Mon être vit pour être avec les autres
À présent, je suis plein de langueur, et je n'ai plus la force de raconter ces instants pénibles. D'ailleurs, je ne me rappelle pas tout.
Atterré, drapé dans ma solitude, je suis cependant heureux - comme quoi il ne faut jamais confondre joie et bonheur. Et aujourd'hui, j'ai découvert sur mon jeune visage des rides que je ne lui connaissais pas. Et je ne sais si je dois accuser la fatalité ou la partialité de mon esprit. Il reste que je suis attaché à cette existence ingrate et recluse, ou même parler m'est presque interdit, où toute relation intime est bientôt noyée dans le sang.
Il est splendide et ridicule de voir avec combien de sérieux nous abordons les aspects les plus puérils de notre existence alors que les tracés qui influencent nos vies sont allègrement confiés au hasard. Cette habitude qui fait qu'on adore un bijou, un dessin ou une promesse dès que nous rencontrons quelqu'un pour y croire avec nous est lavée par la solitude comme par un détersif puissant. Il ne me reste plus rien de cette belle illusion qui nous a unis et tués, mes amis et moi. Mon uniforme noir, je le garde par défaut, afin de continuer de glisser sur cette sous-culture, la seule société que je connaisse bien, et où pour me nourrir je joue un rôle, je porte un masque, je donne la réplique, buvant le sang à travers un rempart infranchissable.
J'aime cette solitude, comme on peut aimer une femme douce, mais insupportable. Je vis grâce à elle la volupté et la douleur tout ensemble, simultanément, et je suis donc, par elle, devenu deux fois plus vivant. De plus, la solitude ralentit le temps. Le temps, comme je l'ai déjà dit, est précieux.
Car ce n'est plus la vie qui est précieuse, après tout. L'avenir on s'en fout, on s'en fout comme des conséquences, comme de la douleur de l'autre quand on l'insulte, comme de la dépendance quand on consomme, comme du cueilleur quand on boit son café, comme de la vache quand on la mange. Ce qui est important, c'est l'instant présent. Qui sait combien de temps dure le bonheur ? Nous voulons la satisfaction là, tout de suite, la vie ne donne jamais plus d'une seconde, la vie c'est cette seconde qui se répète encore et encore, jusqu'à la dernière, jusqu'à la fin.
Nos conventions, le respect, les lois, la bienséance, ne sont après tout que des façons d'éviter l'autre, de l'empêcher d'entrer dans nos vies. Tous ont besoin de la société, aussi la société a-t-elle des règles pour maintenir l'équilibre. Moi qui, en dépit des apparences, en dépit de mon être, en dépit de ma nature, respecte toutes les règles, je me situe hors de cet équilibre, et donc hors de toute société.
Mon être vit pour être avec les autres. À défaut de la vie comme on la subit, je perds le jour, et la nuit je me glisse dans une sous-culture qui me va comme un gant.
Voilà que j'y suis, que je bois un verre pour encaisser le choc. Je vieillis encore. Moi qui ai perdu le jour, j'apprends que le compte de mes secondes recommence, et que je reste assis, en marge, seul, en stase, dans une vie sans autre événement que l'acte de se nourrir.
La nourriture. Je n'en ai pas encore parlé. J'en traiterai plus tard. Pour l'heure, je dois passer ma rage.
Je vais mourir. Ce n'est pas certain, mais le bon sens veut que je me prépare à cette éventualité. Mais voilà, quand justement le temps redevient précieux, je dois le gaspiller pour me préparer ? Non. Je veux vivre, au complet. Je veux vivre comme un enfant obstiné, je veux boire le bon vin jusqu'au moment où un coup de feu percera ma tempe devenue grise.
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