CHAPITRE 12


(Note avant de commencer : Je tiens à préciser que ce chapitre est assez dur, parce qu'il décrit une catastrophe naturelle et humaine, et que je ne pouvais pas minimiser l'ampleur de celle-ci. Donc voilà. Il y a des morts - des inconnu.e.s comme des personnages que vous avez déjà rencontré ahahaha - et... c'est peut-être difficile à lire. Donc, prévoyez des mouchoirs. Et vous pouvez m'insulter si ça vous détend (tant que vous mettez un coeur après votre insulte mdrrr) Voilà. Merci d'avance pour... absolument tout. On se retrouve à la fin du chapitre - sauf si vous avez fui  <3) 

(ps : le média tout en haut c'est une vidéo qui retrace l'éruption du Vésuve, qui a duré 4 jours en tout. je trouvais ça cool si vous voulez vous faire une idée du nuage et des éboulements etc.) 


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« Les rayons du soleil peuvent mourir et renaître ; pour nous, une fois que la brève lumière s'est éteinte, c'est une seule nuit éternelle qu'il faut dormir.  » — Catulle 


Le matin se levait à peine sur Pompéi. Paresseusement, la ville commençait à s'éveiller sous le ciel bleu de la fin de l'été, un bleu clair et sans nuages, limpide. Une nuée d'oiseaux s'envola depuis la cime d'un cyprès, chantant en passant au-dessus du forum. Ils disparurent derrière une colonne, passèrent sous l'arche symbolisant l'entrée de la ville et se dispersèrent vers le port, où ils fondirent comme un seul être vers un bac rempli de poissons venant juste d'être pêchés.

Dans les rues, les marchés se mettaient lentement en place. Des esclaves disposaient au sol des paniers débordants de fruits et de légumes. Un homme tentait de se frayer un passage au milieu de l'agitation, manoeuvrant difficilement sa charrette pleine de tapis bariolés, pestant après ses ânes qui ne voulaient rien écouter, trop occupés à tenter d'attraper les asperges qu'une jeune femme était en train de disposer sur son étal. Trois jeunes hommes, assis au bord de la fontaine observaient la scène en riant jusqu'à ce qu'une dispute éclate à cause des deux animaux récalcitrants qui avaient fini par renverser un panier entier de tomates qui roulèrent sur le trottoir sale. Les garçons partirent alors en courant, entrèrent dans les thermes qui n'étaient pas encore bondés, se glissèrent avec joie dans l'eau fraîche des bassins.

Un peu plus loin dans une rue, un homme était en train de graver sur un mur qu'il aimerait pour toujours la belle Maria, avec qui il venait de passer la nuit. Il s'arrêta lorsqu'un miséreux vint lui tourner autour en le suppliant de lui donner une pièce, et finit par déguerpir afin d'échapper à l'importun, se rendant dans un thermopolium afin d'y prendre son petit-déjeuner.

La ville transpirait à présent des odeurs de nourritures : pains chauds sortant des fours, huiles grasses, ragoûts, olives, raisins, épices... Tout se mêlait dans une harmonie indistincte.

Les gens riaient en s'interpellant dans la rue. Des enfants couraient le long des trottoirs, suivant leurs précepteurs qui les emmenaient à leur première leçon de la journée. Sur les marches du forum, un groupe d'adolescents jouaient aux osselets en parlant bruyamment, s'attirant les regards irrités des hommes politiques et des philosophes, venus refaire le monde à la faveur de la brise matinale. À l'ombre des maisons, on s'habillait pour la journée, on finissait de manger en écoutant le son calme d'une harpe résonnant entre les murs d'un péristyle. Une femme dans une chambre se fardait les yeux, puis se penchait vers une caissette pour choisir le collier qui lui irait le mieux. Un homme s'asseyait derrière son bureau, commençant à trier les lettres auxquelles il voulait répondre. Une enfant habillée de guenilles toussait dans son lit, n'allant pas mieux malgré les soins de sa mère qui la regardait tristement, assise sur la seule chaise que contenait leur modeste demeure. Dans l'amphithéâtre, un groupe d'artistes répétaient la pièce de Plaute qui allait être joué dans la journée. Dans son jardin, Julia Felix suivait son jardinier, lui donnant des instructions concernant l'endroit où elle voulait faire planter de nouvelles roses. Assise sur son lit, une jeune femme tirait la langue en écrivant un poème, rêvant de l'offrir à sa professeure de musique, dont les regards doux la faisait tant frémir. Allongée dans l'entrée d'une maison, un chien dormait sur la mosaïque cave canem que son maître avait fait faire. Grimpé sur des échafaudages de fortune, des hommes réparaient le toit d'une maison, tandis qu'un peintre, dans une autre demeure, redonnait de l'éclat à une grande peinture murale représentant une pompéienne de dos, cueillant des fleurs dans un jardin verdoyant.

Pompéi rayonnait, riait, vivait, comme tous les matins.

Il était 9 heures.

Et rien ne semblait pouvoir bouleverser le cours paisible de la journée.

*

*

*

Ari n'avait presque pas dormi de la nuit. Il avait passé son temps à se tourner et se retourner entre ses draps, fixant la lune rousse qu'il apercevait entre les barreaux entrecroisés de sa fenêtre. Dès qu'il fermait les paupières, il revoyait le corps recroquevillé de Louis, le bleu beaucoup trop éteint de ses yeux, ses poignets gonflés et rouges. L'angoisse l'empêchait de se reposer, et il accueillit le lever du soleil avec un soupir de soulagement. Ses paupières le piquaient, et il savait qu'il allait ressentir le manque de sommeil pendant la journée, mais peu lui importait. Il devait se dépêcher. Louis ne pouvait pas rester vingt-quatre heures de plus dans une cellule plongée dans le noir, privé de nourriture par des gardes qui ne venaient même pas le voir pour s'assurer qu'il allait bien.

Il se leva de son lit, trébucha en se prenant les pieds dans une tunique qui traînait en boule sur le sol, et prit à peine le temps de se laver et de se coiffer. Il se fichait éperdument d'avoir l'air d'un fou.

La maison était encore relativement silencieuse. Il croisa un esclave sur le chemin qui menait à la salle à manger, qui le salua respectueusement, un seau d'eau à la main. Ari alla s'asseoir sur une banquette, et piocha rapidement dans un plat de fruit qui était posé sur la table. Presque immédiatement, Sami entra dans la pièce et se précipita vers lui :

— Ari ? Tu aurais du venir en cuisine, le petit-déjeuner n'est pas tout à fait prêt.

— Je n'ai pas vraiment le temps Sami, murmura t-il.

La jeune femme hésita avant de souffler :

— Louis... ?

Ari hocha brièvement la tête. Puis il ajouta :

— Il faut que je me dépêche. Et je t'avoue que je n'avais pas non plus tellement envie de déjeuner en compagnie de ma soeur et de mon père.

La jeune femme lui sourit. Lorsque Ari se releva, elle le suivit jusqu'à la sortie de la maison et posa sa main sur son épaule, pressant doucement sa paume contre sa peau.

— Bon courage Ari. J'espère que tu vas réussir à le sortir de là.

Les yeux du jeune homme se mirent à briller.

— Ce sera le cas. Il m'attend.

Il laissa Sami derrière-lui, et remonta rapidement le chemin qui menait vers la ville. La route était encore déserte. Le soleil étalait lentement ses doigts saupoudrés d'or sur l'horizon, se mêlait au bleu pâle de l'océan, dont les vagues lentes semblaient encore endormies. Ari traversa la ville qui s'éveillait. Il se faufila entre les étals des marchés, croisa un homme qui arrivait avec sa charrette, pestant contre ses ânes qui avançaient trop lentement à son goût. Il s'arrêta seulement pour donner une pièce à un vieux mendiant, qui, en échange, posa sa main veineuse sur son bras et lui souffla qu'il aurait de la chance en amour. La prédiction fit vaguement sourire Ari, qui sentit son coeur s'alléger dans sa poitrine. Il remercia le vieil homme et reprit rapidement son chemin.

Le soleil à présent dépassait le toit des maisons. Les gens se penchaient à leur fenêtre, des femmes descendaient jusqu'aux puits pour remplir leurs seaux. Ari traversait l'agitation sans vraiment la voir, ses pieds le guidant vers le seul but qu'il s'était fixé : la maison de Nilla.

Il y était allé de nombreuses fois, évidemment. Il avait passé des heures dans la chambre de Nilla, allongé sur son lit à fixer le plafond en parlant avec lui de tout et de rien. Il avait même mangé avec ses parents et avait passé une journée à aider son père à faire du pain. Il se souvenait avoir beaucoup ri en pétrissant la pâte et en se mettant de la farine partout dans les cheveux. Ce jour-là, il avait dit à Nilla qu'il deviendrait boulanger, et lorsqu'il avait fait part à son propre père de cette idée, celui-ci lui avait ri au nez.

Mais il n'était jamais allé chez Nilla alors qu'il était fâché avec lui, et que cela faisait un mois ou presque qu'il ne lui avait pas adressé la parole. Il se sentit donc un peu mal à l'aise en frappant, et ne sut pas trop quoi dire à l'esclave qui lui ouvrit la porte, l'air un peu surpris.

— Bonjour, hasarda t-il, est-ce que Nilla est réveillé ? C'est urgent.

L'esclave parut hésiter. Peut-être que son maître dormait encore. Pourtant, il fit entrer Ari et après lui avoir demandé son nom, il disparut dans un couloir.

Ari resta debout, se contentant de marcher autour de l'impluvium, ce petit bassin placé au centre de la maison, observant les reflets doux des rayons du soleil matinal dans l'eau transparente. Il y avait deux gros poissons jaunes qui tournaient dans le bassin, semblant faire une course. Ari s'appuya contre une colonne, et ferma un instant les yeux. Il n'avait pas peur de revoir Nilla après tout ce temps, mais était angoissé à la simple idée que son ami ne veuille pas lui adresser la parole.

Pourtant, il fut vite détrompé. Il entendit Nilla avant de le voir arriver. Sa démarche ne le trompait pas. Il se retourna, et tomba nez-à-nez avec le jeune homme, qui se tenait un peu en retrait, drapé dans une tunique qu'il avait du enfiler à la va-vite. Ils se regardèrent un moment en silence, puis Ari s'avança, et souffla :

— Je suis désolé de te déranger si tôt. Je sais que... que nous ne sommes plus vraiment en de bons termes, mais j'ai besoin de toi.

Cette phrase sonnait d'une façon très dramatique. Ari avait l'impression de supplier un ancien amant de le reprendre, ce qui était assez drôle, au fond. Mais Nilla parut bouleversé par ses paroles. Ses yeux étaient légèrement écarquillés, et sa bouche tremblait. Il baissa la tête, se retourna, et avant que Ari ait pu dire quoi que ce soit, il lui demanda d'une voix blanche de le suivre.

Ils allèrent dans sa chambre. Nilla referma soigneusement la porte derrière eux, puis fit face à Ari qui ne comprenait pas vraiment pourquoi son ami était aussi silencieux. Ce n'était pas dans ses habitudes... Bien sûr, la situation était un peu étrange parce qu'ils étaient brouillés et que Ari avait conscience de ne pas agir avec la familiarité dont ils faisaient preuve l'un envers l'autre auparavant mais... Quand même. C'était suffisamment étrange pour qu'il s'approche du jeune homme et qu'il demande :

— Nilla ? Est-ce que ça va ?

Enfin, Nilla ouvrit la bouche :

— Oui... Je. Je suis content que tu sois revenu vers moi.

Ari eut un mouvement de recul. Il détourna légèrement la tête, sa voix se faisant moins douce :

— Ce n'est pas parce que je t'ai pardonné. Je n'accepte toujours pas la façon dont tu parles de Louis, Ni.

Le surnom lui était revenu tout seul. Il regretta qu'il ait passé ses lèvres, car Nilla releva la tête et le regarda étrangement, avant de murmurer :

— Mais... Louis n'est pas en prison ?

— Si justem- Attends. Comment est-ce que tu sais ça ?

Les joues de Nilla s'empourprèrent légèrement.

— Euh, comme ça. J'ai entendu des gens en parler.

Ari fronça les sourcils.

— Je ne te crois pas. Je te connais, Nilla. Dis-moi ce que tu caches.

— Réponds à ma question d'abord : tu es toujours... amoureux de Louis ?

Ari sourit légèrement, ne comprenant pas où il voulait en venir :

— Évidemment. Nilla... Je t'ai déjà dit que je suis fou amoureux de Louis. Ce n'est pas un sentiment qui disparaît en un mois. Je ne reviens pas vers toi parce que je ne suis plus avec lui mais parce que...

Mais Nilla qui se laissa tomber sur son lit le coupa dans son discours. Il se tut, regardant avec incompréhension le jeune homme qui le fixait sans un mot, l'air totalement atterré.

— Nilla ?

— Je comprends pas Ari... Tu sais que Louis a volé les bijoux de ta mère et tu continues pourtant de l'aimer ? Ce garçon est un profiteur, il est avec toi seulement parce qu'il pense pouvoir te dépouiller !

— Tu comptes encore me faire la morale en utilisant ces arguments ? Je pensais avoir été clair sur ce sujet.

— Et moi je pensais que notre plan allait marcher et te faire ouvrir les yeux !

Il y eut un long silence. Ari recula, les yeux écarquillés, refusant de croire ce qu'il venait d'entendre.

— Votre... plan ?, finit-il par souffler lentement.

— Oui...

La voix de Nilla dérapa un peu mais il se leva soudain et tout en faisant les cent pas, il expliqua :

— Lima et moi, nous avons voulu aller au lupanar un soir, pour parler à Louis et lui dire de te laisser en paix. Mais il n'y était pas. À la place, nous avons parlé avec une esclave qui y travaille aussi.

— Athis ?

— Oui, elle. Athis. Elle nous a raconté que Louis lui disait qu'il était avec toi par profit ! Que lorsque tu n'étais pas là, il ricanait bien avec tous les autres esclaves du lupanar, à dire que tu n'étais qu'un idiot, et qu'il allait profiter de ton amour aveugle pour lui pour tout te prendre ! Athis était écoeurée par le comportement de Louis, elle voulait faire virer de l'établissement. Alors Lima et moi avons décidé de l'aider pour... pour t'être utile. Pour éloigner Louis de toi.

— Qu'est-ce que vous avez fait ?

La voix de Ari était blanche, mais il n'interrompit pas Nilla qui finit par avouer piteusement :

— On lui a donné l'adresse de ta maison, et nous lui avons organisé un rendez-vous avec ta soeur. Je... Je ne sais pas ce qu'elles se sont dit ensuite, mais quand j'ai appris que Louis avait été arrêté pour vol, j'ai pensé qu'elles avaient réussi à le prendre sur le fait et que... Enfin, que tu étais enfin débarrassé de lui.

Ari ferma un instant les yeux. Il n'arrivait pas à y croire... Tout ça était à cause de ses amis, qui avaient cru ce que leur disait cette vipère d'Athis. Est-ce qu'il leur en voulait ? Oui. Terriblement. Et pourtant, il se sentait bien trop lasse pour exploser de rage comme il l'avait fait la veille, face à son père. Il n'avait pas le temps pour ça, pas l'envie non plus... Alors il se contenta de soupirer longuement.

— Nilla... Je n'arrive pas à comprendre comment vous avez pu croire un seul instant que je serai heureux que vous ayez fait ça.

— Non ! On savait que tu allais être... mal. Au début. Mais on se disait que ensuite, tu ouvrirais les yeux sur ta relation toxique avec Louis.

Ari plongea ses yeux dans ceux de son ami. Il n'en pouvait plus de l'entendre dire une chose pareille.

— Ma relation avec Louis n'est pas toxique. Je ne sais pas pourquoi vous continuez à croire ça. Écoute, Nilla. Louis me respecte. Il est sûrement la personne qui me respecte le plus sur cette terre. Il me tire vers le haut... Il est, il est une lumière pour moi. Et ce que vous avez fait... C'est impardonnable. Est-ce que tu te rends compte que vous avez jeté un innocent en prison ? Louis est un être humain avant d'être le garçon que j'aime.

— Un innocent ?

La voix de Nilla tremblait un peu. Et Ari savait, évidemment, il savait que Nilla avait honte, qu'il regrettait. Alors, il expliqua un peu plus doucement :

— Je ne peux pas te dire tout en détails, ce serait trop long. Mais Athis s'est jouée de toi et de Lima. Elle faisait aussi du chantage à Louis. Elle le jalousait du plus profond de son âme, pour une raison que je ne m'explique pas. Le vol dont Louis a été accusé, il ne l'avait pas accompli. Athis a tout organisé... Et maintenant, il est en prison. Alors, évidemment, Louis ne s'est pas toujours comporté de la meilleure des façons. Il a commis des choses illégales. Je le sais. Mais ce pourquoi il est enfermé, c'est totalement faux. Il est innocent. Tu me crois ?

— Je...

Nilla semblait un peu perdu, n'arrêtant pas de se passer la main sur l'arrière de sa nuque. Finalement, il finit par acquiescer.

— Je te crois... Je suis... Enfin, je suis désolé. Pour ne pas t'avoir écouté. Pour avoir continué à dire que Louis était malhonnête envers toi. Je ne connais rien de votre histoire et j'ai... J'ai préféré croire à la version d'une inconnue plutôt qu'à la tienne.

Il y eut un nouveau silence. Ils se regardèrent, un peu embarrassés. Toutes les barrières qui s'étaient dressées entre eux venaient d'être abaissées une par une, et il ne restait plus qu'un large fossé, que Ari fut le premier à traverser. Ils s'enlacèrent brièvement, et Ari eut l'impression de retrouver un frère dont il aurait été séparé bien trop longtemps. Pourtant, lorsqu'ils se détachèrent, il souffla, un peu penaud :

— Je veux qu'on retrouve notre amitié... Mais je t'avoue que je vais sûrement mettre un peu de temps avant de te faire confiance à nouveau. Tu m'as fait beaucoup de mal.

Nilla baissa les yeux.

— Je comprends Ari. Je ne t'en veux pas. J'ai été idiot et... Je pense que Lima sera du même avis que moi. Tu nous manques.

Ari eut un petit rire. Nilla lui sourit :

— Et je suis aussi certain qu'il sera heureux de rencontrer Louis une nouvelle fois. Pour de vrai. En essayant d'apprendre à le connaître.

Une ombre passa devant les yeux d'Ari.

Louis.

Ils avaient passé bien trop de temps à s'expliquer. Quelle heure était-il à présent ? Neuf heures ? Vu la rumeur sourde du bruit dans la rue qui parvenait jusqu'à eux, Ari était prêt à parier que l'heure du petit-déjeuner était bien passée.

Il se mordilla la lèvre, et changeant de ton, il expliqua rapidement :

— Ni, si je suis venu ici ce matin c'est justement parce que j'ai besoin de toi, concernant Louis.

— C'est-à-dire ?

— Il faut que je le fasse échapper de la prison. Il ne peut pas y rester et puis... Enfin, on a prévu de s'enfuir. Je me suis brouillé avec mon père de toute façon.

— Quoi ?! Vraiment ?
— Oui... Lui aussi, il a un peu de mal à accepter mes choix de vie, grommela le jeune homme.

Nilla fit une moue désolée, mais Ari ne s'attarda pas à lui en dire davantage. Il reprit l'explication de son plan :

— C'est bien ton oncle, qui est serrurier ?

— Oui... Enfin, il ne travaille plus beaucoup depuis deux ans maintenant parce qu'il est beaucoup trop vieux mais c'est lui... Ne me dis pas que tu veux... ?

— Si ! J'ai réfléchi cette nuit. La prison est assez vieille. Et ton oncle s'est occupé de faire les serrures de nombreux bâtiments de la ville, je me trompe ?

— Non, tu as raison. Il a fait les thermes, la bibliothèque...

— Voilà. Alors, il a sûrement dû faire la prison aussi. Et il a peut-être encore des moulages des clés ou je ne sais quoi dans son atelier. Je veux aller le lui demander.

— Mais Ari, c'est... Enfin c'est totalement illégal. Je ne pense pas qu'il nous aide pour ça.

— Nilla. Il faut que je sorte Louis de sa cellule. Il a besoin de soins, ses poignets sont totalement éraflés. J'ai peur qu'il ne développe une infection s'il ne voit pas un médecin.

— Vraiment ?

Ari hocha la tête, le visage sombre.

Oui, vraiment. Le temps presse.

*

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Dans sa chambre, la mère d'Ari était assise sur son lit, les mains jointes. La fenêtre face à elle était ouverte, les rideaux légers qu'elle avaient fait placer devant flottaient au gré du vent. Elle fixait le ciel bleu pâle du petit matin, laissait courir son regard sur les nuages blancs qui parsemaient l'horizon, suivait des yeux le vol des oiseaux qui passaient et repassaient entre les fleurs blanches du jardin.

Tout était calme et doux. Il n'y avait presque aucun bruit dans la maison, si ce n'était la rumeur rassurante des voix des esclaves dans la cuisine.

Et pourtant, elle sentait que quelque chose dans cette harmonie allait être brisé.

Elle se leva, fit le tour de sa chambre, ouvrit la boîte contenant ses bijoux. Elle en caressa un moment la surface brillante, prit entre ses doigts une pierre très bleue, représentant un scarabée. Elle referma finalement le couvercle, et se détourna.

Il n'y avait rien qu'elle désirait sauver... Rien. Si ce n'était une seule chose.

Elle sortit de sa chambre, traversa le couloir et sortit dans le jardin. L'air avait encore la fraîcheur de l'aube, et l'herbe sous ses pieds nus étaient humides. Elle s'avança entre les buissons, alla se perdre sous les branches ondulées d'une glycine. Les fleurs étaient mauves et éclatantes, mais, contrairement à d'habitude, il n'y avait aucune abeille pour les butiner.

Elle continua son chemin, coupa une rose blanche qu'elle garda entre ses doigts, puis alla s'asseoir sur un petit banc de pierre qu'elle avait fait installer là il y a quelques années.

Face au mont Vésuve.

Elle ferma un moment les paupières, laissant son esprit divaguer au milieu du bruit doux des oiseaux et du souffle du vent. C'était là. Quelque part. Dans les vibrations de la terre et du ciel. Ce qu'elle pressentait depuis des jours... Ce qui lui écrasait si régulièrement la poitrine, la laissait incapable de faire un geste, lui coupait la respiration. C'était en train d'arriver. Et étrangement, elle ne s'était jamais sentie aussi vivante qu'aujourd'hui, aussi sereine aussi.

Peut-être était ce parce qu'elle n'avait pas peur.

Le moment qu'elle attendait tant allait enfin arriver.

Celui qui lui fermerait les yeux pour l'éternité.

Elle caressa les pétales de la rose, et posa son pouce sur une de ses épines, appuyant légèrement jusqu'à voir une goutte de sang perler autour de sa peau blanche.

Puis elle releva les yeux vers le Vésuve, et lui sourit. Qu'il était beau, dans la lumière douce du soleil matinal. Qu'il était beau, avec ses pans recouverts de végétations. Qu'il était beau, ce sommet auréolé par le ciel bleu. Elle l'avait toujours aimé.

— Le temps presse, n'est-ce pas..., souffla t-elle doucement.

Ses paupières se plissèrent légèrement. Ses iris brillaient.

— Le temps presse... Il arrive pour moi comme une délivrance. Mais je t'en prie, laisse à mon fils le temps d'arriver jusqu'à lui.

Elle ferma à nouveau les yeux, posant la fleur contre sa poitrine. Les épines lui éraflèrent la peau du cou.

— Laisse les amants s'enlacer une dernière fois. Laisse les vaincre l'éternité.

Sa voix s'envola dans le souffle léger du vent, et alla se disperser très loin, jusque sur les monts du Vésuve, qui frémit.

*

*

*

La serrure des cellules de la prison ?, répéta l'oncle de Nilla en tendant l'oreille.

Ari hocha doucement la tête.

Nilla n'avait pas menti en disant que son oncle était très vieux. Il habitait une jolie demeure pas très loin de la villa d'Ari, décorée avec goût. Il y avait un petit jardin entouré de murs, dans lequel il les avaient reçus. Ari était donc assis sur un banc, et tentait depuis dix minutes de faire comprendre au vieil oncle ce pourquoi il était venu. Ce qui était un peu délicat... Puisqu'il ne voulait pas dévoiler qu'il allait se livrer à quelque chose d'illégale.

— Oui, les serrures. Je travaille pour la prison, et nous avons perdu une clé, si bien que nous voudrions savoir s'il vous reste de quoi nous en refaire une. Je sais que vous ne travaillez plus depuis quelques années, mais votre travail était si admirable...

Il avait conscience qu'il bafouillait un peu, et que la rougeur qui s'étendait le long de son cou ne tromperait pas une personne qui le connaissait bien. Il était en train de mentir, et ce plutôt lamentablement. Mais l'oncle de Nilla eut l'air de le croire, puisqu'il finit par acquiescer.

— Je vais voir ça dans mon atelier, jeune homme... Venez. Aidez-moi.

Ari se leva immédiatement, prenant le vieillard par le bras pour l'aider à se déplacer plus facilement. Celui-ci se retourna alors vers Nilla, et tendit un main un peu tremblante vers l'intérieur de la maison.

— Toi, va donc rendre une petite visite à ta tante. Tu ne viens jamais nous voir.

Nilla s'en alla un peu piteusement, jetant un coup d'oeil désolé à Ari qui se retrouva seul avec le vieil oncle.

Il le guida jusqu'à une pièce un peu annexe de la maison, et qui se révéla être un atelier. À la surprise de Ari, il n'était pas vide comme ce à quoi il s'attendait mais regorgeait d'objets plus ou moins étranges, d'outils et de mottes d'argiles. Il y avait des clés pendues aux murs, de formes diverses et variées, et des moulages de serrures qu'il avait accroché à des planches de bois vermoulues.

Le vieil homme lâcha Ari et alla prendre une canne qui était posée contre un mur, se déplaçant avec plus d'agilité que tout à l'heure.

— Voyons, voyons, marmonnait-il dans sa barbe mal taillée, la prison... C'est vieux. Mais je garde toujours des modèles dans mon coffre.

Il récupéra une clé cachée sous un pot, ne prenant même pas la précaution de vérifier si Ari l'avait vu faire et alla ouvrir un gros coffre qui avait été glissé sous un établi.

— Jeune homme, venez m'aider à le tirer de là.

Ari se précipita, aidant le vieil oncle à pousser le coffre jusqu'au milieu de la pièce, ce qui souleva un nuage de poussière autour d'eux.

— Il y a longtemps que je n'ai pas passé un coup de balai ici...

Ari leva un sourcil, un peu étonné.

— Vous faites le ménage dans cette pièce ? Tout seul ?

— Oui. Les esclaves de la maison n'ont pas le droit d'y entrer. D'ailleurs, je suis le seul à en avoir le droit.

— Mais...

Ari le regarda ouvrir le coffre qui contenait plusieurs sachets annotés qui devaient certainement protéger des clés.

— ... Vous m'avez fait entrer, moi.

Le vieil homme eut un petit rire rocailleux et tout en farfouillant dans le coffre, il dit :

— Je sais reconnaître les bonnes personnes.

C'était assez énigmatique. Ari jeta un oeil vers l'extérieur. Le jardin était silencieux, Nilla toujours à l'intérieur de la maison, avec sa tante, sans doute. Il hasarda :

— Est-ce que Nilla est déjà venu ici ?

— Jamais.

— Vous pensez qu'il n'est pas une bonne personne ?

— Mais si... Simplement, il a toujours voulu entrer par curiosité. Les gens curieux n'ont rien à faire dans mon atelier.

Ari eut un sourire. Le vieil homme poussa soudain une petite exclamation de joie, et attrapa un sachet où était inscrit le numéro XVII. Il l'entrouvrit, et hocha la tête, visiblement satisfait.

— C'est celle-ci. La clé des cellules de la prison.

Il la tendit à Ari qui la prit entre ses doigts, le coeur battant.

— Vous êtes certain qu'elle ouvre toutes les cellules ?

Le vieillard haussa les épaules, un sourire amusé sur le visage.

— Si vous travaillez à la prison, vous devez être au courant de ça aussi bien que moi, non ?

Ari ravala sa salive, et sentit ses joues s'enflammer à nouveau.

— Euh, oui, enfin, oui, évidemment. C'était... Une simple question. Par précaution.

Le vieil homme se releva à l'aide de sa canne et posa gentiment sa main sur le bras de Ari, le serrant légèrement.

— Écoutez. Je sais que vous n'êtes pas qui vous voulez me faire croire. Mais je l'ai dit, je sais reconnaître les bonnes personnes. Et ce qui vous anime, je trouve ça beau. Alors faites, mon garçon, faites. Allez sortir de sa cellule la personne pour qui vous vous démenez ainsi. J'espère que les Dieux vous accompagnerons.

Ari resta muet de surprise, et eut à peine le temps de bafouiller un remerciement avant que le vieil homme ne quitte l'atelier, le laissant derrière-lui, immobile au milieu de la pièce, serrant la clé contre son coeur.

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Le marché était bondé. Les gens se frayaient un chemin entre les étals, s'arrêtaient pour acheter fruits et légumes, restaient immobiles devant le vendeur de poissons, hésitants sur leur choix. Debout sur une estrade, un marchand d'esclaves tentait de retenir l'attention des citoyens, vantant les mérites d'une jeune égyptienne qui fixait sur la foule un regard vide, le corps enduit de graisse qui faisait luire sa peau sous le soleil de plus en plus brûlant.

Il y avait des cris, des rires, des exclamations joyeuses lorsque l'on reconnaissait un visage au milieu de la foule. On parlait surtout avec entrain de la pièce de Plaute qui allait être jouée dans la journée. Les plus sérieux devisaient à l'ombre d'une colonne, parlant de l'aqueduc en ruines qui avait coupé de ressource en eau une partie de la ville. Mais le ton restait léger. On savait que les réparations allaient bon train, et que Pompéi se relèverait du tremblement de terre.

La cité était florissante, après tout. Et il y faisait bon vivre. Alors même que l'été touchait à sa fin et que l'on récoltait le raisin gorgé de jus rouge dans les champs, le soleil restait tout aussi chaud que quelques mois auparavant, les nuits conservaient une douceur toute campanienne.

— Les Dieux sont bien cléments, ces temps-ci, disait deux amis qui discutaient au milieu de la route.

Une femme qui passait près d'eux les bouscula légèrement, son panier étant posé en équilibre sur sa tête. Elle avait fait une réserve de victuailles pour sa maîtresse, qui donnait un grand souper ce soir, en compagnie de gens d'Herculanum, une cité voisine. La soirée allait s'annoncer joyeuse et festive. Le vin coulerait à flots, et la musique résonnerait longtemps entre les murs de la villa.

Soudain, le bruit familier du marché fut interrompu par un grondement assourdissant, qui semblait monter de la terre. Les conversations se rompirent, et, instinctivement, les gens se jetèrent des coups d'oeil inquiets.

Au port, les hommes s'étaient arrêtés de travailler, fixant la mer qui semblait, elle aussi, avoir laissé échapper un râle de colère. Les vagues étaient d'ailleurs venues se briser un peu plus fort contre les coques mousseuses des bateaux.

Il y eut un deuxième craquement, un peu plus fort que le premier. Mais la terre ne se fendit pas. Le ciel resta bleu. Seuls quelques oiseaux quittèrent les toits des maisons pour s'envoler en piaillant vers l'horizon.

Le calme revint. Les conversations reprirent, un peu plus lente. Tout le monde était habitué aux secousses, surtout à cette époque de l'année. Il se passa plusieurs minutes, et comme le sol semblait ne pas vouloir trembler, les gens oublièrent très vite l'avertissement funèbre qui était monté des tréfonds de la terre.

On se remit à parler de la représentation de Plaute.

On avait hâte d'y être.

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Ari venait de quitter la maison de vieil oncle de Nilla — qui y était d'ailleurs resté, invité à un repas par sa tante visiblement ravie de le voir — lorsque le grondement se fit entendre. Comme tous les autres, il s'arrêta au milieu du trottoir, le coeur battant, et leva les yeux vers le ciel, qui était d'un bleu sans nuages.

Peut-être était-ce un orage qui se préparait ? Pourtant, le bruit lui avait semblé venir du sol. Il se rappela ce que Louis lui avait dit quelques jours auparavant, à propos des tremblements de terre qui allaient sans doute se montrer récurrents tout au long de la saison. Il n'avait vraiment pas envie que cela en soit un. Il n'était pas sûr de réussir à surmonter la panique qui l'étreignait lorsque la terre tremblait si Louis n'était pas là pour le serrer contre lui.

Il se remit en marche, ignorant le second grondement. Il croisa plusieurs personnes qui ne semblaient pas très inquiètes, et comme le calme revint vite, il préféra croire que ce n'était qu'un caprice des Dieux qui s'amusaient un peu à leur faire peur. Rien de grave.

De toute façon, il avait d'autres choses à penser.

Il était un peu plus de dix heures, et il devait rentrer chez lui pour préparer ses affaires, prendre de l'argent, afin de pouvoir quitter la ville à bord du premier bateau venu une fois qu'il aurait délivré son amoureux — ou, si Louis ne voulait pas partir trop loin, en empruntant n'importe quel chemin qui les emmènerait vers une ville des alentours. Il ne laisserait pas son père l'empêcher de vivre. Il leur avait fait déjà bien trop de mal comme ça.

*

*

*

Sami n'était pas là lorsque Ari entra dans la maison. Il passa par la salle à manger, où trois esclaves étaient en train de nettoyer les restes d'un petit-déjeuner tardif — sûrement celui de sa soeur — et remplaçaient des fleurs fanées dans un vase. Ari leur sourit mais ne s'attarda pas.

Il entra dans sa chambre. Le silence qui y régnait lui serra le coeur. Pour la première fois depuis ce matin, il se retrouvait à nouveau seul avec ses pensées qui semblaient se mélanger à l'intérieur de son crâne, pour mieux en heurter les parois. Il ferma les yeux, posant une main sur son front. Il y avait cette image de Louis qui ne le quittait pas... Louis peut-être encore plus faible que la veille, Louis dont le poignet avait peut-être déjà commencé à s'infecter.

Il serra les dents.

Il fallait vraiment qu'il se dépêche.

Il prit un sac dans son coffre, y fourra trois tuniques propres, quelques objets qu'il gardait depuis son enfance et qu'il ne voulait pas perdre et alla ensuite fouiller dans ses économies. Il n'avait pas grand chose... Il s'était montré plutôt dépensier, tout au long de son adolescence, conscient que la fortune de son père serait un jour à lui et qu'il n'avait pas de raison de s'inquiéter pour son avenir. Il le regrettait à présent. Combien de temps tiendraient-ils avec le petit pécule qu'il avait ? Un mois ? Deux ? Ari ne savait même pas travailler... Il n'avait jamais rien fait de sa vie. Il pourrait peut-être donner des cours à des enfants, mais il n'était pas sûr d'en avoir les capacités. Et Louis... Il était impensable que Louis aille chez un nouveau maître. Ils seraient encore une fois séparés, si c'était le cas.

Il resta debout un long moment, serrant son sac entre ses doigts, puis il finit par se décider à aller trouver sa mère. Il savait qu'elle pourrait être sa seule alliée dans cette histoire, qu'elle ne le jugerait pas, qu'elle l'encouragerait même, sûrement.

Il l'a trouva dans sa chambre, assise sur son lit, une rose un peu flétrie dans sa main. Elle avait l'air ailleurs, le visage fixé vers l'extérieur, les traits détendus malgré une certaine rigidité dans sa posture. Ari se racla la gorge pour manifester sa présence, et sa mère se tourna vers lui, fronçant presque immédiatement les sourcils.

— Ari ? Que fais-tu là ?

Ari ne perçut pas l'angoisse latente dans sa voix. Il haussa vaguement les épaules, et souffla :

— Je vais bientôt partir maman.

— Partir ?, répéta sa mère en clignant des paupières.

— Oui, je... Je ne peux pas rester ici alors que papa me déteste. Je préfère prendre le large et, et nous permettre de réfléchir. Je reviendrais sûrement, j'espère mais...

— Ou est Louis ?

La question le laissa muet. Il ouvrit bêtement la bouche, incapable de réagir lorsque sa mère se leva, marchant jusqu'à lui d'un air irrité.

— Ari. Ou est Louis ?

— Mais, Louis... Je, je vais le chercher, ensuite. À la prison.

— Tu as perdu trop de temps...

Elle baissa la tête, serrant les dents. Ari ne comprenait pas ce qu'elle racontait, ni pourquoi elle se mettait dans un tel état.

— Perdu du temps ? Pourquoi ?

— Ça arrive...

— De quoi est-ce que tu parles ?, bafouilla le jeune homme, l'angoisse commençant à lui enserrer le coeur.

— Les vibrations dans le sol. Ça ne trompe pas.

— Maman... Je ne comprends pas. Tu te sens mal ?

Il s'approcha d'elle, lui prenant doucement la main, mais elle le repoussa, et se mit soudain à crier, les yeux noirs de colère et... et de peur :

— Le temps presse Ari ! Le temps presse ! Que fais-tu encore ici à parler alors que chaque seconde est précieuse ?! Tu ne sens donc pas ?

Ari secoua lentement la tête, incapable de détacher ses yeux du visage de sa mère, qui se colorait plus qu'il ne l'avait jamais été.

— Non, maman... Tu es malade encore une fois ? Je crois que tu devrais te reposer. J'étais juste venu pour te demander un peu d'argent, mais je vais repartir. Je vais chercher Louis, d'accord ?

— Louis... Oui. C'est ça.

Sa mère lui attrapa le poignet, le tirant vers elle.

— Je vais te donner de l'argent Ari. Et ensuite il faudra que tu te dépêches. Que tu cours.

— Est-ce que tu sens un... un danger ?, demanda Ari à mi-voix, peinant lui-même à croire qu'il était en train de donner un crédit à ce que sa mère prétendait « sentir ».

— Oui, répondit-elle pourtant, catégorique. Mais ce n'est pas un danger. C'est plus que ça.

Elle ne dit rien de plus. Ari attendit, immobile, le temps qu'elle sorte son propre pécule et le lui donne. Il écarquilla les yeux en soupesant la poche, et secoua la tête.

— Maman, je ne peux pas prendre tout ça. Tu en as besoin aussi.

— Non. Je n'aurai plus besoin de rien après aujourd'hui.

Elle lui sourit. Elle semblait avoir retrouvé la sérénité dans laquelle il l'avait trouvé en entrant dans la pièce. Ses yeux était clairs, son sourire doux. Et soudain, Ari comprit ce qui avait changé en elle : sa mère n'était plus torturée comme avant. Son regard n'était plus vague. Il semblait au contraire brûlant, brûlant de quelque chose que Ari ne comprenait pas. Ses yeux savaient.

Il se détacha doucement de l'étreinte de sa mère, lâchant ses doigts si fins. Puis il se pencha pour déposer un baiser sur sa joue. Sa peau sentait l'odeur d'une fleur. Sa peau avait la douceur d'un pétale humide de rosé.

— Merci pour tout, maman, murmura t-il.

Sa mère lui sourit. Ari se détourna définitivement en voyant que ses yeux étaient en train de se remplir de larmes. Il ne voulait pas la voir pleurer.

Il sortit dans le couloir inondé de soleil, et commença à marcher vers la sortie de la maison, espérant croiser Sami pour lui dire au-revoir.

Mais il n'en eut pas le temps.

Il était un peu plus de dix heures, et soudain, au loin, se fit entendre un immense craquement, aussi terrible que si les montagnes étaient en train de s'écrouler, aussi terrible que si elles allaient emporter le reste du monde avec elles, et le plonger dans le noir pour l'éternité.

Le Vésuve venait de se réveiller.

*

*

*

*

*

*

D'abord, il y eut des cris de panique. Les gens sortirent de chez eux, croyant à un nouveau tremblement de terre. Pourtant, la terre ne bougea pas. Ce fut le ciel, qui sembla s'abattre sur la ville.

Le volcan en se réveillant se mit à cracher des dizaines de morceaux de roches, qui commencèrent à tomber en une pluie violente sur le toit des maisons, dans les rues, sur les colonnes du forum. Sur le marché, il y eut une bousculade lorsqu'une pierre noire, énorme et brûlante s'abattit sur l'étal du marchand d'épices, qui prit presque immédiatement feu. Les gens se mirent à hurler, à se pousser pour tenter de sortir de la foule. La poussière se soulevait autour d'eux, et soudain, au milieu du chaos, quelqu'un hurla :

— C'est la montagne ! Regardez la montagne !

Tout le monde fut saisi d'effroi en levant les yeux vers le mont Vésuve, qui était maintenant surplombé par un épais nuage de fumée noire, qui s'étalait autour de ses pans, prenant l'allure d'un pain parasol épais et terrifiant.

Alors, le mouvement de panique se transforma en véritable terreur.

Les gens s'écrasaient en voulant partir, les gens hurlaient, les gens pleuraient, les gens tremblaient d'effroi.

Car tous ne voulaient qu'une seule chose : fuir.

Et tous savaient qu'ils seraient sûrement très peu à sauver leur vie.

*

*

*

Ari ne comprit pas tout de suite ce qu'il venait de se passer. Il avait entendu le craquement, bien sûr, et la rumeur étrange du bruit des roches s'abattant sur la terre tout autour de sa maison, mais il n'avait pas compris. Il s'arrêta en plein milieu du couloir, le coeur battant la chamade, comme incapable de faire un geste, de décider s'il devait aller dehors ou rester ici, à l'abri des murs de la villa.

Ce fut une cavalcade dans les hauteurs de la maison qui le fit enfin sortir de sa torpeur. Trois esclaves passèrent devant lui, et une jeune femme s'arrêta à sa hauteur. Il la reconnut vaguement : c'était celle qui s'occupait de sa soeur. Elle avait l'air totalement paniqué, des larmes roulant sur ses joues, sa bouche tremblante lorsqu'elle s'adressa à lui :

— Il faut partir maître, il faut partir.

Voyant qu'il ne réagissait pas vraiment, elle lui attrapa la main et le tira vers l'entrée de la maison. Ari se laissa faire, serrant son sac contre lui.

Ce fut en sortant dehors qu'il comprit enfin.

Il n'eut qu'à lever les yeux vers le Vésuve pour s'apercevoir de l'ampleur de la catastrophe qui allait s'abattre sur leurs têtes. Ce n'était pas un tremblement de terre habituel. C'était... C'était terrifiant.

Le nuage noir et épais lui semblait monstrueux, prêt à les engloutir un par un, sans même prendre la peine de leur laisser le temps de fuir. Mais ce n'était pas tout. Il y avait toutes ces roches qui s'abattaient sur la terre, et qui sortaient de la bouche même du géant, qui les crachait, les vomissait dans un fracas horrible.

La fin du monde.

Ari se mit à trembler comme une feuille, sentant tout son corps se liquéfier. Soudain, Sami fut devant lui. Elle lui attrapa les épaules, le secouant un peu, cherchant à retrouver son regard qui s'était totalement vidé :

— Ari ! Ari ! S'il-te-plaît, Ari ! Regarde-moi.

Sa voix partait dans les aiguës à cause de la panique. Ari fixa difficilement son regard sur elle. Il lui semblait que le monde autour de lui était devenu trouble.

— Ari, relève toi, il faut partir !

Relève toi ? Il baissa les yeux vers le sol, et se rendit compte qu'il était tombé par terre, les genoux enfoncés dans l'herbe haute.

Il attrapa la main de Sami, s'appuya sur elle pour se relever.

— Qu'est-ce qu'il se passe ? Qu'est-ce qu'il se passe ?, bégaya t-il, la voix blanche.

— Je ne sais pas, je crois, je crois que c'est un volcan, je crois qu'il se réveille...

— Un... volcan ?

Ari jeta un nouveau regard vers le Vésuve et se sentit défaillir. La masse de fumée noire était encore plus grosse que tout à l'heure, et elle descendait vers la ville à une vitesse hallucinante. Il avait déjà l'impression de sentir l'odeur de souffre qui s'échappait de l'éruption.

Sami l'entraîna vers l'avant de la maison. Tout le monde s'y était réuni, autour du père d'Ari qui, le visage blanc, donnait des directives. Ari resta accroché à Sami, sentant que s'il la lâchait, il risquait de tomber au sol et de ne plus jamais se relever.

Il n'entendait pas ce que disait son père, mais lorsque leur petit groupe s'ébranla et se mit à courir vers le rivage, vers les bateaux, il comprit.

Fuir.

Ils étaient en train de fuir, de quitter la ville, de tout laisser derrière-eux.

Et.

Ce n'était pas possible.

Pas pour lui tout du moins.

Il eut alors l'impression de retrouver tout son esprit et la force de ses muscles. Il tira sur le bras de Sami, ralentissant le pas.

— Sami !

Il hurla, espérant couvrir le bruit des roches qui s'abattaient sur le sol, couvrir le grondement du volcan, et surtout couvrir les hurlements de terreur des gens autour de lui.

— Sami ! Lâche moi !

La jeune femme se retourna. Ari se rendit alors compte qu'elle tremblait de tout son corps, et que des larmes coulaient de ses yeux écarquillés par la peur.

— Ari, avance ! Il faut partir avant qu'il soit trop tard !

— Non ! Je reste là ! Lâche-moi, je reste là !

— Tu vas mourir !

La voix de la jeune femme était écorchée, brûlée par la panique qui coulait dans ses veines. Mais Ari secoua la tête, déterminé malgré l'effroi qui faisait trembler ses membres.

— Louis est en prison. Je vais le chercher. Je vais chercher Louis.

— Ari... Non...

Sami s'était totalement arrêtée, et elle pleurait vraiment à présent, les larmes roulant jusque dans sa bouche entrouverte. Ari s'avança et la serra contre lui, fort.

— Pars, toi. Pars. Prends ma place dans le bateau.

— Ari, je t'en supplie, viens... Tu vas mourir.

— Non, je vais sauver Louis, je ne vais pas mourir. On se reverra, d'accord ? On se reverra.

Sami leva vers lui un regard tremblant :

— Tu ne crois pas les mots que tu dis.

Ari lui fit un sourire pâle, incapable de la contredire. Parce que oui, il avait du mal à y croire. Retourner vers la ville, c'était du suicide. Mais c'était aussi la seule chose qu'il devait faire.

— Merci pour tout Sami.

Il lui embrassa le front, et se détourna immédiatement, courant en arrière, vers la maison, vers Pompéi. Il ne voulait pas voir Sami s'éloigner. Il ne voulait plus voir ses larmes. Il ne voulait plus voir ses yeux qui disaient : tu viens de choisir de mourir, en préférant Louis à la fuite.

Il remonta le chemin menant à sa maison, les jambes tremblantes, le souffle déjà bien trop court. Il n'était pas très endurant, mais la terreur semblait lui donner des ailes. Il ne ralentit qu'en apercevant une forme humaine dans le jardin. Son coeur se mit à battre un peu plus fort. C'était sa mère. Il reconnaissait sa démarche légère, sa façon de laisser trainer ses mains sur les pétales des fleurs qu'elle croisait. Sa mère dans sa tunique la plus blanche, le visage serein, levé vers le Vésuve.

Il ne l'appela pas.

Il savait qu'elle n'aurait pas aimé ça.

Alors il tourna le dos au jardin, et laissa sa mère se faire happer par un nuage de fumée, mourir au milieu des hautes herbes et des roses blanches. Le sourire aux lèvres. Pour la première fois, il la comprenait. Elle venait sûrement de trouver la paix qu'elle recherchait depuis si longtemps.

Il ravala ses larmes en remontant la route menant à la ville, se forçant à penser à Louis, et pas aux gens qu'il venait de laisser derrière-lui. Il fallait qu'il soit fort. Il fallait qu'il leur sauve la vie, à tous les deux.

Il le fallait.

*

*

*

(note de l'adorable auteure : votre mood actuellement) 

*

*

*

Louis était plongé dans le noir, et il n'arrivait pas à comprendre ce qu'il se passait dehors. Il entendait depuis quelques minutes des hurlements paniqués, des craquements et des bruits de courses. Il y en avait eu dans la prison, à l'étage au-dessus du sien. Sûrement l'endroit où étaient les gardes. Il les avait distinctement entendu faire tomber des chaises, s'époumoner, emprunter un escalier, claquer des portes.

Puis, plus rien.

Le silence, dans lequel il avait l'impression d'agoniser, terrifié.

Était-ce un tremblement de terre ? Ou quelque chose de plus grave ? Quelque chose qui ne le laisserait jamais plus revoir la lumière du soleil ?

Il s'allongea sur le sol, le corps replié, incapable de retenir les larmes qui secouaient son corps. Il ferma les yeux très fort, et appela, aussi misérable qu'un enfant au milieu d'un cauchemar :

— Ari, mon amour, viens me chercher, je t'en supplie, Ari... Ne me laisse pas tout seul... J'ai tellement peur...

*

*

*

Ari était paniqué. Autour de lui, tout semblait s'écrouler. Les roches qui s'abattaient sur la terre sans discontinuer mettaient le feu aux herbes sèches, s'éventraient sur les statues des Dieux, se fracassaient sur les pavés de la route, les retournaient. Il ne cessait de croiser des gens qui courraient en hurlant, un enfant sous le bras, un chien, ou des affaires. Tous se dirigeaient vers le port.

Les oiseaux au-dessus de sa tête quittaient la ville en piaillant. Il retint son souffle lorsqu'un troupeau de rats lui passa entre les jambes, totalement terrifié. Pourtant, il continua d'avancer, le coeur au bord des lèvres. La terreur lui écrasait l'estomac, et il avait du mal à voir où il allait. Heureusement que ses pieds semblaient connaître le chemin tout seul.

Mais c'était pire à l'intérieur de la ville.

Les rues étaient bondées. Les gens hurlaient, pleuraient, les gens ne savaient pas comment faire pour sortir sans encombre, alors ils se poussaient, n'hésitaient pas à se marcher dessus, écrasant les plus faibles qui s'étaient retrouvés au milieu de la route. Ari s'arrêta contre un mur, et vomit en voyant un homme à la tunique enflammée passer devant lui le visage tordu par la douleur, aller s'échouer quelques mètres plus loin sur les marches d'une maison, le corps pris de convulsions. Il resta un long moment, plié en deux, son pouls battant jusque dans ses tempes, incapable de reprendre son chemin.

Le chaos était total autour de lui.

Pourtant, il fut obligé de se reculer lorsque le toit de la maison contre laquelle il se reposait s'écroula dans un fracas terrifiant, à cause d'une pierre brûlante qui venait de s'échouer sur ses tuiles.

Ses mains tremblaient lorsqu'il réalisa que la roche aurait très bien l'écraser lui, avant même qu'il n'arrive jusqu'à Louis.

Louis.

Il devait le sauver.

Il ne pouvait pas s'attarder ici.

Alors, courageusement, il se remit à courir, à contre-courant du mouvement qui poussait les gens vers la Via Marina, et le port. C'était difficile. Il était sans cesse repoussé en arrière, sans cesse bousculé. Il tomba même au sol à un moment, s'étant pris les pieds dans un passage piéton, et resta quelques secondes le corps secoué par des sanglots, incapable de se relever.

Ce n'était même pas un épuisement physique, c'était simplement une terreur panique de cette foule qui l'oppressait et ne le laissait plus respirer, terreur des écroulements qui continuaient tout autour de lui, et du nuage de fumée qui commençait à s'abattre lentement sur la ville, et couvrait peu à peu sa peau d'une fine pellicule de cendres.

Peut-être qu'il serait resté au sol, en proie à ce commencement de crise de panique, si deux mains vigoureuses ne l'avaient pas relevé.

— Ari ?

Il connaissait cette voix. Il cligna des paupières, et se retrouva face à Lima, le visage tordu par le même effroi que tous les visages qu'il croisait depuis qu'il était dans la ville.

— Tu es blessé ?

Son ami baissa les yeux vers lui, et Ari secoua la tête. Lima le tenait trop fermement, mais il devait s'échapper, il devait...

— Viens avec moi, il faut aller sur le port.

— Non !

Il se dégagea avec violence, et il vit l'incompréhension dans les yeux de Lima. La foule les sépara soudain. Ari tendit la main dans le vide, comme pour rattraper son ami, lui dire, Lima, je te jure, je ne t'en veux pas pour ce que tu as fait, mais je ne peux pas te suivre, je ne peux pas, mais il n'en eut pas le temps. Il y eut un craquement terrible et une colonne tomba en avant, en plein milieu de la route. À un mètre de Ari qui resta pétrifié. La chute de la colonne souleva un nuage de poussière blanche. Il ne voyait plus rien mais entendait les cris, presque inhumains tant ils étaient horribles. Et parmi eux, il crut reconnaître celui de son ami, qui l'appelait. Il se recula, collant son dos contre un mur, les genoux tremblants. Lorsque le nuage se dissipa, il vit le corps énorme de la colonne, et puis, en-dessous, d'autres corps, mais humains cette fois, écrasés, morts.

Et les gens ne s'arrêtèrent pas. Les gens enjambèrent la colonne, sans jeter un regard aux visages écrasés contre les pavés. Ari s'avança légèrement. Il y avait du sang qui coulait entre les dalles, épais et noir. Il ferma les yeux.

Il allait vomir une nouvelle fois.

S'il regardait. Il allait vomir.

Alors, il se détourna. Il reprit sa course effrénée, ne tentant même plus de réprimer les sanglots qui secouaient son corps. Il avait abandonné Lima. Il avait abandonné Lima, sûrement sous cette colonne. Lima était mort. Lima était... Si Ari ne lui avait pas lâché la main, peut-être qu'il serait mort aussi. Ou peut-être pas. Peut-être qu'ils seraient vivants tous les deux. Peut-être que.

Il trébucha sur un pavé retourné, s'étala sur le sol poussiéreux, le nez dans la terre grise de cendres. Alors, il se mit à tousser, et vomit à nouveau, de la bile mêlée à ce qui lui parut être du sang. Il n'allait jamais arriver jusqu'à Louis, jamais. Il n'allait jamais pouvoir. Il n'en avait pas la force. Il ferma les yeux, toussant encore, à moitié étouffé par ses larmes et la terreur qui lui retournait le ventre.

Et soudain, plus rien.

Un grondement terrible, et le noir le recouvrit.

*

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*

*


Il y eut plusieurs secondes de silence. Puis, elles furent remplacées par un sifflement persistant dans son crâne. Il tenta d'ouvrir les yeux, mais il avait le visage totalement écrasé contre le sol. Il voyait des tâches blanches, comme des étoiles qui dansaient. Et. Quelque chose était en train de l'étouffer. Un poids lourd, mais curieusement moelleux aussi.

Réunissant ses dernières forces, il essaya de se relever. Il senti quelque chose craquer, et puis il y eut un éclat de voix, au-dessus de lui. Il poussa à nouveau sur ses bras. Le sifflement dans son oreille était moins fort, et la lumière était en train de revenir, partiellement.

Il poussa à nouveau, et soudain, le poids fut enlevé. Il retomba au sol en aspirant une grande goulée d'air, et se mit à tousser. Tout était vicié autour de lui. L'odeur de souffre était insoutenable, elle collait à la peau, faisait piquer les yeux. Il se sentait recouvert d'une épaisse couche de cendres. Ce fut deux bras solides qui l'aidèrent à se relever, le tirant vers le haut. Deux hommes qu'il ne connaissait pas, qui lui tendirent une petite gourde en peau de chèvre. Sans réfléchir, il but. Il y avait un peu d'eau fraîche dedans. Dès qu'il eut fini de boire, un des deux hommes lui plaça un linge blanc devant la bouche. Eux-mêmes en avait, et Ari comprit que c'était pour se protéger de l'air toxique.

— Il faut y aller, gamin, cria l'un des deux.

Ari tourna la tête. Il était toujours dans la rue de tout à l'heure, mais il y avait un peu moins de monde. Il entendait pourtant encore des gens pleurer à l'intérieur des maisons, des bruits de courses, des hurlements. Mais tout était plus calme. La ville s'était vraiment vidée. Maintenant, c'était les maisons qui prenaient feu, et l'air qui devenait irrespirable.

Il jeta un coup d'oeil derrière lui. Il y avait un morceau de mur arraché, et puis un corps. Un corps de femme. Il fut pris d'un haut-de-coeur en découvrant son visage tuméfié, sa tunique coloré à moitié arraché, révélant la rougeur de sa peau.

Un des hommes hocha la tête, et expliqua brièvement.

— Elle vous a sauvé la vie, en se jetant entre vous et le mur.

Ari sentit sa bouche trembler sous le linge. Pourquoi... Pourquoi avait-elle fait ça ?

— Elle est morte ?, s'entendit-il demander.

— Oui.

Puis, il y eut un nouveau grondement et la terre autour d'eux se mit à trembler, comme si elle s'apprêtait à se soulever. Les deux hommes se mirent à courir en criant à Ari de les suivre, mais il ne le fit pas. Il alla dans l'autre sens. Vers Louis.

Laissant le corps d'Athis derrière lui.

Comme il l'avait fait pour celui de Lima.

*

*

*

Louis avait du mal à respirer. L'air n'était plus aussi pur qu'auparavant, il y avait comme une odeur de souffre qui le rendait toxique et n'arrêtait pas de le faire tousser. Il avait tenté de crier par les grilles de sa cellule, mais personne ne lui avait répondu. Est-ce que tout le monde avait déserté l'endroit ? Est-ce que la ville était vide ?

Est-ce que Ari l'avait abandonné, lui aussi ?

Il but ce qu'il restait dans son pichet d'eau, un peu difficilement car sa gorge le brûlait, et, pris d'une inspiration soudaine, déchira un morceau de sa tunique afin de le placer devant sa bouche, se faisant un masque de fortune.

Pourtant, il sentait que le tissu mince ne suffirait pas à l'empêcher de s'étouffer.

*

*

*

Ari était pratiquement arrivé à la prison lorsqu'il entendit une voix l'appeler. Il s'arrêta, se retourna, et ses yeux trouvèrent rapidement d'où venait ces cris étouffés. C'était une femme, assise sur le trottoir, le corps plié en deux par les sanglots, le visage à moitié recouvert par un voile.

— Monsieur, s'il vous-plaît..., hoquetait-elle.

Ari hésita. Louis... Etait si proche. Et pourtant. Il ne pouvait pas se résoudre à passer son chemin en ignorant la douleur de cette femme. Il s'avança vaillamment, enjambant le corps d'un homme dont les jambes avaient manifestement été écrasé par une pierre, et s'approcha de la femme qui tendit les mains vers lui.

— Mon enfant, mon enfant est à l'intérieur.

Ari tourna la tête vers la maison. Il n'arrivait même pas à voir distinctement l'entrée. Tout était rempli d'une épaisse fumée noire. Le mobilier avait sûrement dû prendre feu à l'intérieur.

— Vous êtes sûre ?, demanda t-il, la voix blanche.

— Oui, il dormait, il dormait. Tout vient de prendre feu, je vous en supplie, j'ai trop peur, j'ai trop peur. Je veux mon enfant.

Ari avala difficilement sa salive. Aller là-dedans... C'était sûrement en mourir. Et si l'enfant était mort ? C'était sans doute le cas. Pourtant... Pourtant, une petite voix lui disait qu'il ne pouvait pas laisser cette femme. Louis aurait fait comme lui. Il serait rentré dans cette maison, et aurait cherché l'enfant. Ignorant le danger. Oui. C'était la bonne chose à faire.

Alors, courageusement, il se jeta à l'intérieur.

*

*

*

Ses yeux se mirent immédiatement à pleurer. La fumée était brûlante, et il sentit l'intérieur de sa bouche s'assécher douloureusement. Il s'arrêta un moment, cherchant l'air frais, mais n'arrivait plus à le trouver. Alors, il se laissa tomber sur le sol, tentant de passer sous l'épais nuage noir, et rampa. La maison semblait saisie de soubresauts à chaque fois qu'une porte tombait, mis en pièce par les flammes. Ari s'arrêtait, les yeux brûlés, le corps plié en deux par des quintes de toux qui semblaient lui arracher la poitrine. Mais il reprenait toujours son chemin.

Et il finit par les entendre, les cris d'un enfant. Mû par un espoir qu'il ne pensait pas pouvoir exister, il avança plus vite, ignora la chaleur des flammes qui venaient danser près de son visage, et entra dans une toute petite pièce. Le bébé était là.

C'était une petite fille d'environ deux ans, qui pleurait. Elle venait visiblement de sortir d'un panier où elle avait dû se cacher pour échapper aux gaz toxiques, et elle était encore à moitié recouverte par un linge blanc. Ari s'avança, attrapa l'enfant qui le regarda d'un air terrifié et l'enroula entièrement dans le drap pour la protéger de l'odeur de souffre. Il en attrapa un pour lui même qu'il plongea dans une bassine d'eau, et le posa autour de ses épaules. Puis, il se mit debout et courut pour retrouver la sortie. Il serrait l'enfant contre sa poitrine, la sentant pleurer, mouiller sa peau brûlée et sale. Il ferma les yeux en passant entre un rideau de flammes, espérant que le drap trempé ne prenne pas feu, et celui-ci résista, les protégeant suffisamment pour ne pas les brûler vifs.

Ari sortit de la maison, et laisse tomber la petite fille dans les bras de sa mère qui se mit à pleurer, ne croyant visiblement pas que son enfant puisse être en vie. Ari resta un moment à tousser, le corps plié, les yeux trempés de larmes, puis il se releva en tanguant un peu et pressa la mère de rejoindre la mer.

Il la regarda s'éloigner dans la rue, tenant sa fille contre elle, et sentit son coeur se serrer. Au fond de lui, il savait qu'elles n'y arriveraient sûrement pas. Le port était bien trop loin, et tout s'écroulait autour d'elles. Elles allaient mourir, comme tous.tes les autres. Mais ensemble.

Et soudain, il se remit à courir. Encore plus vite qu'avant. Ignorant le souffre qui se déposait sur sa peau. Ignorant la douleur dans ses côtes, ignorant les brûlures sur ses jambes.

Parce que lui aussi, s'il fallait mourir, ne voulait pas le faire seul.

Il pouvait encore sauver Louis.

Il pouvait encore.

Rien n'était perdu.

*

*

*

Louis avait l'impression de cracher du sang quand il toussait, tant la douleur était terrible. Sa gorge n'avait jamais été aussi sèche, totalement irritée par l'odeur qui flottait autour de lui. La fumée était partout, et il n'arrivait plus à trouver de l'air frais au milieu de sa cellule. Sur sa peau était en train de s'amonceler une fine pellicule de cendres.

Et Ari, Ari n'était toujours pas là.

Louis allait mourir seul et dans le noir, bêtement étouffé à cause de quelque chose qu'il ne comprenait pas.

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*

*

Ari entra dans la prison comme un fou, prêt à se battre contre quiconque l'empêcherait de descendre au sous-sol. Mais il n'y avait personne. Tout était absolument désert. Il sentit son coeur dégringoler dans sa poitrine, en se rendant compte que si ça se trouve, Louis était déjà parti. Peut-être que les gardes avaient libéré tout le monde, peut-être qu'il était au port, peut-être qu'il avait quitté Pompéi.

Il s'appuya un moment contre un mur, reprenant son souffle. Il avait l'impression qu'il pouvait s'évanouir à tout instant, tant son corps battait la chamade dans sa poitrine.

Ses yeux tombèrent soudain sur la clé qui pendait à sa ceinture, et qu'il avait attaché là en partant. Il ne pouvait pas rebrousser chemin maintenant. Il fallait descendre, et allait voir si Louis était dans sa cellule. Il ne pouvait pas partir sans s'en assurer.

Alors, il descendit les marches. Ses jambes étaient mal assurées, flageolantes. Il se tint à la rambarde, et cligna des paupières en arrivant dans le noir. Il y avait une torche presque éteinte accroché à un crochet au plafond, et il l'a prit pour s'éclairer.

Évidemment, il ne se souvenait plus où était Louis. Il avança à tâtons, jetant un coup d'oeil dans les cellules. La plupart étaient vides, mais il y avait des corps dans certaines. Des corps asphyxiés. Ari sentit les larmes affluer à nouveau dans ses yeux, tandis que toute sa peau semblait transpirer. Il n'avait jamais eu aussi peur de sa vie. Si Louis était mort... Si Louis était mort sans lui...

Il se força à respirer plus calmement. D'après ses vagues souvenirs, Louis était dans la partie encore plus souterraine de la prison. L'air y était peut-être moins vicié. Il descendit donc un nouvel escalier, et éclaira le souterrain.

Il n'entendait pas un bruit, si ce n'était la rumeur sourde et inquiétante de l'éruption qui continuait de détruire la ville, en haut.

Pourtant, mû par un espoir presque éteint, il se racla la gorge et chuchota :

— Louis ?

Sa voix n'avait jamais été aussi rauque et éraillée, et le simple fait de parler lui fit mal à la gorge. Mais il recommença. Un peu plus fort, perçant le silence épais des lieux :

— Louis ? Lou ?

Il y eut comme un frottement, loin dans le couloir. Le bruit d'un corps qui se traînait sur le sol. Ari accéléra le pas, répétant :

— Louis ?

Et cette fois, quelqu'un lui répondit. C'était un murmure étouffé, mais il aurait reconnu cette voix entre mille :

— Ari ! Tu es venu...

*

*

*

Ari se laissa tomber devant la grille de la cellule de Louis. Elle était au fond du couloir, et il y avait un petit espace qui laissait passer l'air contre le mur, si bien que la minuscule pièce dans laquelle il était enfermée était la plus enfumée de tout le couloir. Mais heureusement, Louis n'était pas encore asphyxié. Son visage était blanc mais il respirait. Ari le voyait dans l'obscurité. La poitrine de Louis se soulevait, malgré sa respiration sifflante. Et il pouvait voir Ari, il pouvait lui parler. Il tendait même les doigts vers lui, avec un sourire pâle et fatigué, le sourire de quelqu'un qui avait lutté longtemps afin de repousser la mort.

Ari se mit à pleurer. Il s'accrocha aux barreaux de la cellule, y posant son visage, tendant sa main dans le vide pour tenter de toucher Louis. Il n'arrivait plus à réfléchir, à penser, tout ce qu'il voulait était devant lui, ce pour quoi il avait couru à travers toute la ville, ce pourquoi il avait laissé des gens mourir sur ses pas, il était là, c'était Louis, et il était vivant, et c'était merveilleux, tout, tout irait bien à présent.

Louis pleurait lui aussi. Les larmes coulaient des ses yeux bleus, écarquillés, il tendait ses doigts tremblants vers Ari, n'osant pas toucher sa peau qui était si proche et si loin à la fois. Il répétait :

— Tu es venu, tu es venu.

Comme une litanie.

Lui aussi, avait noué devant sa bouche un morceau de tissu qui étouffait à moitié ses mots. Ari hochait la tête, ne pouvant plus détacher son regard de celui du visage de Louis :

— Je suis là, je suis là mon amour.

Il voulait le toucher. Le prendre dans ses bras. Respirer l'odeur de sa peau et toucher sa bouche, l'emmener loin, très loin de cette ville, dans un endroit où l'air serait pur et où la mort n'existerait pas.

Mais Louis ne s'approcha pas davantage, le corps soudain plié dans une violente quinte de toux. Ce fut à ce moment là que Ari réalisa qu'il avait de quoi le faire sortir de cette prison. Il s'agenouilla, et laissa tomber la torche dans son mouvement. Ils se retrouvèrent dans le noir. Il y eut un moment de flottement. Ari jura entre ses dents, et il entendit Louis pouffer au milieu de sa toux. Peut-être parce que Ari ne jurait jamais normalement, et qu'il engueulait Louis quand il le faisait.

Mais il ne dit rien. Il était trop concentré à tâtonner pour chercher la serrure de la cellule. Lorsqu'il l'a trouva, il détacha la clé de sa ceinture avec son autre main, et la glissa dans le trou.

Il retint sa respiration en tournant l'objet.

Et il y eut un cliquetis.

La grille s'ouvrit, et Ari poussa un soupir de soulagement et pénétrant à l'intérieur de la cellule.

Il voyait à peine la silhouette de Louis, mais il sentit son corps se détendre imperceptiblement lorsqu'il l'enlaça. Les quintes de Louis cessèrent comme elles avaient commencé, et il enfouit son visage dans le cou de Ari.

Alors, ils s'autorisèrent à pleurer l'un contre l'autre. Leurs corps secoués par les larmes, incapables de faire autre chose que de s'accrocher à l'autre, sans jamais vouloir le lâcher. Ari sentit toute la tension de la dernière heure se relâcher, et ses muscles semblèrent fondre contre ceux de Louis. Il se revoyait, courant dans les rues détruites, enjamber des corps sans vie, laisser Lima derrière lui, Athis, Sami, son père, sa soeur, sa mère, sûrement Nilla aussi, qui avait du fuir à bord d'un bateau comme les autres, ou qui avait laissé sa peau dans l'éruption. Il se revoyait ramper à travers la maison d'une inconnue, sauver son enfant, il se revoyait terrifié en regardant le nuage noir surplombant le sommet du mont Vésuve, qu'il avait toujours considéré comme un protecteur, toujours. Il se revoyait, trébuchant, terrorisé, happé par la foule, il revoyait tout ça, dans une lumière aveuglante.

Il revoyait tout ça et ne regrettait rien, car enfin, tout son souffle était en train de revenir. Louis était contre lui. Louis pleurait mais Louis vivait. Ils étaient ensemble. Ils étaient ensemble.

Rien n'avait plus d'importance.

*

*

*

Leurs larmes finirent par se tarir. Dans le noir, Ari posa ses mains sur les joues de Louis caressant sa peau creusée.

— Mon amour...

Louis eut un rire un peu humide et il s'accrocha à la tunique de Ari, demanda, la voix lui aussi bien trop éraillée :

— Qu'est-ce qu'il se passe là-haut ?

Il y eut un silence, puis Ari souffla :

— Je crois que c'est la fin du monde.

— D'où vient cette odeur ?

— Le Vésuve. Il crache un air irrespirable et des roches de feu. J'ai...

Le coeur de Ari se serra à nouveau et un sanglot lui déchira la gorge lorsqu'il continua :

— J'ai vu tellement de gens mourir... Louis... J'ai si peur... Tellement peur...

Louis l'enlaça. Ari sentait son coeur battre au creux de sa poitrine.

— Tu es venu pour moi..., souffla t-il.

Ari hocha lentement la tête.

— Je ne voulais pas fuir sans toi.

— Idiot...

Mais Ari entendait toute l'affection que Louis venait de mettre dans ce mot. Il se recula légèrement, renifla, et dit :

— Est-ce que tu veux rester là ?

Louis resta un moment silencieux. Et Ari comprit à quel point cette question était terrible. Elle sous-entendait : veux-tu que nous mourrions ici, toi et moi ? Parce que Ari n'avait plus d'espoir. Parce que Ari savait, il savait qu'ils allaient mourir. C'était trop tard maintenant, pour tout.

Mais Louis secoua la tête. Ari pouvait voir sa silhouette dans l'obscurité. Il secoua la tête, et se releva lentement, aussi lentement que le lui permettait ses jambes tremblantes.

— Non, Az. Je veux revoir la lumière du soleil.

*

*

*

*

*

*

Mais là-haut, le soleil avait disparu.

Aspiré par une nappe épaisse de fumée, qui leur brûla les yeux au moment où ils sortirent de la prison. Tout était recouvert de poussière grise. Le ciel était un épais tableau noir, d'où jaillissait parfois des roches enflammées, qui retombaient sur le sol en le faisant trembler.

Ils s'arrêtèrent. Ari tourna la tête vers Louis.

Enfin, ils n'étaient plus dans l'obscurité totale. Il pouvait voir les traits nets du visage du garçon qu'il aimait. Il pouvait voir le bleu limpide de ses yeux, ses cils noirs, sa bouche parfaitement tracée. Cet être humain qu'il avait admiré pendant des mois, dont il connaissait la peau par coeur, et le coeur aussi, sûrement.

Ils étaient là.

Seuls au milieu du chaos.

Seuls au milieu du silence laissé par la mort.

Dans la ville qui ne serait bientôt plus rien d'autre qu'un vague souvenir.

Dans la ville qui ce matin vivait, riait, dansait, chantait, et qui maintenant agonisait dans un râle poussiéreux.

Ils étaient seuls.

Louis promenait autour d'eux son regard. Il n'avait pas l'air véritablement choqué ou terrifié juste... Serein. Calme. Presque autant que la mère d'Ari, dans son jardin. Il se tourna vers Ari, et lui prit doucement la main.

— Est-ce que tu veux tenter de rejoindre le port ?

Un grondement assourdissant les fit sursauter. Un arbre s'écrasa à quelques mètres d'eux, souleva un nuage de cendres.

Instinctivement, Ari hocha la tête. Fuir. Il fallait s'enfuir d'ici. Ils vivaient tous les deux, c'était possible. La ville n'était pas si grande. Ils pouvaient rejoindre le large.

Ils se mirent à courir. Les rues étaient désertes, recouvertes de cadavres qui commençaient déjà à disparaitre sous une couche de poussière noire. Ils couraient, mais sûrement pas assez vite. Ils couraient, mais leurs membres étaient trop faibles. Ils couraient, mais sans doute n'y croyaient-ils plus vraiment. Ils couraient, mais ce n'était pas assez pour être sauvés. Le monde tombait en ruines. Le monde autour d'eux n'était déjà plus.

Ils étaient à coté de l'amphithéâtre lorsque Louis tira sur la main d'Ari, le forçant à s'arrêter.

Ari se retourna, fronçant les sourcils.

— Lou ? Il faut continuer !

Mais Louis lui sourit. Un sourire vague, effacé, déjà si lointain. Sa respiration était sifflante, son corps trop fragile. Le coeur d'Ari se serra. Il s'approcha de Louis, lui prenant l'autre main, effleurant ses poignets blessés.

— Tu ne veux pas ?

— Tu veux, toi ?

Ari plongea ses yeux dans les siens. Le regard de Louis était rougi. Le bleu de ses yeux bien plus pâle, comme s'il était en train de disparaître sous des couches de cendres, lui aussi.

— Je veux tout ce que tu veux.

— Alors restons-là... Je n'en peux plus, Ari. Je n'en peux plus.

Il toussa. Ari hocha lentement la tête, et détourna légèrement la tête. Il ne voulait pas que Louis voit les larmes qui roulaient le long de ses joues. C'était trop douloureux, de l'entendre dire ça. Je n'en peux plus. J'abandonne.

Ils n'étaient plus que deux, au milieu du chaos. Deux autour desquels la terre se fissurait. Deux autour desquels des murs tombaient, des roches s'écrasaient. Deux. Immobiles. Silencieux.

Et Ari comprit que le monde n'avait jamais été aussi juste.

Ce n'était pas un abandon.

Il sourit à son tour, doucement. Tout s'effaçait.

C'était lent, et doux.

Mais tout s'effaçait.

Au milieu des grondements du Vésuve, au milieu du fracas des éboulements, au milieu des cris étouffés qu'il entendait encore, au loin, quelque part dans la ville.

Pour eux, tout s'effaçait lentement.

Alors, il laissa tomber son masque de fortune.

Louis détacha le sien à son tour.

Ils se regardèrent un long moment, jusqu'à ce que leurs yeux ne se mettent à piquer, comme pour retenir le visage de l'autre dans l'éternité. Puis, quand leurs paupières se fermèrent, ils s'embrassèrent.

C'était sans doute comme leur tout premier baiser, au milieu de l'orage. Mais en plus fort, en plus vrai, en plus profond. Ari sentait, il sentait contre la bouche sèche de poussière de Louis, l'amour immense qu'il ressentait pour lui. C'était là, c'était dans les tourbillons de cendres qui tournaient autour d'eux, c'était dans chacune des flammes qui léchaient le toit des maisons, c'était dans chacun des râles du volcan.

L'amour au milieu de la mort.

La tendresse au milieu du chaos.

C'était eux.

Il serra les hanches de Louis contre les siennes, cherchant la chaleur de sa langue. C'était doux, brûlant, c'était passionné et sincère. C'était tout ce qui avait fait battre son coeur pendant des mois, c'était tout ce qui avait rendu la vie à son corps fatigué, c'était toute cette lumière qui lui avait donné envie d'y croire, de s'imaginer un futur, de s'imaginer heureux. C'était tout ça, d'un seul coup, une vague immense, déferlante. C'était Louis qui haletait contre sa bouche, et qui soufflait :

— Le soleil n'a jamais disparu, mon amour. C'est toi, le soleil.

Ari se mit à pleurer. Il sentit les larmes tracer un chemin au milieu de sa peau sèche, en même temps que le corps de Louis devenait plus lourd entre ses doigts. Il enfonça ses doigts dans la peau de son dos, sentant le métal froid de sa bague riper contre la douceur des hanches de Louis.

C'est alors qu'il se souvint.

Il se détacha doucement de Louis, qui cligna des paupières, sans comprendre ce qu'il faisait. Il fit glisser la bague de son doigt, et la posa dans la paume de Louis, la recouvrant ensuite de la sienne. Leurs deux mains liées, et la bague ensemble, au milieu, brûlante. Ils se sourirent.

Au-dessus d'eux, le volcan gronda une énième fois. De sa bouche béante sortit un nuage de poussière, qui se mit à rouler au-dessus de la ville, prêt à l'engloutir entièrement.

Mais Louis et Ari n'y firent pas attention. À nouveau, leurs bouches s'étaient liées. À nouveau, ils s'embrassaient. Ils n'avaient pas peur. Ils n'avaient plus peur. Car ils savaient. Ils savaient que rien ne disparaîtrait. Que leur baiser était en train de tout sauver. Tout. Ce premier soir à l'ombre des arbres et de la nuit. Ce premier soir et la peau nue de Louis. Le lupanar, sa chaleur moite, les corps imbriqués, la façon dont Louis avait de sourire en plissant les paupières. Les après-midis passés à s'embrasser, se respirer, se sourire dans le silence du soleil. Toutes ces heures où ils faisaient l'amour, le terrassement des corps, leurs odeurs, leurs vibrations. Les doigts glissant sur les manuscrits épais de la bibliothèque, l'éclat des yeux d'Ari, le vert si doux de ses iris, ses pupilles noires quand Louis le renversait sur le sol, et mordait sa gorge. La façon qu'ils avaient de courir dans les rues comme des enfants, les batailles d'eau, leurs balades le long du port et de la mer, à tremper leurs pieds dans l'eau limpide et puis plonger entièrement, en s'arrosant. La lumière de tous les petits matins, le visage de Louis posé contre la poitrine d'Ari. Les mots d'amours, les mots d'espoirs, les aveux, les rires. Les genoux écorchés de Louis, cette soirée où ils avaient trop bu au point de tomber par terre dans la rue, une matinée aux thermes, à se sourire dans le bassin, leurs mains se frôlant sous l'eau, toutes ces heures revenaient, s'emmêlaient, et ne disparaîtraient jamais.

Le nuage les enveloppa dans son manteau de cendres, lent. Ari sentit le coeur de Louis ralentir doucement contre le sien, et son corps devenir de plus en plus lourd. Il ne savait plus vraiment s'il l'embrassait. C'était autre chose. Il respirait en lui, pour lui, à travers lui. Il respirait et pleurait en même temps. Il respirait, à peine, juste assez, pour, juste assez, pour murmurer, pour Louis, Louis, juste assez, pour dire :

Je sais que je vivrai le temps que tu vivras...

Et,

tu sais bien,

seul l'amant sait quand il mourra.



Et au milieu des roches enflammées, au milieu de la ville qui s'effondrait lentement, au milieu des grondements sourds du Vésuve, au milieu du chaos,

leurs corps tombèrent doucement sur le sol.

Enlacés.

Les mains et les lèvres liées.


Au milieu du silence de la nuit qui s'étira pendant quatre jours,

Puis,

Pendant des siècles. 



/// À SUIVRE... /// 

AAAAAAAAAH. Est-ce que vous êtes tou.te.s mort.e.s ? Est-ce que vous me détestez ? Est-ce que vous respirez ? Est-ce que ça va ?????? 

Parce que moi non. 

C'est la dernière fois que j'écris " À suivre " sur cette fiction et vraiment : je refuse. Je suis désolée pour ce chapitre. Il est difficile. Mais. Je suis fière de l'avoir écrit. Je pense qu'il ressemble exactement à ce que je voulais et le baiser de Larry à la fin, au milieu du monde qui s'écroule, je l'avais en tête depuis des mOIS. J'espère qu'il est beau, et que vous avez pleuré un peu. 

Voilà. 

Je ne vais pas m'étaler plus que ça, parce qu'il reste un épilogue... Et que je ferai un mot de fin après l'épilogue, pour vous remercier davantage. Et d'ailleurs, je suppose que vous vous dites : euh pourquoi il y a un épilogue ???? Ça semble bien fini là ???? Mais, non. Il y en a vraiment un... Même si, au fond, vous pouvez vous arrêtez là si cette fin vous suffit. 

Alors, à demain. Pour l'épilogue. Et pour, peut-être, retrouver les personnages. Ou peut-être pas. (Je suis curieuse de savoir ce que vous imaginez pour l'épilogue d'ailleurs donc allez-y... Sauf si vous me détestez à présent trop pour m'adresser la parole mdrrr). 

MERCI D'AVANCE POUR VOS COMMENTAIRES. 

Plein d'amour. 

<3 

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