Interclasse n°12


« La prochaine fois, ce serait pas mal de prendre le temps d'aller jusqu'à ta chambre. J'ai un de ces mal de dos...

– Je te l'avais dit.

– De quoi ?

– Que ça faisait mal d'être allongé sur un escalier. Vieux ou pas. »

Dorian eut un sourire satisfait, laissant la fumée grisâtre de sa cigarette s'échapper par ses narines, confortablement installé sur son canapé. Il avait posé ses pieds sur la table basse, jambes écartées, la ceinture et la braguette de son pantalon encore défaites et le torse dénudé. Lorsqu'il vit Simon poser un verre rempli d'un liquide transparent entre ses chevilles, il se redressa pour le saisir et, au lieu d'en avaler une gorgée, en renifla la surface avant d'y tremper les lèvres.

« Qu'est-ce qu'il y a ?, soupira Sin en levant les yeux au ciel.

– De l'eau ? Vraiment ?

– Tu t'attendais à un verre de vodka pure ?

– Par exemple, oui. Enfin, je me serais contenté d'une bière.

– Je croyais que quarante ans était l'âge auquel on commençait à faire attention à sa santé ? »

Dorian lui jeta un regard mauvais du coin de l'œil, mais Simon se contenta d'un sourire satisfait en allant ramasser le pull qu'en jetant à travers le salon un peu plus tôt, Dorian avait involontairement accroché au tiroir de la commode.

« Je croyais que vingt ans était l'âge auquel on respectait ses aînés..., marmonna celui-ci en avalant d'une traite le contenu de son verre. »

Il le reposa sur la table, écrasa sa cigarette dans son cendrier, puis se traîna jusqu'à l'entrée en poussant d'une main le garçon en direction de la porte. Sur le palier, alors qu'il venait à peine d'enfiler ses chaussures, Dorian montrait déjà des signes d'impatience – il avait commencé à se balancer d'un pied sur l'autre, les yeux rivés sur l'horloge murale – et plus il s'évertuait à le presser, plus Simon prenait plaisir à rater à maintes reprises le nœud de ses lacets. En général, Dorian avait la bonté – et Simon avait bataillé durant plusieurs jours pour obtenir cette faveur – de lui offrir dix ou quinze minutes de repos après avoir « fini son affaire » au lieu de le jeter sur le paillasson d'un coup de pied aux fesses, et dans ses jours de grande générosité, lui accordait même un dernier baiser. Il n'avait, cela dit, pas intérêt à s'éterniser.

« On se voit demain ?, demanda Simon lorsque Dorian eut un mouvement de tête pour se défaire de ses lèvres et recommença à le pousser vers la porte.

– Non. Lundi.

– Pourquoi ? »

Question interdite. Dorian leva les yeux au ciel, posa une main sur la poignée et le poussa sur le perron ; devant le regard outré que lui adressa Simon, il pencha la tête vers la droite et eut un rictus amusé.

« Parce que Dieu l'a décidé, déclara-t-il en claquant la porte. »

~

« Tu ne restes pas ? »

Simon jeta un regard par-dessus son épaule, un pied sur la première marche de l'escalier, lorsque sa mère l'interpella. Son père, étalé sur le canapé à côté de sa femme, somnolait déjà devant le téléfilm qu'ils regardaient ; dans le fauteuil près d'eux, sa petite sœur Manon avait posé ses jambes sur l'un des accoudoirs et, tendant son portable vers le plafond, faisait toute sorte de mimiques devant l'objectif en jouant avec une mèche de ses cheveux bruns. Honnêtement, Simon trouverait un meilleur moyen de tuer le temps, un vendredi soir, devant son ordinateur plutôt qu'en leur compagnie.

« Non... J'ai des devoirs à faire, mentit-il avec un sourire forcé avant de disparaître à l'étage. »

Une fois dans sa chambre, il claqua la porte derrière lui et, comme chaque fois qu'il avait l'intense besoin de s'assurer que sa mère ne viendrait pas lui rendre visite, coinça la chaise de son bureau sous la poignée. Avec un soupir, il se laissa tomber sur son lit et, au lieu d'attraper son ordinateur, glissa ses mains sous son oreiller et ferma les yeux. Il n'avait même pas allumé la lumière.

Et il resta ainsi durant cinq, dix, peut-être quinze minutes. Il n'aurait même pas été capable de dire s'il s'était assoupi ou pas, bercé par le chuchotement de la télévision au rez-de-chaussée et par les bribes de conversation qui lui parvenait de sa famille. L'avantage de vivre dans un quartier où la moyenne d'âge avoisinait les soixante-dix ans, c'était qu'aucun bruit ne venait jamais perturber leur repos.

Jamais. C'est pour cette raison que lorsqu'un ronronnement de moteur parvint à ses oreilles, Simon ouvrit un œil. La lumière jaune et dansante de phares traversa la fenêtre de sa chambre, projeta les ombres des meubles sur les murs, puis disparut.

Simon se redressa si brusquement que la tête lui tourna au moment où il posa son front contre la vitre, jetant un regard curieux dans la rue plongée dans la pénombre, juste à temps pour apercevoir une petite voiture rouge disparaître au loin.

Quelques secondes plus tard, il vit la porte d'entrée de Dorian Cohen se refermer.

Sin sentit sa poitrine se serrer, comme compressée par un poids invisible. On se verra lundi. Lundi, pas avant.

Tu ne peux pas rester ici ce soir.

Il faut que tu partes.

Sans même s'en apercevoir, ses doigts s'étaient resserrés sur les draps de son lit. Oh, non, Dorian. Cette fois-ci, il n'allait pas le laisser esquiver ses questions avec l'un de ses insupportables rictus. Hors de question.

~

S'il s'était brisé une jambe, il aurait été bien incapable d'expliquer à ses parents ce qui lui était passé par la tête. En réalité, il avait trouvé bien plus aisé de sortir par la fenêtre de sa chambre et, à l'aide de la gouttière, des pierres du mur et du auvent du jardin, d'atteindre la terre ferme plutôt que d'escalader la façade dans l'autre sens. Passer par la porte aurait été une possibilité moins risquée, bien entendu, mais il préférait laisser ses parents croire qu'il s'était déjà endormi plutôt qu'ils veillent jusqu'à son retour. Retour qui, selon les événements à venir, pouvait aussi bien se produire cinq minutes plus tard que le lendemain matin.

Simon tira la capuche de son pull sur son nez avant de sauter par-dessus la clôture séparant son jardin de celui de Cohen. Tandis qu'il remontait le perron et rassemblait son courage avant de presser la sonnette, il s'efforça d'inspirer et d'expirer profondément. Son cœur était affolé, et il ne parvenait même pas à comprendre pourquoi. Au fond, que risquait-il d'apprendre ? Que Dorian lui avait menti afin de profiter de lui, qu'il voyait toujours son ex-femme ?

Oui, par exemple.

L'écho de la sonnette lui parvint depuis l'intérieur de la maison, mais il s'écoula près d'une minute avant que Simon ne sente du mouvement de l'autre côté de la porte.

« Deux secondes, je dois avoir l'argent pour les pizzas sur moi, marmonna une voix cruellement familière lorsque la porte s'ouvrit. »

Le visage fermé de Dorian apparut dans l'encadrement. L'une de ses mains semblait posée sur la poignée tandis que la seconde retournait la poche de son jean, mais elle s'immobilisa soudain à l'instant où les pupilles de l'homme se lièrent à celles de Simon. Lui qui avait pourtant la peau naturellement mâte, il devint aussi blanc que neige dès qu'il reconnut le garçon qui se tenait devant lui, les bras croisés sur son torse, grelottant au cœur du froid de l'hiver, mais au visage demeurant menaçant.

Dorian ouvrit la bouche mais, au moment où il s'apprêtait à parler, Simon reconnut le son caractéristique des petites pattes de Marcel dévalant l'escalier pour aller accueillir le visiteur. Aussitôt, une voix résonna entre les murs de la maison. Une voix féminine.

« Hé ! Aux pieds, Marcelino ! »

Simon sentit son cœur se décrocher de sa poitrine et tomber comme un poids sur son estomac. Il était presque certain que la douleur qu'il ressentit se dessina sur son visage, à en juger par la grimace tendue que refléta celui de Dorian.

En une fraction de secondes, alors que des pas pressés résonnaient au pilier supérieur, il referma la porte d'un coup sec.

« Ce n'était pas le livreur, marmonna soudain Dorian, toujours posté sur le palier. Juste... Juste un voisin qui voulait m'emprunter... du sel. Du sel. »

Il y eut quelques secondes de flottement après cela. Était-il toujours là, ou avait-il définitivement tourné les talons ? Impossible de le savoir. Tout ce que Simon savait, c'était qu'il aurait eu le temps de se changer en glaçon, fouetté par les coups de vents humides et froids, si ce n'était pour la brûlure intense qui lui remuait l'estomac. Il ne savait même plus si c'était de la honte, de la colère, ou simplement une douleur vive. Un mélange de tout cela, sans aucun doute.

Simon tourna le dos à la porte et laissa échapper un profond soupir qui se matérialisa en une fumée blanche à la sortie de ses lèvres. Dorian avait raison, quelque part : lequel d'entre eux était le plus pathétique ?

Puis, la porte se rouvrit. Plus que le grincement des gonds, ce fut la brusque chaleur qui poussa Simon à jeter un regard par-dessus son épaule, mais avant d'avoir le temps d'émettre le moindre son ou même de réaliser ce qui lui arrivait, la main de Dorian se referma sur son poignet et le tira brusquement à l'intérieur avec une telle force que Simon crut quitter le sol. Sans douceur, Dorian le jeta presque dans la cuisine, jeta un coup d'œil en direction des escaliers puis, après avoir posé son index contre ses lèvres pour ordonner au garçon de garder le silence, leva la voix.

« Sarah ? Va cinq minutes dans le jardin avec Marcel, tu veux ? Je crois qu'il a envie de pisser. »

Simon, collé contre le mur de la cuisine, crut qu'une entité invisible venait de lui mettre une gifle. Sarah ? Qui était Sarah ? Et Catherine, alors ?

Des pas résonnèrent dans l'escalier.

« Il ne peut pas y aller tout seul ?

– Il a peur du noir. »

Simon crut percevoir comme un soupir d'agacement puis, quelques instants plus tard, la porte d'entrée s'ouvrit dans un grincement. Dorian sembla fixer un moment le couloir avant que, d'un coup sec, il ne referme à nouveau sa main autour du poignet de Simon et l'entraîna aussi vite que possible en haut des escaliers. Avant même d'avoir réalisé ce qui lui arrivait, le garçon entendit la porte de la chambre de Dorian claquer derrière lui mais, lorsqu'il fit volte-face, ce fut le visage tiré de l'homme qui l'accueillit. Oh.

Sa pâleur avait laissé place aux tremblements de sa mâchoire ; il serrait si fort les dents que Simon crut les entendre grincer. Ses sourcils froncés creusaient la ride qui les séparait, et d'autres plis de peau, aux coins de ses yeux cernés ou de ses narines, témoignaient à eux seuls de l'état de fureur qui s'était emparé de lui. Ses yeux étaient sombres, si sombres qu'il était presque impossible de distinguer ses pupilles de la couleur brune de ses iris.

Lorsqu'il ouvrit la bouche, Simon vit une veine traverser son cou, trahissant son besoin de hurler mais, comme si sa raison le poussait à la prudence, sa voix ne sortit que comme un sifflement rageur de sa gorge.

« Je t'avais dit de ne pas venir avant lundi ! »

Simon eut un mouvement de recul incontrôlé.

Non. Au fond, pourquoi devrait-il se sentir coupable ? Il n'avait rien à se reprocher, pas lui. Enfin, rien, à part le fait de ne pas avoir obéi aux ordres de Dorian.

Simon secoua la tête, serrant les poings comme pour se donner du courage.

« Ah oui, ça tu me l'avais dit. En revanche, tu as omis de préciser que c'était parce que Catherine te rendrait visite ! »

Cette fois-ci, ce fut Dorian qui grimaça. Simon avait-il réussi à le mettre au pied du mur ? Il ne pouvait pas nier sa visite. Impossible. Sin n'avait même pas besoin de préciser qu'il avait aperçu la voiture rouge pour que Dorian le devine.

Mais la pointe de triomphe qui lui gonflait la poitrine fut de courte durée : Dorian leva les mains et les abaissa doucement pour lui faire signe de baisser le ton, jetant un regard presque affolé en direction de la porte. Ah. Apparemment, ce n'était pas les paroles de Simon qui le perturbaient, mais simplement l'idée que quelqu'un les entende.

« Et... Et Sarah ? C'est ça, son nom, n'est-ce pas ? Sarah ? »

La voix de Simon était devenue terriblement amère. Il ne savait même pas réellement pourquoi. Après tout, ce n'était pas comme si Dorian était son petit-ami, ou quoi que ce soit. Il n'y avait rien d'exclusif entre eux. Et il n'y aurait jamais rien de la sorte, Simon le savait pertinemment. Il n'y avait rien à espérer de leur relation.

Rien, si ce n'est un minimum d'honnêteté. Dorian lui avait parlé de Catherine. Dorian lui avait parlé de son divorce, de leur séparation. Alors pourquoi pas de Sarah ?

Simon écarta les bras devant le silence exaspérant de Dorian mais, en voyant que celui-ci se contenta de se frotter les paupières du bout des doigts, il plaqua ses mains contre son visage :

« Comment est-ce que je suis sensé me placer, maintenant ?, soupira-t-il. Non, attends, ne réponds pas. J'ai comme une impression de déjà-vu, pas toi ?

– Simon, ce que tu es pour moi n'a rien à voir avec... »

Lorsque ses yeux rencontrèrent ceux du garçon, la fin de sa phrase se perdit dans un grognement rauque. Ses incisives se plantèrent dans sa lèvre le temps qu'il prenne une profonde inspiration, puis il attrapa brusquement Simon par les épaules, avec une telle force que celui-ci crut sentir ses os se briser.

« Il est hors de question que Sarah sache quoi que ce soit. Je refuse qu'elle sache même qui tu es, que tu existes. Alors maintenant, ferme-la et dégage. Tu as déjà créé assez de problèmes comme ça pour ce soir. »

Simon put sentir ses mains trembler sur ses épaules lorsqu'elles se détachèrent de lui pour ouvrir la porte.

Oh non. Cela n'allait pas se passer comme ça.

« Qu'est-ce que tu... »

Dorian écarquilla les yeux en voyant Simon s'asseoir brusquement au sol, les bras croisés comme un enfant boudeur, le regard noir, mais un sourire déterminé sur les lèvres.

« Simon..., grogna Dorian d'une voix menaçante.

– Qui est Sarah ?

– Je t'ai dit de partir. Immédiatement.

– Qui est Sarah ?

– Arrête ça tout de suite. Va-t'en.

– Qui est Sarah ?

– Si tu ne sors pas d'ici tout de suite, tu vas le regretter amèrement.

– Qui est Sarah ?

– Silence !

– Qui est Sarah !?

– Simon !

– Qui est...

– Ma fille ! Ma fille ! Sarah est ma fille ! Tu es satisfait, maintenant ?! »

Simon crut sentir sa mâchoire se décrocher de son visage. Face à lui, Dorian respirait si fort que son torse se soulevait à chaque inspiration. C'était comme s'il respirait pour eux deux, puisque Sin ne parvenait pas à avaler la moindre bouffée d'air, comme s'il avait physiquement reçu un violent coup dans l'estomac.

« Ta...

– Papa ? »

Dorian eut un violent sursaut en entendant une voix résonner de l'autre côté de la porte. Elle semblait un peu lointaine, comme si sa propriétaire se tenait simplement au sommet des escaliers. Simon sentit son cœur donner un violent coup contre sa cage thoracique.

« J'ai cru entendre des voix. Tout va bien ?

– ...

– Papa ?

– Oui... Oui, tout va bien, répondit Dorian d'une voix forte qui se voulait assurée. C'était juste la radio.

– Ah, bon. Marcel n'a pas voulu pisser. Il va encore faire sur le carrelage de la cuisine. »

Sur ce, quelques grincements leur parvinrent depuis l'escalier. Apparemment, Sarah était descendue, probablement pour garder un œil sur le carlin avant qu'il ne souille le sol.

« Tu as... une fille. Toi... Tu es père, reprit Simon dans un chuchotement, comme s'il tentait de s'en persuader lui-même.

– Tu dis ça comme si c'était parfaitement improbable.

– Évidemment. Évidemment ! Ça l'est !

– Moins fort ! Chut !

– Tu as, comme qui dirait, oublié de me le préciser !

– Qu'est-ce que ça change ? »

Ce que ça changeait ? Plein de choses, en réalité. L'image que Simon avait de lui était entièrement différente, tout à coup. Il ne pouvait tout simplement pas l'imaginer avec un bébé dans les bras. Ou jouer à la poupée avec une petite fille. Ou se plier à n'importe quelle autre activité de parent.

Impossible.

« Quel âge a-t-elle ? Sarah ?, demanda-t-il d'une voix faible.

– Je ne suis pas sûr que tu devrais...

– Dorian. Quel âge a Sarah ?

– Seize ans. Et... »

Dorian poussa un soupir, puis se laissa tomber sur le bord de son lit, les coudes contre les genoux.

« C'est la seule et unique raison pour laquelle je vois toujours Catherine. Je ne t'ai pas menti, Sin. Il n'y a plus rien entre elle et moi. Un week-end par mois, elle dépose Sarah ici, et revient la chercher le dimanche soir. Voilà tout.

– Un week-end par mois ? C'est...

– Peu, oui. Mais nous avons tous les trois pensé qu'il valait mieux commencer lentement.

– Commencer quoi ? »

Simon semblait se détendre à vue d'œil, tandis que Dorian sentait son propre pouls pulser dans ses veines. Il dévisageait le garçon avec une certaine curiosité, comme s'il n'était pas entièrement concentré sur ce qu'il disait, comme si d'autres questions se bousculaient dans son esprit tandis qu'il laissait les interrogations de Sin lui parvenir, récitant ses réponses comme s'il avait déjà imaginé cette situation assez de fois pour deviner le moindre de ses mots.

« Je n'ai été ni un mari, ni un père exemplaire. J'étais celui qui faisait semblant de ne pas l'entendre pleurer la nuit, qui oubliait de venir la chercher après l'école, qui jetait un plat tout prêt dans le micro-onde chaque fois qu'elle avait faim, qui n'est jamais allé aux réunions parents-profs, ni même aux spectacles de fin d'année. »

Simon l'écoutait en silence, sans émettre le moindre commentaire même lorsque Dorian secoua la tête avec un petit rire sans joie.

« Je n'ai même pas l'excuse de dire que j'étais pris par mon travail. Ce serait un mensonge. J'aurais pu me libérer à chaque occasion si je l'avais vraiment souhaité. Mais ce n'était pas le cas. Et elle le savait très bien. Elle l'a très bien compris, si bien qu'elle a cessé de m'appeler « papa ». Elle avait dix ans, et elle avait déjà cessé de me considérer comme son père. Encore maintenant, je vois qu'elle fait des efforts considérables pour arrêter de m'appeler par mon prénom. Peu avant que sa mère me quitte, j'ai voulu... »

Il marqua une pause, les yeux rivés sur ses mains.

« ... J'ai voulu tenter de rattraper les choses. Stupidement, bien entendu. J'ai cru que lui faire plaisir une fois allait effacer onze années de négligence. Tu sais ce que j'ai fait ? Je lui ai acheté un chien. »

Ses yeux se détachèrent de ses mains, cherchant soudain les iris vertes de Simon.

Moi, je voulais un pitbull. Difficile de croire que je me suis retrouvé avec un carlin, pas vrai ?

« Marcel..., murmura Simon.

– Ouais. Marcel. C'est con, hein ? Elle l'a adoré. Jusqu'au moment où elle a su que c'était un cadeau de ma part. »

Ses coudes glissèrent sur ses genoux, ses épaules s'affaissèrent, son front se posa contre les phalanges de ses poings.

« Lorsque je me suis fait foutre dehors, j'ai loué un studio. Pas grand-chose. J'avais un canapé-lit, un frigo, et un chien sans nom et sans réel propriétaire. Il a passé les premiers mois de sa vie à déchirer les livres que la gardienne de l'immeuble me donnait toutes les semaines. La pauvre vieille devait avoir de la peine de voir un presque-quarantenaire tomber si bas. Sarah a refusé de me revoir, jusqu'à l'année dernière. Catherine venait tous les lundis à dix heures, comme pour vérifier que je ne m'étais pas encore pendu avec ma ceinture. L'avantage, c'est que j'ai passé tant de temps entre quatre murs à regarder ce chien mâchouiller du papier que j'avais de sacrés économies. Assez pour acheter cette maison et quelques meubles sans me retrouver dans la merde. »

Lorsqu'il redressa la tête, il posa son menton contre ses pouces, et se remit à dévisager pensivement Simon.

« Le jour où j'ai décidé d'abandonner ce foutu studio dégueu, il était en train de bouffer un Marcel Proust. En quelques sortes, pour lui, c'était un nouveau nom pour une nouvelle vie. Mais moi, je n... »

Ses yeux s'écarquillèrent lorsque la fin de sa phrase fut étouffée par les lèvres de Simon, brusquement plaquées contre les siennes. Le bout du nez glacé du garçon heurta sa joue chaude et il sentit son souffle se mêler au sien. Son baiser se voulait assuré, mais ses lèvres tremblaient, comme s'il redoutait la réaction de Dorian, comme s'il se demandait de quelle façon il comptait le repousser. Un simple rictus, comme toujours ? Ou peut-être par l'un de ses commentaires acerbes ? Ou bien...

Simon eut un léger mouvement de surprise en sentant les doigts de Dorian se refermer brusquement sur ses cheveux, les tirant, enroulés autour de ses phalanges, tandis que son second bras s'enroula autour de ses côtes et que sa main s'agrippait au tissu de son pull. Mais à l'instant où il sentit Simon approfondir leur baiser et le bout de sa langue atteindre ses lèvres, il attira brusquement le garçon contre lui, fourrant son visage au creux de son cou, resserrant avec une telle force son étreinte que Sin émit une légère plainte de douleur.

Cela dit, il la réprima dès qu'il sentit une goutte tiède glisser le long de sa clavicule, disparaissant sous le col de ses vêtements.

~

« ... Papa ? »

La jeune fille avait relevé ses épais cheveux bruns en une queue de cheval rapide pour les empêcher de tomber dans son café matinal. La première fois que Dorian l'avait vue en boire, Sarah lui avait jeté l'un de ses regards dont elle avait le secret, un regard qu'il appelait Regarde-Comme-Je-Suis-Une-Grande-Personne. En réalité, elle mettait plus de lait que de café dans sa tasse, mais son père avait eu la présence d'esprit de ne faire aucun commentaire à ce propos. En réalité, avec son presque-café noir, sa pomme bio (elle insistait sur ce détail) et ses biscottes au blé complet, c'était à se demander qui était l'adulte dans cette maison. Dorian, rarement levé, lavé et habillé avant midi durant ses jours de repos, faisait pâle figure à côté d'elle.

Ceci expliquait pour quelle raison sa biscotte s'était noyée dans sa tasse lorsqu'elle avait vu son père la rejoindre dans la cuisine ce matin-là. Sarah l'avait toisé des pieds à la tête de ses yeux sombres avant de les lever vers l'horloge, comme si elle peinait à y croire.

« ... Bonjour, dit-il finalement en grimaçant un sourire. »

Il ne savait jamais de quelle façon il devait la saluer. L'embrasser était impensable pour l'un comme pour l'autre, et se faire la bise leur semblait tout simplement ridicule. Un jour, Dorian avait bien esquissé un geste vers elle dans le but de la serrer dans ses bras, mais cela lui semblait si peu naturel qu'il s'était finalement retrouvé à lui tapoter gentiment le sommet du crâne. Alors Dorian se contenta de rester planté près de la table, les mains plongées dans les poches de son jogging comme un adolescent boudeur. Et cette image fut renforcé par son ton grognon lorsqu'il rouvrit la bouche après quelques secondes de silence :

« Pourquoi est-ce que tu me regardes comme ça ? J'ai quelque chose sur la gueule ? »

Ah, Catherine lui avait dit de faire un effort sur sa façon de s'exprimer en présence de Sarah. Cela lui revenait toujours à l'esprit trop tard.

« Disons que je ne suis pas habituée à la voir avant onze... douze... ou treize heures, répondit Sarah en haussant un sourcil curieux. »

Elle ponctua sa phrase d'un rictus narquois. Parfois, Dorian avait l'impression de se trouver face à un miroir.

« Et être matinal ne l'arrange pas, apparemment, remarqua-t-elle en désignant les cernes qui soulignaient les yeux de son père du bout de sa cuillère. Malgré ce spectacle peu agréable... C'est cool.

– Qu'est-ce qui est « cool » ? »

Sarah pinça sa cuillère entre ses lèvres et le dévisagea étrangement durant de longues secondes. Sans daigner répondre à sa question, elle se leva de table, débarrassa sa vaisselle, puis se pencha en avant et tapota ses cuisses.

« Marcelino ! C'est parti pour notre jogging matinal !

– Tu fais du sport le matin, toi, maintenant ?

– Depuis que maman en fait, oui. »

Ah. Si Maman le faisait, songea Dorian en levant les yeux au ciel. Jamais Catherine n'aurait pu le convaincre de faire une telle absurdité. Marcel, d'ailleurs, ne semblait pas beaucoup plus enthousiaste que lui à l'idée de suer de bon matin. Il aurait juré avoir perçu un appel au secours au fond de ses yeux globuleux lorsque Sarah lui passa une laisse autour du cou, décrivant à haute voix un parcours qui semblait purement interminable. Ou bien peut-être Marcel avait-il constamment cet air atterré dans le regard.

Sur le pas de la porte, après avoir enfilé une paire de baskets blanches parcourues de deux bandes d'un rouge crève-rétine, Sarah resserra sa queue de cheval et jeta un dernier regard par-dessus son épaule.

« Tu sais, si ça te dit de te joindre à nous, un jour... Je suis sûre qu'elle n'y verrait pas d'objections. »

Sans attendre de réponse, elle poussa presque Marcel dehors et claqua la porte derrière eux, laissant le silence s'abattre sur la maison. Dorian fixa le palier durant de longues secondes, puis baissa les yeux et déglutit avec peine, sentant sa gorge curieusement nouée.

« Je vais y réfléchir..., marmonna-t-il pour lui-même avant de remonter les escaliers. »

Arrivé à l'étage, il ouvrit la porte de sa chambre et jeta un regard à l'intérieur avant de pénétrer dans la pièce d'un pas lent, prenant garde à ce que le plancher ne grince pas trop fort sous son poids tandis qu'il contournait le lit pour aller s'asseoir sur un côté du matelas, sans détacher un seul instant les yeux du corps de Simon, profondément endormi, tout habillé, étalé sur ses couvertures. Ses lèvres s'étaient entrouvertes et, de temps à autre, il marmonnait un mot incompréhensible dans son sommeil, massé contre l'oreiller qu'il serrait contre son torse.

Dorian eut un sourire.

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