Interclasse n°1



« Tu t'en vas ? »

Simon boucla la ceinture de son jean avant d'attraper ses clés posées sur la table de nuit.

« Il le faut bien, répondit-il sans même se retourner vers le lit.

– Tu pourrais rester encore un peu. Marie est chez son mec, elle ne risque pas de nous déranger. »

Honnêtement, il n'avait pas envie de discuter. C'était peine perdue : Lola avait toujours quelque chose à répondre, de toute manière. Il ignorait par quel miracle elle arrivait toujours à se débarrasser de sa colocataire en temps et en heure avant qu'il ne s'invite chez elle pour la soirée. Il ne la prévenait jamais plus d'une heure à l'avance lorsqu'il lui rendait visite. Lui-même, jusqu'à ce que son doigt ne rentre en contact avec la sonnette, restait dubitatif sur la raison de sa présence.

Lola. Ses longues jambes blanches repoussèrent la couverture blanche et fine lorsqu'elle se tira du lit, posant ses pieds nus sur le tapis écarlate tandis que ses mains se glissait lascivement sur sa nuque, relevant les boucles de ses cheveux d'un roux brillant en un chignon rapide. Lola et ses jambes de danseuse. Lola et ses cheveux couleur de feu. Lola et ses grands yeux bruns. Lola et ses tâches de rousseur décorant son petit nez pointu. Lola et ses épaules carrées, Lola et sa poitrine en poire aux tétons rose pâle, Lola et sa chute de reins, Lola et ses fesses ornées d'une tâche de vin en forme de dent de requin.

Son père l'avait toujours adorée, cette Lola. Simon, beaucoup moins, aussi étrange que cela puisse paraître. Oh, elle était belle, attirante, excitante. Elle avait même, d'une certaine façon, été son premier amour et, même s'il ne lui avait jamais posé la question directement, il estimait être le sien aussi. Après tout, c'était bien elle qui l'avait embrassé – sur la bouche ! – le jour de ses dix ans, lorsqu'ils jouaient à cache-cache dans son jardin. Elle l'avait embrassé ce jour-là et ainsi, dix ans plus tard, leurs parents leur adressaient toujours cet insupportable regard attendri dès qu'ils apparaissaient ensemble dans un lieu public. Simon et Lola, Lola et Simon, les inséparables, le couple idéal, l'attraction du quartier. Toujours à se lancer des regards amoureux, à échanger quelques caresses tendres, à se tenir par la main, les doigts entrelacés.

En réalité, ils avaient rompus depuis six ans. Lola s'était amourachée d'un lycéen, et elle avait quitté Simon dès le début des vacances d'été. Sa mère en avait eu le cœur brisé, alors, à la rentrée de septembre, elle avait convenu avec Simon qu'ils n'avaient qu'à « faire semblant ». Au final, tout le monde était plus heureux comme ça : Simon n'avait pas à lui être fidèle, et elle-même avait bien plus de succès auprès des garçons lorsqu'elle affirmait ne pas être libre. Et leurs parents étaient satisfaits.

Et puis, il y avait le sexe. Même sans amour, c'était bon de coucher avec quelqu'un de familier. Du moins, c'est ce que Simon se répétait chaque fois qu'il claquait la porte de l'appartement de Lola et Marie.

Au moins, ça passait le temps.

~

Il y avait quelque chose de différent.

Une odeur de grillade flottait dans l'air. Le ciel était clair, et le soleil perçait les nuages et caressait l'herbe légèrement sèche des jardins. Les tuiles rouges, brunes ou bleues des toits reflétaient la lumière dorée, et quelques chats du voisinage somnolaient au sommet des murets séparant les pavillons. Lorsque Simon passait près des haies, un bourdon effrayé s'envolait parfois et venait tourner autour de ses oreilles avant de disparaître derrière un grillage. Au bout de la rue, le vieux chien borgne des voisins se mit à aboyer férocement, brisant le silence pesant qui enveloppait cette petite ville de banlieue chaque été. La moitié des habitants devaient avoir déserté la région, trouvant refuge sur les côtes dans l'espoir d'échapper à la canicule. Les volets étaient fermés, les voitures avaient quitté les allées de garage ou le bord du trottoir. Mais ce n'était pas ça.

Il y avait quelque chose de différent.

Simon poussa le portail en fer noir de sa maison et remonta l'allée de graviers jusqu'au perron. Non, quelque chose lui avait échappé. Il recula d'un pas, puis deux, promenant ses yeux d'un vert clair autour de lui comme un chien de garde.

Et puis, l'évidence le frappa de plein fouet.

Au-dessus de la clôture en bois peint délimitant son jardin de celui de la propriété voisine, il y avait quelque chose de différent. La façade blanche, légèrement salie par les intempéries, était colonisée par le lierre. Une allée en pavés conduisait au garage sous-terrain, tandis que quatre petites marches en pierre donnait sur la porte d'entrée en bois entourée de fenêtres rectangulaires protégées par des stores. Le jardin en soit n'était qu'une étendue d'herbe laissée à l'abandon, sans la moindre fioriture. De temps à autres, un jardinier venait tondre la pelouse sans y porter le moindre intérêt, sûrement payé par l'agent immobilier du quartier qui s'évertuait depuis des années à se débarrasser de cette maison. Tous les acheteurs potentiels avaient fui en apprenant que le couple de retraités qui en étaient autrefois propriétaires étaient tous deux décédés entre ces murs. Aux yeux de Simon, la peur de se retrouver confronté aux spectres de deux vieillards complètement gâteux n'était qu'une excuse pour éviter d'avouer que ce pavillon n'avait pas grand-chose pour lui. Alors, les panneaux « à vendre » accrochés aux balcons du premier étage étaient devenus un élément du paysage comme un autre.

Mais il y avait quelque chose de différent.

Les panneaux portaient à présent l'inscription « vendue ».

~

« C'est peut-être un ancien prisonnier ! »

Christophe jeta un regard mauvais à sa fille cadette en découpant un morceau de poulet. En face de lui, Manon s'agitait sur sa chaise, baissant de temps à autre les yeux vers l'écran de son téléphone portable comme si elle guettait la réception d'un message.

« Pas de téléphone à table, rappela-t-il.

– Ou un tueur en série qui change de visage pour ne pas se faire coincer par la police, continua-t-elle sans lui prêter attention. Il déménage après chaque nouvelle victime...

– Tu passes beaucoup trop de temps devant la télévision, soupira Béatrice avant de lui ordonner de manger ses épinards. »

Simon essuya ses lèvres sur sa serviette en écoutant sa petite sœur continuer à déblatérer ses théories plus farfelues les unes que les autres. Il ne croyait ni à l'arrivée d'un meurtrier, ni d'un prisonnier, ni même d'un extra-terrestre infiltré. Manon avait toujours été obsédée par la science-fiction et les romans policiers, alors forcément, l'arrivée de nouveaux voisins titillait son imagination fertile. Simon, lui, n'éprouvait qu'une vague curiosité à cette nouvelle : pour ce qu'il savait, cela pouvait très bien être une famille somme toute ordinaire, semblable à la leur, si banale et sans histoire. Il y aurait deux ou trois enfants blonds, un labrador nommé Médor ou Rex, et une odeur de gâteaux s'échapperait de la fenêtre de leur cuisine chaque dimanche. Et la vie reprendrait son cours.

Une semaine s'écoula avant que cette histoire de voisins ne lui revienne soudainement à l'esprit.

Simon était allongé sur son lit aux draps bleus, son ordinateur sur les genoux et un casque sur les oreilles. À ses pieds, il avait abandonné, ouverts, plusieurs livres, dictionnaires et classeurs, et il gardait à portée de main une feuille et un stylo pour s'assurer de paraître studieux si son père décidait soudainement d'entrer dans sa chambre en oubliant, comme à son habitude, de frapper. Il ne considérait pas que son fils, tant qu'il vivait sous son toit, ait besoin d'intimité. Même à vingt ans.

En réalité, cela faisait déjà près d'une heure que Simon passait de réseau social en réseau social, fuyant sur quelque site pornographique dès que Lola ou l'une de ses amies apparaissait connectée. Il ne se sentait pas d'humeur à se sociabiliser. Alors, lorsqu'un vrombissement menaçant fit trembler la vitre de sa fenêtre, perturbant les gémissements suraiguës d'une jeune femme à la poitrine opulente à travers son casque, Simon libéra une oreille avec un froncement de sourcil. Dans ce quartier si paisible, le moindre bruit inhabituel conduisait n'importe quel habitant à la fenêtre la plus proche. Et il ne faisait pas exception.

Repoussant nonchalamment son ordinateur sur son matelas, il se hissa sur le rebord en bois clair et colla son front contre le verre froid. À l'extérieur, un camion de déménagement orné d'un dessin de leur mascotte – un ours portant un sofa sur le dos – s'était arrêté devant le portail ouvert de la maison voisine. Quatre hommes vêtu d'un uniforme bleu portant l'inscription « OURS'ON DÉMÉNAGE ! » sur le dos s'affairait déjà à porter quelques cartons à l'intérieur.

Simon plissa les yeux, puis se décida à ouvrir la fenêtre afin de se pencher davantage en direction du jardin voisin. À présent, il parvenait à voir Manon, dissimulée derrière la haie, son téléphone portable à la main, probablement occupée à détailler chaque meuble descendu du carton comme si elle s'attendait à y trouver la moindre preuve que les nouveaux venus sortaient tout droit d'un épisode des Experts. Simon, lui, ne décela rien d'étrange à toutes ces affaires. Deux larges canapés en cuir noir, une télévision à écran plasma qui rendrait son père vert de jalousie, une table basse en verre... Simon leva les yeux au ciel. Que s'attendait-il à voir ? Un congélateur dans lequel un psychopathe en fuite garderait la tête de ses victimes ? Ridicule.

Mais alors qu'il s'apprêtait à se recoucher confortablement sur son lit, un nouveau ronronnement de moteur attira son attention en direction de la rue : derrière le camion de déménagement, un vieux pick-up apparut soudain dans son champ de vision. La rouille dévorait la peinture blanche, et des traces de boue sèche recouvraient le bas des portières. Sur la plage arrière, de nombreux cartons empilés s'écroulèrent lorsqu'il tourna sans même freiner dans l'allée du garage. Une fumée grise s'élevait du pot d'échappement, et l'odeur d'essence qui s'en dégageait parvint jusqu'aux narines de Simon. Eh bien, ce n'était pas vraiment un véhicule familial ; peut-être que les enfants blonds n'existaient que dans son imagination, finalement. Une part de lui espérait, en revanche, que le labrador existe bel et bien – avec un peu de chance, vivre si près d'un chien déciderait ses parents à en adopter un, comme il les suppliait de le faire depuis son plus jeune âge.

La portière du conducteur s'ouvrit d'un coup sec, si bien qu'elle heurta le petit muret en pierres séparant le garage des escaliers. Aïe. Qui que soit son nouveau voisin, il ne devait pas accorder une valeur excessive à son véhicule pour le traiter ainsi. Personne n'en sorti. Manon, en revanche, toujours postée derrière la haie, poussa un petit cri suraiguë, plaqua aussitôt une main sur ses lèvres et se jeta sur son portable. Quoi ? Quoi ? Qu'avait-elle vu ? Un couteau ensanglanté ? Un masque terrifiant ? Oh ! Et si leur nouveau voisin était quelqu'un de connu ?

Simon sentit son cœur s'emballer tandis qu'il regardait curieusement les pouces de sa petite sœur taper à toute vitesse sur l'écran de son portable. Et si ?

Et puis, il comprit.

Une petite boule de poil beige et noire, courte sur pattes, au museau écrasé et à la queue enroulée trottait autour du pick-up. Deux gros yeux globuleux menaçant de s'échapper de leurs orbites brillaient de chaque côté de sa truffe humide, et un bout de sa langue rose pendait sur ses babines, laissant un filet de salive dégoutter dans l'herbe du jardin.

Un carlin. Ah. Ce n'était pas vraiment le labrador qu'il avait espéré. Manon, elle, semblait aux anges : elle avait une obsession incompréhensible pour ces chiens que Simon avait toujours trouvé particulièrement hideux. Et le maître ne devait pas être mieux – après tout, ne disait-on pas qu'ils ressemblaient toujours à leur cabot ?


Alors, forcément, lorsqu'un homme s'extirpa finalement du véhicule, Simon avait un sourire narquois sur les lèvres. Il dura lorsqu'il vit ses mèches de cheveux poivre et sel se livrant une bataille sans merci au sommet de son crâne, qu'une main vint rejeter négligemment en arrière pour dégager son front. Ils n'avaient pas dû voir l'ombre d'un peigne depuis bien longtemps. Il dura encore lorsqu'il vit la barbe de dix jours qui s'étendait sur sa mâchoire, elle aussi ornée de quelques poils grisonnants par-ci par-là. Il dura aussi lorsqu'il remarqua une tâche incrustée sur le tissu blanc de son haut, qu'il avait probablement tenté de frotter sans parvenir à la faire disparaître et l'avait finalement laissée sécher. Il dura lorsqu'il vit le large jean troué rentré dans ses énormes bottines en cuir épais.

Mais il commença à s'effacer lorsqu'il discerna une cicatrice au niveau de son arcade sourcilière, soulignant l'air sévère que lui conférait déjà ses yeux sombres et cernés, ses joues creuses et la ride du lion qui surmontait l'arête de son nez. Il faiblit encore lorsqu'il remarqua les tatouages à l'encre noire ornant son bras gauche, tranchant sur sa peau naturellement mâte. Et il disparut lorsque, une cigarette pincée entre les lèvres, l'homme claqua la portière, émit un grognement pour appeler son chien, souleva sans peine deux des cartons posés à l'arrière du pick-up et pénétra à l'intérieur de sa nouvelle maison.

Simon sentit ses genoux fléchir et, sans même y songer, il se laissa mollement tomber sur son lit. À travers le casque abandonné sur les couvertures, il perçut légèrement les cris de veau que poussait l'actrice de son film pornographique. Il l'avait complètement oubliée, celle-là. Il referma l'écran de son ordinateur et, après quelques secondes, le silence s'abattit sur sa chambre. Dehors, il entendit vaguement quelques aboiements, et devina sans peine que le carlin visitait son nouveau territoire pendant que son maître aidait les déménageurs à transporter les derniers cartons à l'intérieur.

Simon posa une main sur son ventre et se mit à le masser pensivement. Une chaleur étrange lui consumait les entrailles. Ce n'était pas de la douleur. C'était purement indescriptible.

Et curieusement plaisant.

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