1. CAMPEMENT

Peter détailla très attentivement les ados présents avec lui sur le paquebot. Ils avaient tous le même âge que lui ou presque, environ quatorze ans. Il avait consulté les listes affichées dans les cabines : ils étaient quarante, et venaient d'un peu partout en France. Sur les listes il y avait le nom, le prénom, la date de naissance et le lieu de vie.
Le jeune homme s'adossa au bastingage pour observer les autres. Après avoir jeté des coups d'œil au physique, cheveux, yeux, etc, il tenta de deviner le mental, la personnalité, tout ce qui touchait au cerveau et se qu'il se passait à l'intérieur. Il avait déjà remarqué le plus évident, ce qui sautait aux yeux ; le grand blond maigre était d'une timidité "craquante" aux yeux des filles, la gamine rousse d'une dizaine d'années avait extrêmement peu d'endurance et la brune solitaire était agressive et intelligente.

Un peu partout, les jeunes faisaient connaissance et des amitiés se liaient. A d'autres endroits, des amis se saluaient en se tapant dans la main. Peter, maussade, se retourna face à la mer et à l'archipel miroitant qui s'approchait à toute vitesse.


La vue des retrouvailles lui avait rappelée son ami, Harry... Harry était un garçon roux, à la peau blanche et aux taches de rousseur si nombreuses qu'elles devaient se compter par paquets de cent. C'était aussi le meilleur - ou le seul, selon le point de vue - ami de Peter. Ils partageaient des parties de jeux vidéos endiablées, et Peter replongea dans le dernier souvenir qu'il avait d'Harry...

***

Ce matin-là, il faisait doux et frais. Peter s'était levé tôt, à huit heures du matin. Ou peut-être encore moins. Sa mère était pourtant déjà debout, installée à une table de petit-déjeuner de rêve. Elle l'avait salué d'un geste de la main enthousiaste. Ces derniers temps, avec tous les problèmes, notamment Mr. Jones, de moins en moins présent à la maison, elle avait rarement souri.


Mais aujourd'hui elle avait un grand sourire, et posées sur la table devant elle, enveloppe et brochures colorées. Peter, docile, s'était assis près d'elle. Il ne voulait pas décevoir sa mère. Pas elle.
En réalité, Peter avait beau être extrêmement intelligent, il avait comme la plupart des collégiens, des notes entre 12 et 16, souvent des punitions ou des altercations avec la C.P.E, traînait dans les lotissements à la fin du cours. En résumé, Peter Jones était un collégien normal et solitaire, perdu dans la masse.


- Regarde, s'enthousiasmait Mme Jones. J'ai trouvé la solution pour tes vacances !
Peter n'avait pas envie de connaître cette solution, qui ne serait sûrement pas à son goût, mais il l'écouta quand même poliment.
- Tu sais, avait-elle reprit, que c'est difficile de vous gérer tous les deux, toi et ta sœur. Par chance, j'ai reçu ça ce matin. C'est une invitation pour tester un nouveau style de colonies de vacance. Il y a eu des tirages au sort. Et tu as été choisi ! Ça va être beaucoup plus facile pour moi... Comme ce n'est qu'un test, c'est gratuit.
Elle fit une telle liste, parla tellement positivement et avec un si grand sourire... Peter n'eut pas le cœur à la contredire. Il sourit, se renseigna.


Harry était devant la porte quand il sortit. Peter le salua distraitement. Le rouquin était sur son vélo, et regarda son ami attentivement.
- Ça ne va pas fort, on dirait.
Peter s'arrêta sur le pas de la porte, indécis.
- Non, admit-il, toujours figé.
- Qu'est-ce qui se passe ?
Harry s'inquiétait un peu trop vite.
- Ma mère veut m'envoyer en colonie spéciale et gratuite.
Le roux haussa les épaules, pensif et impuissant.
- Dis-lui que tu n'as pas envie.
- Ce n'est pas ça, c'est...
- Bon, écoute, mec. Coupa Harry, las. Si tu ne veux pas tu t'arranges, si tu veux tu y vas. Moi j'ai du boulot, des parties de jeux vidéos à faire, un partenaire à trouver. Donc fais ton choix. Ouais, t'y vas, non, tu te débrouilles pour rester.
Pendant un instant, il sembla à Peter que le temps s'arrêtait. Puis il souffla un "Ouais" résigné, Harry hocha la tête, remonta sur sa bicyclette, descendit la rue et bifurqua sans un regard en arrière.

Le dernier souvenir que Peter avait d'Harry.

Son soi-disant meilleur ami.

***

- Qu'est-ce qu'il se passe ?

Peter sursauta et se plaqua littéralement à la rambarde. Face à lui, la brune de tout à l'heure. Elle était vraiment jolie : sa chevelure était une véritable rivière de jais rutilante, ses yeux étaient pareils à deux émeraudes et sa peau était pâle. Elle était de taille moyenne, avait environ l'âge de Peter et semblait sculptée dans de la porcelaine. La réponse pleine de répartie, d'humour et d'intérêt de Peter fut ;
- Gné... Quoi ?

Elle leva les yeux au ciel, un début de sourire aux lèvres, et répéta :
- Qu'est-ce qu'il se passe ?
- C'est-à-dire ?
- Tu regardes les horizons avec beaucoup de sérieux, façon Jules César. Et tout à l'heure, tu nous observais.
- Nous ?
- Tout le monde.

- Je ne nie rien. Mais il ne se passe rien. Sauf dans mon cerveau, qui est actif, qui me rappelle des souvenirs avant de me forcer à réfléchir.
La tirade la fit sourire, et son sourire disparut pour laisser place à une surprise songeuse.
- Au fait, nous n'avons pas été présentés. Ariane Stalison.
Elle tendit le bras, paume ouverte, comme dans l'attente d'une poignée de main.

Nous n'avons pas été présentés... Elle parlait comme dans les films ou les romans ! Elle devait lire beaucoup. Peter serra chaleureusement la main tendue.
- Peter Jones.
- Enchantée.


Elle ne semblait pas enchantée du tout mais le garçon ne se formalisa pas. L'adolescente s'appuya des deux mains sur le bastingage, les cheveux balayés par le vent. Peter s'éloigna un peu, préférant la solitude. Parler à une fille était bien plus compliqué que rester muet comme une carpe. Elle lui jeta un coup d'œil à la fois déçu et décontenancé qui lui fit regretter son geste, et il voulut la rattraper et parler.
Se rattraper.

Au moment où il s'élançait, le bateau pencha horriblement à bâbord. Et l'adolescent comprit une seconde trop tard qu'il aurait dû se jeter sur la rambarde pour s'accrocher.
Un instant fut suffisant pour que Peter s'écroule par terre, sans oser se relever pendant trois longues secondes.

Ce fut Ariane Stalison qui lui tendit la main pour l'aider à se relever. Peter fut soulagé, elle ne le trouvait pas ridicule. Contrairement à un imbécile... L'imbécile en question semblait être un "populaire". Il était entouré d'un groupe de garçons impressionnés et de filles en pâmoison. Il avait des cheveux dorés, un peu longs, coiffés en vague sur le côté, des cheveux bleus azur, une peau bronzée. Il était un peu grand, presque 1 m 80, et Peter regrettait son 1 m 70. En cet instant, ce garçon était plié de rire. Aucun espoir possible, c'était bien la chute de Peter qui provoquait son hilarité, il le pointait du doigt.


Peter, rouge de honte et d'empathie, se releva le plus vite possible. Ari lui adressa un sourire et se rapprocha à nouveau ;

- Au fait, tu peux m'appeler Ari. Je peux te surnommer Pete ?

Tous descendirent, un à un, sur la plage paradisiaque constituée de sable blanc et fin. Ils avaient chacun une grosse valise, bleu nuit ou rouge sang selon le sexe du propriétaire, étiquetée nom, prénom et âge. Certains audacieux avaient jugé bon et amusant de décorer leurs valises de dessins.


Le moniteur vit ces décorations d'un œil noir. C'était un homme de taille moyenne pas très musclés, aux cheveux de couleur banale coupés en brosse. Il frappa dans ses mains pour rassembler les adolescents, puis donna des consignes d'un ton las et résigné ;

- Le matériel pour les tentes est là. (Il donna un coup de pied dans une branche taillée qui dépassait d'un amas.) Vous vous débrouillez, je vais demander quelques trucs aux capitaines du paquebot. Ça concerne une manœuvre incompréhensible pour des enfants.

Peter haussa les sourcils, étonné de cette méchanceté.

Les jeunes se mirent lentement au travail, presque contre leur gré, sans vraiment savoir ce qu'ils créaient. Le garçon du bateau et sa bande avaient réquisitionné toute la toile et toute la bâche. Ensuite, ils avaient monté des espèces de tipis aux charpentes de bois recouvertes de tissu.

Peter, tentant tant bien que mal de les ignorer, vaillant, construisit avec Ari une sorte de cabane branlante, qui ne tiendrait de toute évidence pas la route. Elle avait pourtant mit du cœur à l'ouvrage, avait respecté les plans sans poser de questions, ajoutant des touches personnelles extrêmement utiles à quelques endroits. Elle fredonnait Natural en travaillant. Peter n'osa se joindre à elle.

Le club des garçons aux tipis avaient fini avant les autres, et lançaient désormais des railleries aux travailleurs en essayant de faire du feu.

- C'est dangereux, con, vaniteux, imbécile, idiot, crâneur, tout ça pour rouler des mécaniques...

Ari balançait des insultes agacées, en liant ensemble des poutres.

- Et c'est un travail inutile !

Elle balança les deux poutres perpendiculaires à Pete qui les rattrapa de justesse. Il les mit en place, saisit des clous et tenta une réponse :

- Ouais, ce n'est pas faux. En même temps, on est dans une prétendue colonie de survie, alors ça ne m'étonne pas.

- Cette activité ? Elle ne t'étonne pas ? Ça ne te dérange pas de travailler sur des cabanes inutilement, alors qu'on sait qu'elles ne tiendront pas debout ?

Son interlocuteur hocha instinctivement les épaules et elle leva les yeux au ciel.

Deux heures plus tard, le campement était plus ou moins fini et branlant. Ari le contemplait en faisant la moue, très peu convaincue. Peter soupira, et regarda les flammes dansantes. Les-garçons-aux-tipis avaient finalement réussi à allumer un feu, ce qui ne faisait qu'attiser la colère d'Ari contre leur environnement et eux-mêmes.

Les adolescents s'étaient automatiquement classés en deux catégories, les « petits » qui avaient entre dix et douze ans, et les « grands », qui avaient de treize à seize ans. Le plus âgé avait quinze ans trois quarts, et la plus jeune dix ans tout justes.

Peter se situait dans la moyenne, quatorze ans et demi. Ari, elle avait eu quatorze ans en mars dernier.

Actuellement, on était en Octobre, en France il faisait froid, presque du gel le matin. On était en pleines vacances de la Toussaint, et les jeunes présents allaient passer leur Halloween sur cette île, ainsi que le reste des deux semaines qui constituaient ces vacances.

Ari avait dit que ce n'était pas juste. Qu'ils n'avaient rien fait pour mériter ça. Qu'elle avait été sage, et que tous les autres ados aussi.

Peter ne savait qu'en dire, lui. Il était intelligent, bien sûr. Mais pas penseur. Ari était une penseuse. Pas lui.

Soudain, un grand bruit, des cris, se firent entendre. Ils se rapprochaient. La plupart des grands se levaient, plus courageux que les petits qui restaient assis, regardant autour d'eux, effrayés et un peu curieux. Ari fit quelques pas. Une silhouette approchait, poussant des cris. Enfin, Tina, la benjamine du groupe, tomba littéralement à leurs pieds, sans cesser de s'égosiller. Le chef de la-bande-de-garçons-aux-tipis lui donna une gifle pour qu'elle se calme. Elle resta étendue sur le dos.

- Qu'est-ce qui se passe ? Demanda doucement Ari en s'accroupissant près de la fillette.

- Le bateau, souffla-t-elle seulement, cherchant son souffle. Le bateau...

- Elle parle du paquebot qui nous a amenés ? Demanda Peter, sourcils froncés.

- Il a disparu. Il est parti. He's gone ! Finit-elle en anglais. Bye, le paquebot. Disparu, envolé.

Ari se releva, aida la gamine à se relever. Elle la regarda, soupira et se passa la main dans les cheveux.

- On peut aller voir, suggéra Peter, songeur.

Elle hocha la tête, et fixa le bout de la plage, pensive. La-bande-de-garçons-aux-tipis n'attendit personne pour courir en lançant des plaisanteries et des cris exaltés.

- Ils sont malades, commenta Ari en secouant la tête.

Peter songea qu'elle avait raison, et se dirigea seul et silencieusement vers l'endroit où le bateau devait se trouver.

- Ça ne sert à rien, expliqua Tina. Je voulais parler au moniteur par rapport à mon asthme, mais il n'était plus là. Ne va pas vérifier, tu perdrais ton temps.

L'adolescent prêta attention à ses propos mais ne suivit pas ses conseils, et marcha tranquillement, suivi à sa surprise par Ari. Malgré tout, ils n'échangèrent pas un mot, et parvinrent vite au bout de la langue de sable, la suivirent sur un kilomètre quasiment. Mais bien avant d'y parvenir, ils remarquèrent l'absence du paquebot sur l'étendue bleu nuit de l'océan.

Dégrisée, la-bande-de-garçons-aux-tipis marchait, tête baissée, sourcils froncés et regard sombre. Peter s'assit sur le sable et fixa sombrement la mer, l'océan, la ligne floue et brune du continent au loin, à l'horizon.

Il fixa le paysage et le soleil qui se couchait, grosse boule de feu si lointaine.

Si loin de tout.

Comme lui.  

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