevaient souvent sur une légère morsure de sa lèvre inférieure, puis il promenait sa langue sur chaque centimètre de peau de son torse après avoir jeté les vêtements de Simon par-dessus son épaule. Et encore, lorsqu'il prenait la peine de les enlever. La plupart du temps, il se contentait de baisser son pantalon sur ses chevilles. Ce n'était pas que Simon n'aimait pas ça, dans l'absolu. Il n'avait rien contre ça.

Mais une part de lui, lorsqu'il entendait l'eau de la douche couler et qu'il savait que Dorian attendait de lui qu'il déguerpisse avant qu'il ne ressorte de la salle de bain, ne pouvait s'empêcher de songer à cette nuit où Dorian l'avait tiré de son lit pour l'emmener sur ce chantier. Il avait jeté une couverture sur lui et laissé Simon reposer son dos contre son torse. Il avait fumé en regardant la Tour Eiffel briller entre les lumières parisiennes. Ils n'avaient pas parlé. Dorian ne parlait jamais. Mais c'était tellement différent...

Simon ramassa son jean et, tandis qu'il en bouclait la ceinture, une vague envie se dessina dans son esprit. C'était un rituel étrange, et peut-être un peu pathétique, qui s'était naturellement creusé une place dans sa vie depuis... depuis que Dorian avait visiblement décidé qu'ils ne seraient désormais rien de plus qu'une simple distraction sexuelle l'un pour l'autre.

Simon tira son portable de sa poche et fouilla un instant sa messagerie. Il y avait toujours un numéro inconnu dans la liste. Il ne l'avait jamais enregistré, mais la simple vue de cette suite de chiffres dénués de sens lui faisait un pincement au cœur. Lorsqu'il appuya sur le numéro, une suite de messages familiers apparut sous ses yeux.

Sors.

Dépêche-toi de sortir ou je hurle.

Et je hurle très fort.

Simon eut un sourire en continuant de lire leur conversation, s'arrêtant un instant sur les smileys minimalistes que Dorian avait glissé dans ses messages. Il était parfaitement inutile de les garder, mais... pour une raison ou pour une autre, il n'avait pas pu se résoudre à tout effacer. Ses messages. Son numéro. Et les souvenirs qu'il partageait avec lui.

Il se demandait parfois s'il était le seul à sourire en songeant à tous les moments qu'ils avaient passés ensemble. À la simple façon que Dorian avait de tenir sa cigarette entre ses lèvres, ou aux sourires machiavéliques qui se dessinaient sur son visage lorsqu'il lui faisait une de ses horribles blagues... La liste continuait indéfiniment. Chaque fois que Simon pensait s'être remémoré chaque détail de sa personnalité, un autre surgissait dans ses pensées. Il détestait ça.

Alors il fourra son portable dans la poche de son pantalon et sortit de la chambre. En passant devant la porte de la salle de bain, il ralentit inconsciemment son allure, comme s'il espérait que Dorian daigne en sortir à cet instant précis, mais aucun son ne lui parvint, aucun mouvement n'apparut devant ses yeux. Avec un soupir, il ramassa son t-shirt abandonné dans les marches de l'escalier, puis son pull gisant sur le parquet de l'entrée, enfila ses chaussures et claqua la porte derrière lui. Comme à chaque fois.

Et comme à chaque fois, Dorian détachait son front de la porte de la salle de bain et poussait un long soupir.

~

La main de Simon tâtonna sa table de chevet dans l'obscurité puis, lorsque ses doigts se refermèrent enfin sur son portable, il l'attira avec lui sous sa couverture. 23H42. Un soupir ennuyé s'échappa de ses lèvres tandis qu'il roulait de l'autre côté de son lit en assénant un coup de pied à sa couverture. Il savait qu'il ne parviendrait pas à fermer l'œil avant une ou deux heures, mais il s'entêtait toujours à se tourner et se retourner dans le noir, les yeux grands ouverts. Il avait juste envie de silence, de pénombre et surtout de paix. Si ses parents et sa sœur pensaient qu'il dormait, ils ne risquaient pas de venir encore lui poser des questions. Oh, tu n'as pas beaucoup d'appétit en ce moment, tu te sens malade ? Je ne te vois pas souvent réviser, tu t'en sors avec les cours ? Et Maxime, hein, Maxime, tu le vois quand Maxime ?

Il n'en avait pas grand-chose à faire. Non, il n'en avait même rien à carrer de son appétit, des cours ou de l'amoureux imaginaire de sa sœur. Évidemment, il ne pouvait pas leur répondre ça. Alors il se contentait d'un « oui, tout va bien » ou d'un « je ne sais pas », en priant pour qu'ils cessent de se répéter comme des perroquets chaque fois qu'ils le croisaient dans la cuisine ou sur le chemin de la salle de bain. S'il s'écoutait, il leur hurlerait qu'ils pouvaient bien tous partir vivre aux Bahamas en l'abandonnant ici tout seul pour ce qu'il en avait à faire, et passerait alors toute la journée dans sa chambre, sous les couvertures de son lit. En fait, il se sentait exactement comme s'il avait encore quatorze ans.

Il reporta son attention sur son portable, et ses doigts refirent sur l'écran un chemin qu'ils connaissaient bien. Le numéro inconnu apparut sous ses yeux, suivis des mêmes messages qu'il avait déjà lu des dizaines de fois. Il poussa un nouveau soupir. Peut-être qu'il pourrait envoyer quelque chose ?

Oui, mais quoi ? « Coucou mon loulou, ça te dirait qu'on fasse autre chose que baiser pour une fois ? Bisous ! » ? Simon eut un sourire en imaginant la grimace indescriptible que Dorian ferait en recevant une chose pareille. Il aurait été capable de jeter son portable par la fenêtre, il en était certain.

Mais avant qu'il ne puisse se plonger davantage dans sa réflexion, un éclat de voix le ramena brusquement sur Terre. Il avait presque bondi sur son lit, son précieux silence soudain envolé, et rampa mollement jusqu'à la fenêtre, baissant par réflexe les yeux vers la maison voisine. Et son instinct ne l'avait pas trompé. La porte d'entrée de Dorian était grande ouverte, et il pouvait y discerner la petite silhouette de Marcel, immobile sur le paillasson, ses yeux globuleux observant avec attention la scène qui se déroulait dans l'allée, les oreilles tendues.

« Alors c'est ça, maintenant tu te casses ?!, hurla la jeune fille qui se tenait pieds nus dans l'herbe du jardin. »

Sarah ? Simon fronça les sourcils en la voyant traverser l'allée, sur les talons d'une autre silhouette, masculine et bien plus imposante qu'elle, qui semblait enfiler une large veste en cuir en contournant le pick-up garé devant le garage. Dorian.

« Maman avait raison à ton sujet, t'es vraiment qu'un pauvre nul !, continuait de crier l'adolescente. »

Sur ces mots, parfaitement ignorée par son père qui claqua la portière de sa voiture derrière lui, elle rejeta rageusement son bras en arrière et jeta de toutes ses forces la canette qu'elle serrait dans sa main sur le pare-brise du véhicule, déversant un jet de soda sur la vitre. Visiblement peu impressionné par le geste, Dorian mit le contact et recula sans aucune précaution sur la chaussée, creusant au passage une longue rayure sur la carrosserie en heurtant son portail. Dans la lueur des phares, Simon vit Sarah ramasser une poignée de graviers et traverser le trottoir pour la jeter férocement sur la route, alors que le pick-up de son père était déjà bien loin, disparaissant au coin de la rue.

« Connard ! Connard, connard, connard !, cria-t-elle encore en piétinant sur place. »

Elle semblait se moquer éperdument des lumières qui s'allumaient à l'étage des habitations voisines, et même des petits vieux qui risquaient un regard dans sa direction par la fenêtre. Pendant encore quelques secondes, elle resta plantée au milieu de la route, avec ses pieds nus, son pantalon de pyjama trop large qui lui tombait sur les chevilles et son débardeur simple, comme si sa colère la protégeait du froid.

Puis, lorsqu'elle perçut un mouvement sur le perron d'un de ses voisins, sa voix résonna encore une fois dans la rue :

« Quoi ?! Vous voulez ma photo ?! »

La petite mamie recroquevillée derrière sa porte d'entrée entrouverte disparut aussitôt, comme effrayée par le simple regard furieux de la jeune fille avant qu'elle ne tourne les talons, rentrant chez elle d'un pas rapide et disparaissant derrière un claquement de porte. Pauvre madame Pouliac. Elle qui avait déjà peur des jeunes ne s'était pas trouvée la plus douce petite voisine qui soit.

Lorsque le calme retomba sur la rue, les lumières s'éteignirent une à une dans les pavillons. En quelques minutes, c'était comme si rien ne s'était jamais produit. Plus aucune trace de l'incident, si ce n'était l'absence du pick-up dans l'allée du garage. Lentement, Simon se rallongea sur son lit, les yeux rivés sur le plafond.

Qu'est-ce qui s'était passé ? Il ne connaissait pas Sarah, mais c'était bien la première fois qu'il l'entendait hurler sur son père de la sorte. Et Dorian... Dorian n'avait rien dit.

Simon attrapa son portable et regarda le numéro s'afficher sous ses yeux en mordillant sa lèvre. Merde. Maintenant, il était sûr et certain de ne pas fermer l'œil de la nuit.

~

« Vous avez entendu ça, hier soir ? »

Christophe leva le nez de son café et acquiesça lentement. Sa femme, toujours en robe de chambre, se tenait debout devant la fenêtre de la cuisine, les yeux rivés sur la maison de Dorian Cohen.

« Je me doutais bien que la famille ne devait pas être des plus équilibrées, de toute façon. Il ne manque plus que son ex-femme vienne nous faire une scène pour avoir le trio gagnant. »

Simon lui adressa un regard mauvais en piquant la tartine de sa petite sœur au passage, arrachant une plainte à celle-ci lorsqu'il planta ses dents dedans. Peu intéressée par leurs chamailleries matinales, leur mère s'apprêta à quitter la cuisine lorsqu'un coup de sonnette retentit dans l'entrée. Brusquement silencieux, tous les quatre tournèrent machinalement la tête en direction de la porte, puis échangèrent un regard curieux sans qu'aucun ne bouge de son siège.

« D'accord, j'y vais, soupira Béatrice en tirant sur sa robe de chambre, comme si cela allait miraculeusement la rendre plus habillée.

— Tu comptes encore te rendre chez lui, Simon ?, s'enquit Christophe en le regardant par-dessus ses lunettes.

— Demain, oui.

— Mmh...

— Simon va finir en morceaux dans un congélateur, chantonna Manon en remuant sur sa chaise, un sourire narquois sur les lèvres lorsque son frère lui asséna une petite tape.

— Simon ? »

Le garçon leva la tête en direction de l'entrée lorsque sa mère réapparut dans la cuisine. Du menton, elle désigna la porte pour lui signifier qu'il était attendu, puis, alors que son fils achevait d'engloutir la tartine de Manon avant de quitter la pièce, l'escorta d'un regard curieux.

« Qui est-ce ?, demanda Christophe à l'attention de sa femme. »

Simon crut recevoir un seau d'eau glacé sur la tête. Involontairement, il marqua une pause alors qu'il traversait le couloir, les yeux rivés sur la silhouette qui se tenait sur le pas de la porte, les bras croisés. De temps à autre, elle jetait un regard nerveux par-dessus son épaule, guettant le bout de la rue, ou peut-être les fenêtres des maisons voisines. Peut-être n'avait-elle pas envie de se donner en spectacle encore une fois devant la totalité du voisinage.

Sarah.

Simon sentit une goutte de sueur dévaler le creux de son dos. Il ne l'avait jamais vue de si... près. Habituellement, il ne faisait que distinguer sa silhouette lorsqu'elle montait ou descendait dans la voiture rouge de sa mère, sa valise à la main, et aurait été bien incapable de la décrire autrement que comme une petite brune visiblement sportive, au grand dam du chien de son père. Et c'était tout. Il connaissait uniquement le son de sa voix.

Et il n'avait jamais cherché à en voir plus.

Mais à présent, il lui semblait comprendre pour la première fois quelque chose qui n'avait été qu'une information un peu abstraite qui stagnait dans un coin de sa tête jusque là : c'était la fille de Dorian. Sa fille. Plus il se le répétait, et plus ce fait pesait sur ses épaules. Sa fille...

Sarah retourna brusquement la tête vers le garçon en entendant le parquet craquer sous ses pas. Elle avait le même teint mat, et même ses gestes portaient l'ombre de son père. Elle-même l'ignorait sûrement, Simon devait être le seul à pouvoir remarquer ce genre de détail – lui, et Catherine peut-être. Les bras croisés sous sa poitrine, son talon droit frappait le sol sur un rythme régulier, comme si son pied se mouvait indépendamment de son corps. Dorian faisait la même chose lorsque l'impatience commençait à le gagner. Souvent, c'était lorsqu'il commençait à songer que Simon mettait bien plus de temps que nécessaire à ramasser ses affaires et à déguerpir de chez lui.

Elle ne sourit pas en voyant Simon s'arrêter à sa hauteur. Peut-être souriait-elle aussi rarement que lui. Il se demanda si elle avait déjà eu ce rictus moqueur que portaient les lèvres de son père lorsqu'il claquait la porte d'entrée derrière Simon.

« C'est toi, Simon ? »

Bonjour, moi aussi je suis ravi de te rencontrer, songea-t-il en réprimant un sourire. Il pouvait compter le nombre de fois où il avait entendu Dorian dire « bonjour », « au revoir » ou même « merci » sur les doigts d'une main.

« Oui.

— Cool. Je suis..., commença-t-elle en désignant la maison voisine d'un geste large. »

Simon s'entendit déglutir en suivant son regard. Il ne savait pas bien quel rôle il devait endosser : pouvait-il faire semblant d'ignorer qui elle était ? Ou prétendre n'avoir jamais partagé plus qu'une conversation cordiale avec son père ?

Bon sang, chaque fois que ce terme lui revenait à l'esprit, il devait combattre le sang qui lui montait aux joues. D'autant plus lorsqu'elle choisit ce moment précis pour planter ses yeux dans les siens, enroulant une mèche de ses épais cheveux bruns autour de son doigt. Elle avait les yeux bruns, presque... presque miel. Simon eut un bref sourire, qu'il réprima aussitôt. Ils lui semblaient terriblement familiers. Elle n'avait certes pas les cernes sombres et profondes d'un homme qui ne s'était pas accordé une véritable nuit de sommeil depuis de longues années, ni la moindre cicatrice surmontant l'un de ses sourcils, mais ses traits fins, féminins, et ses longs cils noirs peinaient à adoucir le regard dur, sûr, sévère que portaient ses pupilles. Simon la dépassait largement d'une tête, mais entre le père et la fille, il ignorait lequel semblait le plus intimidant.

Elle lui ressemblait tellement.

« ... la fille de l'épave humaine qui vit à côté de chez vous, acheva-t-elle avec un haussement d'épaules.

— C'est ce que j'avais cru comprendre, oui, laissa échapper Simon avant de préciser sa pensée en sentant le regard de Sarah sur lui. Je veux dire, hier soir...

— On fait toujours une super première impression dans la famille. »

Elle ponctua cette phrase d'un léger sourire mutin, mais il disparut bien vite, laissant place à ses incisives qui vinrent mordre sa lèvre pendant que ses yeux détaillaient Simon de la tête aux pieds. Il pouvait sentir son attention passer de la pointe de ses cheveux encore emmêlés suite à sa mauvaise nuit jusqu'au bout de ses orteils dans ses chaussettes dépareillées. Soudain, le fait qu'il n'avait fait qu'attraper les premiers vêtements qu'il avait vu traîner sur le sol de sa chambre avant de descendre dans la cuisine lui sembla être la décision la plus stupide et ridicule de sa vie. Surtout face à Sarah, seize ans, bien plus réveillée que lui et déjà vêtue d'une tenue de sport toute neuve et de baskets blanches et rouges qui semblaient hurler à Simon que lui aussi ressemblait à une sacrée épave humaine.

Enfin, il n'était pas certain que c'était ce que Sarah pensait de lui à cet instant, ni même si elle avait véritablement remarqué sa tenue pour le moins colorée. Elle se contentait de le dévisager étrangement, les sourcils froncés, plongée dans ses pensées sans daigner les exprimer à voix haute.

« Et, heu... Je peux faire quelque chose pour toi ? »

Mieux valait briser le silence maintenant. Sarah cilla deux ou trois fois, puis secoua vaguement la tête, comme pour repousser les idées qui embrumaient son esprit. Ses yeux se fixèrent sur ses pieds, tandis que son talon recommençait à s'agiter impatiemment.

« Dor... Je veux dire, mon père... Il n'est pas rentré cette nuit. Pas rentré du tout... Et je commence à croire qu'il lui est arrivé quelque chose.

— Quelque chose ? »

Simon avait entendu sa voix trembler, mais il simula une légère quinte de toux pour empêcher Sarah d'y prêter attention. Merde. Merde, merde, merde. Inconsciemment, sa main effleura son portable à l'intérieur de la poche de son pantalon.

« Je n'arrive pas à le joindre, continua-t-elle. J'ai essayé d'appeler un de ses collègues, mais il n'ont eu aucun signe de vie de sa part non plus.

— Il faudrait peut-être appeler la police..., tenta Simon, tout en construisant des barrières mentales pour empêcher son imagination de projeter les pires scénarios possibles devant ses yeux.

— La police ? Eh, pas question. »

La voix de Sarah était devenue plus sèche, soudainement, mais elle ne laissa pas Simon rouvrir la bouche avant de pointer du doigt la voiture noire garée dans l'allée du garage.

« J'ai besoin de ta voiture.

— Elle est à mon père, en fait.

— J'ai besoin de sa voiture, corrigea-t-elle.

— Attends, eh... Je ne sais pas conduire !

— Merde. »

Sarah sauta du perron, mais adressa un regard à Simon en relevant ses cheveux bruns en queue de cheval, les nouant avec l'un des bracelets qu'elle portait. Il entendit vaguement un murmure comme quoi elle ne pouvait vraiment compter sur personne, mais décida qu'il était bien plus sage d'ignorer ses paroles lorsqu'elle traversa l'allée d'un pas décidé jusqu'au portail.

« Sarah ! »

Merde.

La jeune fille s'était immobilisée, un pied sur le trottoir, et le regardait avec ses grands yeux d'un brun clair, les lèvres entrouvertes. Merde. Il avait dit son nom. Il ne savait pas bien comment expliquer que Dorian lui avait déjà parlé d'elle, vu le personnage. Elle devait se douter qu'elle n'était pas l'un de ses sujets de conversation favoris.

Simon se mordit la joue, comme pour se donner une punition à lui-même.

« Où... où est-ce que tu vas ?

— Je vais le chercher moi-même, ce n'est pas comme s'il y avait quelqu'un d'autre pour le faire.

— Ah... Attends ! »

Il disparut brusquement de son champ de vision, abandonnant l'adolescente durant quelques instants avant de réapparaître, chaussures aux pieds et lacets défaits, tout en enfilant précipitamment une veste en jean qui ne s'accordait pas particulièrement avec le reste de sa tenue improvisée. Ses clés dans une main, il courut au niveau de Sarah et referma précipitamment son portail derrière lui. C'est seulement à cet instant qu'il remarqua enfin la laisse enroulée autour de la grille et reliée au collier d'un carlin assis au milieu du trottoir, les yeux vitreux. Marcel. Simon, interdit, leva les yeux vers Sarah lorsqu'elle le détacha, gardant la laisse dans une main et saisissant le poignet de Simon dans l'autre. Il pouvait presque entendre le sourire satisfait qui étirait ses lèvres alors qu'elle se mettait à courir jusqu'au bout de la rue, entraînant le garçon et son chien avec elle.

Elle avait totalement prévu qu'il ne pourrait pas s'empêcher de partir à la recherche de Dorian.

~

« Sarah, ma belle ! Ton père est à sec ? »

Sans attendre de réponse, le buraliste plaça un paquet de cigarettes sur le plateau qui les séparait. Simon n'avait même pas besoin d'en lire la marque pour reconnaître le sosie de la dizaine de paquets vides abandonnés dans la cuisine, le salon ou la chambre de Dorian. Une fois, il en avait même trouvé un à côté des toilettes. Étrangement, le fait qu'il trouve parfaitement approprié d'envoyer sa fille lui acheter ses clopes lorsqu'il se retrouvait à court ne lui parut pas si surprenant que cela.

« Non, je ne viens pas pour ça. Est-ce que tu l'as vu ? Dorian ?, pressa la jeune fille, sautillant légèrement sur place d'impatience pendant que l'homme grattait le coin de sa moustache.

— Pas depuis quelques jours, non. Tout va bien, ma jolie ? »

Le visage de Sarah s'était quelque peu fermé. C'était la troisième fois qu'elle entrait dans un bar ou un bureau de tabac, Simon sur les talons et Marcel reprenant péniblement son souffle devant la porte, et recevait la même réponse chaque fois qu'elle posait la question.

« Tout va bien.

— Tu sais, si tu ne sais pas où il est, tu pourrais toujours demander à Cather...

— Tout va bien, répéta-t-elle en tournant les talons. »

Tandis qu'elle poussait la porte et que Marcel lui adressait un regard presque effrayé, n'ayant aucune envie de se remettre à battre des pattes, tiré par sa laisse, Simon tira son portable de sa poche et laissa son regard s'attarder sur le numéro inconnu qui s'afficha sur l'écran.

Son pouce resta quelques secondes appuyé dessus, et l'écran redevint noir tandis qu'une voix robotique s'élevait aussitôt du téléphone :

« Bonjour– vous êtes bien sur la messagerie du 06... 32... 77... »

Simon raccrocha. Peu importait le nombre de fois qu'il appelait, il n'avait jamais droit à la moindre sonnerie. Ni à la voix grave de Dorian, d'ailleurs. Il n'avait même pas pris la peine d'enregistrer son propre message vocal, et pour une raison ou une autre, ce simple fait l'agaçait profondément.

Il avait vraiment envie d'entendre sa voix.

~

« Tiens. »

Sarah leva les yeux de ses genoux lorsqu'un sandwich en triangle industriel apparut devant elle. Il avait l'air infâme. Le pain était tout blanc, sans croûte, mou. Entre les deux tranches, elle aperçut un morceau de dinde, des feuilles de salade et dieu sait quoi encore. Secouant la tête, elle resserra ses bras autour de ses jambes, recroquevillée sur le bord du trottoir.

« Je suis végétarienne, marmonna-t-elle.

— Ah... Désolé. Attends, je vais te prendre autre chose, répondit Simon en redressant le dos, esquissant un mouvement en direction de l'épicerie de laquelle il venait de sortir.

— Non, laisse tomber. J'ai pas faim, de toute façon. »

Le garçon resta un instant planté debout, à côté d'elle, observant Marcel allongé aux pieds de sa maîtresse, la tête posée au sol, qui leva vaguement ses gros yeux bruns vers lui. Il avait toujours l'air triste, ce chien, avec sa petite gueule écrasée et ses yeux ronds mouillés, mais d'une certaine façon, Simon trouvait qu'il s'accordait bien avec Dorian et Sarah.

Un soupir quitta ses lèvres lorsqu'il prit place sur le bord du trottoir, tendant une main vers la tête de Marcel pour le caresser pensivement. Le regard de Sarah suivait le mouvement de ses doigts sur sa fourrure beige, mais son visage disparut finalement entre ses genoux. Simon pouvait percevoir le bruit discret de sa respiration et le mouvement de sa poitrine lorsqu'elle gonflait ses poumons d'air, mais il ignorait si cela serait suffisant à calmer les nerfs de la jeune fille. Probablement pas, en fait. Il pouvait toujours la voir, pieds nus dans le jardin, jeter rageusement sa canette sur le pare-brise du pick-up en hurlant toutes les insultes qui lui traversaient l'esprit. Et il revoyait aussi, dans les moindres détails, les phares du véhicule illuminer brièvement les pavillons de la rue, escortés par un bruit de moteur rugissant.

Et puis, le silence. Le même qui régnait entre lui, Sarah et Marcel, massés sur le trottoir de l'avenue déserte, avec pour seule compagnie les lumières colorées des néons de l'épicerie dans leur dos.

Sarah était habituée au silence. Il faisait presque parti de sa famille, comme le petit-frère qu'elle n'avait jamais eu. Alors, lorsque la voix de Simon parvint à ses tympans, un étrange sentiment traversa sa poitrine. Le soulagement, peut-être.

« Tu veux en parler ? De ce qui s'est passé hier soir ? »

Le visage de Sarah réapparut peu à peu, découvrant ses yeux qui se lièrent aussitôt à ceux du garçon.

« Il a beaucoup parlé, lui. Enfin, comparativement à d'habitude. Il... il a dit beaucoup de choses. Des choses horribles. Je sais qu'il peut être le pire trou du cul que le monde ait jamais connu quand il le veut. C'est ce que ma mère dit, en tout cas. Et je crois qu'elle a raison. Ce n'est pas la première fois que ça arrive, ni que ça se termine comme ça, à vrai dire. Mais il rentre toujours... il rentre pendant que je dors – que je fais semblant de dormir. Il croit que je ne l'entends pas, mais... »

Un léger soupir s'échappa de ses lèvres et ses yeux se fermèrent, comme pour lui offrir quelques secondes de répit le temps qu'elle ravale la boule de colère et de chagrin qui se formait dans sa gorge. Mais, après ce court silence, elle rouvrit les paupières et planta ses yeux dans ceux de Simon.

« T'es qui ?

— Qu... Quoi ?, bégaya Simon en fronçant légèrement les sourcils.

— Il a parlé de toi, hier. Mon père. C'est pour ça que je suis venue te voir, toi. »

Simon crut sentir son cœur exploser, et il ne savait pas bien si c'était dû à la joie ou à la peur. Dorian avait parlé de lui. De lui ? Pourquoi ? Pour dire quoi ? Eh ! Il avait parlé de lui !

« A-a-a-a-a-a-ah bon ? »

Il était pratiquement sûr d'avoir l'expression la plus stupide de toute sa vie accrochée au visage, partagé entre un sourire niais, une grimace d'inquiétude, entre le teint pâle qui faisait perler la sueur sur sa nuque et le rouge qui lui montait aux joues. Il devait avoir l'air d'un parfait idiot, mais, par chance, Sarah ne le regardait plus. Elle s'était plongée dans la contemplation de ses baskets, ignorant le chevrotement de sa voix. Il ne savait même pas par quel miracle c'était possible.

« Enfin, j'ai supposé que c'était toi, « Simon ». Il a dit qu'il avait mangé chez toi et que c'était une des plus grosses conneries qu'il ait jamais fait. Il m'avait déjà dit qu'il avait été invité chez ses voisins... Je ne me suis pas trompée, après tout. C'était bien toi, Simon.

— Eh... Je suppose, oui. »

Une des plus grosses conneries qu'il ait jamais fait ? Rien que ça ?

« Et il a aussi dit... »

Cette fois-ci, Sarah marqua un temps. Ses sourcils se froncèrent doucement sur son nez, les yeux rivés sur un point invisible, droit devant elle. Simon pouvait presque voir le visage de Dorian sous ses yeux lorsqu'elle faisait ça.

« ... qu'il ferait ce qu'il fallait pour être le pire connard que tu connaîtrais jamais. »

Cette fois-ci, Simon n'avait plus du tout envie de sourire. Un poids lui était tombé sur l'estomac, et il n'avait pas encore pris une seule bouchée de son sandwich mou.

Peut-être que son cœur s'était définitivement décroché de sa poitrine, finalement. Il n'y avait plus aucune couleur sur son visage. Même ses lèvres étaient devenues blanches tant il les pinçait. Il y avait quelque chose qui lui échappait depuis... depuis ce fichu repas chez ses parents. Et ce n'était pas seulement parce que Dorian semblait persuadé que Lola avait deviné quel genre de lien les unissait véritablement. Lui, il n'y croyait pas. Si lui-même ne parvenait pas à mettre de mot sur sa relation avec Dorian, comment Lola le pourrait-elle ?

Ce n'était pas à propos d'elle. Impossible. Alors quoi ? Il s'était lassé de lui ? Peut-être qu'il n'osait tout simplement pas le lui dire. Alors il jouait. Il couchait avec lui, puis le jetait dehors en espérant que Simon comprenne tout seul qu'il n'avait jamais été plus qu'une distraction pour lui.

Périmée, apparemment.

Sarah ouvrit la bouche pour rajouter quelque chose, mais à cet instant précis, une brève sonnerie s'éleva de la poche de Simon. Probablement sa mère, qui lui demandait à quelle heure il comptait rentrer, songea-t-il en tirant son portable de sa poche.

Lorsqu'il ouvrit le message qui s'affichait sur l'écran, Simon sentit ses yeux s'écarquiller.

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