9 | Arts plastiques
[CHAPITRE RÉÉCRIT]
I can see it in your eyes, deep inside you wanna cry
★
C h a r l i e
Cela faisait trois jours et quelques heures que Raven et moi cohabitations, et, étonnamment, aucun d'entre nous n'avait tenté d'assassiner l'autre. Pourtant, Raven en aurait eu l'occasion au moins un millier de fois. Mais elle n'en avait rien fait. Elle était même restée plutôt distante, pour des raisons que je ne connaissais pas. Ou que je m'interdisais d'imaginer.
Aujourd'hui, elle et moi avions décidé de visiter de lycée. Pour elle, visiter était égal à regarder des tableaux dans un musée. Ne rien toucher, surtout. Moi, je voulais plutôt m'amuser, car ça commençait vraiment à craindre, ici. Je n'aurais jamais imaginé qu'un lycée puisse être excitant, mais ce niveau d'ennui devrait être interdit pas la loi. Je n'avais pas de réseau pour parler avec Deborah – ou n'importe qui, du moment que ce n'importe qui m'appréciait un minimum – et je n'avais même pas de cigarettes sur moi pour passer le temps. Jamais je ne l'aurais admis devant Raven, mais je commençais à regretter très légèrement de l'avoir retenue, le vendredi précédent, après le sport. Si je n'avais pas fait cela, nous n'aurions pas été ici à l'heure qu'il était.
Le pire, c'est quand je me rappelais pour quelle raison j'étais venu lui parler, ce jour-là. Une raison beaucoup trop stupide pour que l'on reste enfermés pendant deux semaines.
Après avoir mangé quelques biscuits – Miss On-Mange-Sain avait refusé que j'en ingurgite plus –, nous avons donc déambulé dans le couloir.
J'avais trouvé un moyen de la faire céder, et je n'en étais pas peu fier, d'ailleurs. Elle était si facile à comprendre, pas vraiment complexe, tellement prévisible. En fait, elle me ressemblait un peu trop. Si on voulait lui faire faire quelque chose, il fallait la défier. Elle ne pouvait pas refuser un défi, et encore moins le perdre, j'avais bien vu qu'elle voulait me le montrer, quelques jours plus tôt, en salle des profs.
Nous sommes passés devant plusieurs salles pas très intéressantes, avant de nous arrêter d'un accord tacite devant la classe d'arts plastiques.
Je n'ai jamais aimé les arts plastiques. Pour moi, c'était plus une excuse pour nous ridiculiser en enfilant des tabliers lilas – une idée de cette chère Miss James – et en faisant de la peinture digne de maternelles. Seuls certains avaient la chance de s'en sortir, ceux qui arrivaient à maintenir leur honneur en ayant plus de 75/100 à l'évaluation finale. Pas moi, en somme. Par chance, si les arts plastiques étaient obligatoires à Blue Springs en première année, ils ne l'étaient plus à partir de la deuxième année et constituaient une option.
Cette salle était donc la scène de beaucoup de moment embarrassants, mais aussi de mes plus grands délires avec mes potes. Malgré le ridicule, voir mes amis d'enfance en tablier mauve me faisait toujours exploser de rire. J'avais d'ailleurs quelques photos compromettantes d'eux sur mon téléphone, dont je n'hésitais pas à me servir pour les menacer.
Quand elle s'est retrouvée en face de la salle, Raven n'a eu aucune réaction. Pas un petit sourire, ni une moue gênée au souvenir de ces moments honteux. Elle s'est contentée de regarder la porte où traînait une citation, écrite sur un post-it jaune délavé.
« You don't know what you got 'till it's gone »
On ne sait pas ce que l'on a jusqu'au moment où on le perd.
Je n'avais jamais été sensible à l'écriture, et ces quelques mots ne faisaient pas exception. Je les trouvais affreusement plats. Parce que les mots, c'est magnifique, mais cela ne pardonne pas les actes. Les mots mentent, les mots frappent, les mots hurlent. Les mots peuvent en cacher d'autres, bien plus durs. Mais une main qui en touche une autre sera toujours une main qui en touche une autre, un bras qui enlace un corps sera toujours un bras qui enlace un corps. Les mots sont des traîtres. Ils disent « elle est seulement tombée dans les escaliers » pour justifier des ecchymoses dues à une main humaine. Ils disent « je vais bien » pour dissimuler le mal-être.
— Qui l'a écrite ? me suis-je enquis, chassant mes pensées envahissantes.
— C'est moi, a-t-elle répondu. Enfin, à vrai dire, c'est plutôt Pinterest, mais c'est moi qui l'ai copiée.
J'ai failli m'étouffer. Heureusement que je n'avais rien dit. Je l'ai relue, et je l'ai soudainement vue différemment. L'écriture était nette, la main n'avait pas tremblé, pourtant, la phrase semblait emplie d'une souffrance singulière.
— Raven ? Quand as-tu recopié cette citation ?
— Quand je suis arrivée au lycée, il y a un peu plus de trois ans. J'étais à l'atelier calligraphie avec Miss James.
Je ne savais même pas qu'il existait un atelier calligraphie. Ce n'était pas étonnant quand on savait que, ces dernières années, j'avais passé plus de temps dehors qu'en cours. Le lycée m'était aussi inconnu que n'importe quel autre bâtiment dans lequel je venais d'entrer pour la première fois.
— Et... pourquoi est-ce que tu l'as écrite ? ai-je tenté.
Elle s'est retourné et s'est retrouvée pile en face de moi. Ses grands yeux renvoyaient de l'incompréhension, de la haine, de la tristesse et beaucoup de colère. Énormément de colère. J'ai deviné que j'avais dit quelque chose de mal. Et je voyais parfaitement ce que c'était. Et bon sang, elle soufrait tellement, encore aujourd'hui.
— T'es sérieux, là ?
— Euh, oui.
À passer pour un connard, autant le faire jusqu'au bout.
— Réfléchis, et quand tu auras trouvé une réponse, tu viendras me voir. Ça ne devrait pas être si difficile : chaque année, tu as eu au moins un cours en commun avec moi.
J'ai haussé les épaules en signe de défaite. Elle a brièvement fermé les yeux comme pour se calmer et elle est entrée dans la salle. Les tabourets avaient été relevés sur les tables, ce qui ne servait strictement à rien puisque les rares personnes qui faisaient le ménage ne venaient que le matin, pendant la première récréation, après les premiers cours de la journée, pour ne pas se lever trop tôt ni partir trop tard. La pièce était complètement plongée dans la pénombre, et j'ai fait quelques pas en arrière pour trouver l'interrupteur à tâtons.
Sur les étagères, rien n'avait changé depuis la première fois que j'avais mis un pied dans ce lycée. J'ai même aperçu un casier à mon nom, datant de l'époque où ma mère m'avait forcé à m'inscrire à l'atelier sculpture – inutile de préciser que je ne m'y suis jamais rendu, je tiens à ma réputation, quand même.
Je me suis dépêché de sonder la salle à la recherche de quelque chose qui pût mettre un peu d'ambiance avant que Raven ne sorte de la pièce en pleurant, ce qu'elle avait l'air de vouloir faire depuis quelques minutes déjà. J'étais coincé pendant deux semaines avec une dépressive.
J'ai tourné la tête à gauche et mon regard s'est arrêté sur un pot rempli de feutres.
— Non, a simplement annoncé Raven en suivant mon regard.
Tant pis. Elle le ferait, je le savais. A présent, j'étais conscient qu'elle tenait à sa fierté. Et je comptais bien évidemment en profiter.
— Si.
J'ai attrapé un feutre noir et ai commencé à écrire sur un mur. En toutes petites lettres foncées, les mots « Seulement deux semaines » sont apparus. Elle les a regardés quelques secondes en jouant avec une de ses mèches, l'air de se demander quoi faire. Son regard était plutôt inexpressif, mais je savais qu'elle avait besoin de s'amuser. Elle avait toujours été coincée et très peureuse. Je me demandais ce qui l'avait rendue comme ça.
— Tu viens ? Allez, c'est la seule fois de ta vie que tu pourras taguer une salle de cours, profites-en !
— Ce n'est pas une bonne idée, Wheeler, tu le sais, a-t-elle rappelé en se reprenant.
— Ce n'est pas pour autant que je ne vais pas le faire.
J'ai ajouté un trait sous mes mots pour souligner, plus par provocation que parce que mes mots nécessitaient réellement une ligne.
— Et s'ils se rendent compte que c'est nous ? On va se faire renvoyer par ta faute !
Par « ils », elle entendait Miss James, qui ne voyait pas à trois mètres (et qui était tout de même prof d'arts plastiques) et le peu de personnes qui venaient faire le ménage. Et les élèves, mais personne ne saurait rien. J'étais très confiant. De toute façon, c'était la fin de l'année. Qu'aurait-il pu nous arriver ?
J'ai ouvert les stores et les fenêtres pour aérer. Le soleil nous a brièvement aveuglés, et j'ai répondu :
— Comment veux-tu qu'ils sachent que c'est nous, Raven ? Personne ne se doutera de rien. Ne t'inquiète pas pour ça.
Je lui ai tendu le pot de feutres, m'approchant d'elle. Elle a paru respirer plus difficilement mais je ne m'en suis pas formalisé. Les filles sont étranges, parfois.
Elle a pris un feutre violet entre ses doigts fins et l'a ouvert. Elle a déposé la mine sur le mur, et d'un trait, elle a écrit un mot près de ma phrase, que je n'ai pas pu voir tout de suite.
Ensemble.
— Je n'avais pas d'idée, s'est-elle justifiée.
J'ai souri, amusé. Il était tellement facile de la convaincre. Elle a levé les yeux au ciel, exaspérée par mon comportement, et a ajouté une étoile à-côté de son mot.
Je ne sais pas combien de temps nous avons passé à écrire sur les murs de la salle d'arts plastiques. Je sais juste qu'à un moment, Raven a laissé tomber son feutre sur moi, striant involontairement mon tee-shirt d'un trait mauve. J'ai levé la tête, l'air faussement agacé. Je voulais voir jusqu'où elle était prête à aller. J'ai fait exprès de faire traîner un silence entre nous et elle m'a lancé un regard désabusé.
— Si tu t'attends à ce que je m'excuse, je ne le ferai pas, a-t-elle fait.
Elle m'a lancé un sourire hypocrite qui m'a presque fait rire.
— T'excuser ? Ça veut dire quoi ?
J'ai pris mon feutre et me suis précipité sur elle. Dans un éclat de rire à peine contenu, elle a tenté d'esquiver. Trop tard. J'ai tracé une grande traînée de noir sur son blazer vert qui faisait ressortir ses cheveux d'un roux impressionnant.
— Wheeler ! Il est tout tâché maintenant, a-t-elle râlé. Le trait que je t'ai fait était beaucoup plus petit !
— Si tu t'attends à ce que je m'excuse, je ne le ferai pas, ai-je répondu en reproduisant ses manières de gosse de riches. De toute façon, il est moche.
— Tu as conscience que c'est cher ? a-t-elle soupiré en désignant une nouvelle fois son blazer.
J'ai aperçu l'étiquette Chanel. Cela ne m'étonnait pas le moins du monde. Connaissant ses parents, ils avaient les moyens d'en acheter des dizaines. Ce n'était pas une grande perte.
— Je m'en fous, si tu savais à quel point, ai-je fais avec un sourire en coin.
Il ne fallait pas que je perde mon objectif des yeux : elle devait tomber amoureuse de moi. J'avais formé ce plan dans ma tête quelques jours plus tôt, et depuis, il m'obsédait. C'était parfait. J'allais l'avoir sur la seule chose qu'elle ne pouvait pas contrôler : ses sentiments. Je voulais ma vengeance. Je savais bien que j'avais fait assez de dégâts sur sa vie, mais ce n'était jamais assez. J'avais ruiné son existence, et pourtant cette petite voix en moi exigeait encore plus. Pourtant, elle n'était pas à l'origine du mal qui avait envenimé ma mère et ma sœur. Mais sa famille, oui. Pendant que Mr et Mrs Raven payaient à leur fille des blazers Chanel, ma mère ne vivait presque plus à la maison et ma sœur était devenue un fantôme. Et Raven en payait les conséquences. J'allais lui briser le cœur.
Inconsciente de ce que je préparais, elle a bondi sur moi, de façon à me faire perdre l'équilibre, ce que j'ai failli faire. J'ai senti quelque chose sur ma joue, et je me suis rendu compte en passant ma main dessus qu'il s'agissait de son marker.
— Raven, pas sur le visage, c'est galère à retirer.
— Je m'en fous, si tu savais comment ! m'a-t-elle imité.
— C'est censé être ma réplique, ça ! ai-je protesté.
Elle était toujours à moitié sur moi, et elle n'avait pas l'air de vouloir quitter sa position, qui la rendait supérieure.
J'en ai profité pour commencer à gribouiller son bras. Elle a crié dans un sursaut, puis, se souvenant de son but, elle a commencé à colorier mon front et mes deux joues, pendant que je me laissais faire.
— Mais c'est quoi ton problème avec mon visage ? ai-je ri une fois qu'elle a eu fini son massacre.
Elle n'a pas répondu et a inspecté son haut vert plus vraiment vert et son jean bleu plus vraiment bleu avec un air contrit, comme une enfant qui venait de se rendre compte qu'elle avait fait une bêtise.
Elle s'est finalement levée et a esquissé un sourire sadique en me voyant par terre. Je me suis levé à mon tour et ai fait une marque de feutre tout le long de son jean, en partant de sa cheville jusqu'à sa cuisse, histoire d'avoir le dernier mot. J'ai essayé d'imaginer Thomas et Alice s'ils me voyaient là, en train de rire avec l'intello. Thomas m'aurait charrié, et Alice aurait immédiatement fait des conclusions hâtives.
J'ai cru qu'on avait fini pendant une demi-seconde. Demi-seconde durant laquelle Raven n'a rien fait. Puis, elle s'est vivement retournée, a attrapé à la volée un second feutre et m'en a mis un coup.
— Le violet ne marchait plus ! s'est-elle exclamée.
~Plagiat interdit~
≈2220 mots
Publication le 01/05/23.
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