chapitre xviii
TW/CW : mention de prostitution forcée et violence explicite (sang).
Blythe aurait dû se douter que tout était trop beau pour être vrai. Leur attaque avait été facile, rapide, et ils n'avaient rencontré aucun accroc.
Jusqu'à maintenant.
Rodrigo ne portait pas de cagoule cette fois mais Blythe le reconnut tout de même. Il avait des traits taillés à la serpe et un regard froid, calculateur, avec une pointe qui promettait une fin violente à quiconque irait contre lui. Il semblait sortir tout droit d'un cauchemar.
Blythe se rendit compte que c'était le cas. Cet homme était terrifiant, et à juste raison. Comme l'arme qu'il braquait en ce moment-même en direction d'Eden.
Par réflexe, Blythe resserra sa prise sur la sienne, mais Rodrigo fut plus rapide. Il tira un coup de sommation en direction des étoiles et Blythe se figea. Le canon de l'arme fut aussitôt redirigé contre la poitrine d'Eden. Le cœur de Blythe loupa un battement.
— Si j'étais toi, je n'essaierais pas de jouer au héros, l'avertit Rodrigo. On n'est pas dans un film, ça ne se terminera pas bien pour vous.
— Vous n'oserez pas tuer Eden, lança Félix. Il est trop précieux.
Rodrigo grogna.
— Je préférais quand tu étais silencieux, le môme. Tes remarques sont une véritable horreur pour les oreilles. Fais-moi plaisir, et boucle-la. C'est ce pour quoi tu es doué, n'est-ce pas ? Faire la plante verte.
Les paroles violentes de Rodrigo drainèrent le visage de Félix de toute émotion. Mais Blythe ne manqua pas la façon dont sa lèvre se mit à trembler, seule manifestation de son choc. Il se sentit révolté pour son ami, mais incapable de faire quoi que ce soit pour le défendre.
— Bon garçon, le félicita Rodrigo avec condescendance. Ou devrais-je dire bon toutou ? À toujours courir après Eden, à attendre ses miettes, son attention, son affection... J'ai vu des chiens moins dépendants que toi.
— Stop.
Blythe frémit quand Rodrigo se tourna vers lui mais il ne fléchit pas. Il était parvenu à détourner l'attention du soldat de Félix, ce qui avait été son premier objectif. Et il se trouvait maintenant sous les feux des projecteurs.
— Tiens, tiens, mais qui est-ce donc ? susurra Rodrigo. Ainsi, tu m'aurais menti, Eden. Tu as bien rencontré quelqu'un. Ce n'est pas gentil de cacher la vérité à son ami.
— Tu n'es pas mon ami, répondit faiblement Eden.
— Mais lui oui ? Un gars que t'as rencontré il y a quoi, une semaine ? Tu as tout plaqué pour un joli minois ? Mon ex avait peut-être raison de dire que les hommes étaient tous les mêmes, que c'est prévisible... Mince, je savais qu'on aurait dû te laisser la chance de t'amuser un peu plus au Bunker. Si tu savais le nombre de personnes qui attendent pour te mettre la main dessus, ils ont été bien déçus d'apprendre que tu t'étais fait la malle... Oh, mais ce n'est que partie remise. Je m'assurerai qu'ils pourront rattraper le temps perdu dès ton retour.
Blythe avait la nausée. La façon dont Rodrigo s'exprimait lui donnait envie de bondir et de lui arracher les yeux avec ses ongles, de lui faire ravaler chaque mot.
L'arrivée de Porter et de César le dispensèrent de répondre. Les deux hommes brandissaient leurs armes et Rodrigo se contenta de rire.
— Baissez vos jouets, vous n'allez rien faire. Même si vous tirez, j'aurais largement l'occasion d'achever Roméo ici présent. Et vous le voulez vivant, hein ? C'est pour ça que vous avez fait le déplacement depuis... c'est quoi son nom déjà ? Purity ? Non... Chastity ? Non plus...
Rodrigo fit mine de réfléchir, allant même jusqu'à tapoter son menton, ignorant la façon dont le sang de tout le monde bouillait dans leurs veines. Blythe n'était pas une personne violente, mais il envisageait le meurtre.
— Ah, oui... Serendipity. Quel joli nom pour une future tombe. Comment ça fait de savoir que vous êtes la raison pour laquelle votre refuge va partir en fumée ? Car soyez-en assurés : dès que j'en aurai fini avec vous, j'irai achever tous vos petits camarades.
— Tu parles beaucoup, mais tu ne fais pas grand-chose, lança Porter avec moquerie.
— Ne me tente pas...
Rodrigo amorça le geste de viser Porter, mais Eden s'interposa.
— Non ! Ils sont innocents, laisse-les s'en aller, plaida-t-il avec désespoir.
— Ils ont probablement tué toute mon équipe, et tu veux que je les libère ? Ce n'est pas comme ça que la vie fonctionne, petit.
— Et si je te promets que je te suivrai sans discuter ? Que je me plierai à toutes les analyses, toutes les expériences, toutes les missions que le Bunker m'imposera ?
— Mais c'est ce qui t'attend n'importe comment. Je me fiche que tu viennes avec moi volontairement ou non. Ton avis nous importe peu, et tes désirs encore moins. Cependant, je commence à comprendre... Même si Eden vous le demande gentiment, vous ne nous autoriserez pas à partir, hein ?
Ce fut César qui lui répondit.
— Il en est hors de question.
— Ah, que c'est dommage. (Rodrigo soupira pour la forme.) Je suppose que je n'ai pas le choix...
Avec une expression presque enjouée, Rodrigo raffermit sa prise sur son arme et mit en joue.
— Si le Bunker ne peut pas t'avoir, eux non plus.
Blythe réagit avant que le coup de feu ne déchira le silence de la nuit, aussitôt suivi par un deuxième qu'il enregistra avec un coup de retard. Il bondit devant Eden, poussant le jeune homme au sol, de la même manière qu'il avait plaqué Isaac quand la navette aérienne s'était crashée au lac.
Ils tombèrent tous les deux par terre, roulant sur quelques mètres à cause de la force qu'avait mis Blythe dans son sauvetage désespéré. Eden atterrit sur le dos, et il gémit quand Blythe retomba sur sa poitrine. Il saisit son aîné par la taille pour qu'il ne l'écrase pas.
Les yeux de Blythe papillonnaient dans tous les sens, incapables de se fixer sur un point précis. Quand il parvint à se calmer, il remarqua que Rodrigo s'était également effondré, un filet de sang maculant son front. Le tir avait été propre, ne lui laissant aucune chance de survie. Porter rengaina son arme fumante avec un air impassible qui ne trompait personne ; ses mains tremblaient.
— Il avait menacé Serendipity, s'expliqua-t-il quand il sentit le regard choqué des autres sur lui. Et Eden, je ne pouvais pas...
— Ne t'en fais pas, le rassura César. Si ça n'avait pas été toi, ça aurait été moi.
La pression des mains d'Eden sur sa taille ramena Blythe à sa propre situation. Il avait mal. Eden le serrait du côté gauche et ses doigts s'enfonçaient dans sa chair. Il siffla de douleur et Eden relâcha sa prise.
— Blythe ? paniqua-t-il.
— Non, ce n'est rien, tu m'as fait mal en me tenant... Tu es plus fort que tu ne le penses, blagua Blythe.
Sa tentative de détendre l'atmosphère échoua. Les yeux d'Eden s'écarquillèrent, et Blythe ne put s'empêcher de penser qu'ils brillaient encore plus que les étoiles qui étaient accrochées dans le ciel. Il se secoua pour chasser l'idée, en vain. Sa tête devenait brumeuse.
— Je t'ai à peine touché, murmura Eden.
Blythe l'observa quand il leva le bras entre eux. Son cœur loupa un battement quand il vit le sang rouge et épais qui recouvrait la paume d'Eden.
— Oh, mon Dieu, souffla-t-il.
— Tu es blessé, déclara Eden en se redressant sur les coudes.
Blythe l'imita. La chaleur d'Eden lui manqua aussitôt, pourtant il se força à examiner la zone où la douleur pulsait de plus en plus fort maintenant que l'adrénaline s'estompait. Sa veste dissimulait tout, mais quand il la retira il découvrit que le bas de son T-shirt était trempé de sang. Il releva le vêtement d'un geste tremblant.
C'était la deuxième fois en l'espace de seulement quelques secondes que Blythe observait une blessure par balle. Il n'était pas certain d'apprécier la vision.
Choqué, Blythe se laissa manipuler par Eden jusqu'à ce qu'il se retrouve allongé sur le dos à son tour. Il tenta de se redresser mais on maintint ses épaules en place pour l'immobiliser.
— Eden ? appela-t-il.
— Tu saignes, Blythe, tu as été touché... Par ma faute, oh non...
— Non, arrête ! Ce n'est pas ta faute, ce n'est pas toi qui as tiré.
— Mais ça aurait dû être moi la victime !
— Je t'interdis de dire ça !
Blythe inspira profondément. L'air commençait à lui manquait et il ne sentait plus ses doigts. Le choc, le sang qui ne cessait de couler, la douleur, tout cela formait un cocktail dangereux qui lui donnait envie de dormir. Il contempla l'idée.
— Tu n'as pas le droit de mourir, finit par déclarer Blythe.
— Toi non plus.
— Je n'en ai pas l'intention. Pas maintenant que je t'ai retrouvé.
La détresse dans les prunelles d'Eden lui fit comprendre que la situation n'était pas favorable. Les prochaines minutes passèrent dans un flou total. Il fut décidé que le transporter à pied était une très mauvaise idée qui pouvait empirer son état. Porter utilisa donc la radio pour contacter Poppy et lui demander de les rejoindre le plus vite possible. En attendant, César se mit au travail. Eden déplaça Blythe jusqu'à la tente médicale, où César commença par éponger le sang avant d'examiner la blessure. Il ne retira pas la balle, et quand Blythe lui demanda pourquoi, il répondit que cela ne ferait que d'aggraver le saignement et qu'ils ne pouvaient pas se le permettre tant qu'ils ne seraient pas au refuge.
César fit de son mieux pour soulager Blythe, lui faisant respirer de l'oxygène et lui injectant un anti-douleur et un calmant. Le problème était qu'il lui était de plus en plus compliqué de garder conscience, malgré tous les efforts d'Eden.
— Ne t'endors pas, Blythe, pas maintenant. Reste avec moi, OK ? Regarde-moi. On va bientôt rentrer, et tout va redevenir comme avant. Non, mieux qu'avant. Je t'en fais la promesse. Si tu savais comme je m'en veux... Si j'avais été moins idiot, tout cela ne serait pas arrivé.
Blythe voulut lui répondre que la situation était plus complexe. Même si Eden ne s'était pas rendu dans l'espoir de protéger Serendipity, le Bunker aurait fini par leur mettre la main dessus un jour ou l'autre. Au moins, cette fois-ci, ils avaient été prêts.
Mais il en fut incapable. Sa langue était lourde, et les mots lui échappaient, tout comme sa volonté. Il laissa ses yeux se fermer, ne parvenant pas à les rouvrir même quand Eden le secoua violemment, tremblant à cause des sanglots qui menaçaient de le submerger.
— Blythe !
Il était trop tard : l'inconscience appelait Blythe, et il succomba à son chant.
*
La vallée était en fleurs. Le soleil brillait haut dans le ciel, et l'air avait cette douceur que Blythe avait appris à associer avec cette période hybride entre le printemps et l'été, où les journées se faisaient plus longues et plus chaudes.
Mais ce n'était pas le spectacle de la nature qui attira l'attention de Blythe. Pas quand il y avait une œuvre d'art juste sous son nez. Eden était occupé à contempler la vallée qui les entourait de ses bras nourriciers. Il portait une fine chemise blanche, et la brise légère faisait bruisser le tissu. Sa peau avait pris une teinte dorée, s'approchant plus du caramel que du lait, et ses cheveux étaient plus longs, éclaircis par le soleil.
Il se tourna vers Blythe quand il sentit peser l'attention de son aîné sur lui :
Tu aimes ce que tu vois ?
Je ne peux qu'adorer quand c'est toi.
Les joues du garçon rosirent, mais ce n'était pas de la gêne, plutôt du plaisir d'être complimenté et adoré. Il laissa un éclat de rire cristallin lui échapper, qui s'envola vers l'horizon. Blythe ne fit aucun effort pour le rattraper. Pourquoi s'acharner à le poursuivre quand il avait sa source à proximité ?
Ravi, Eden commença à marcher, suivant un sentier invisible qui serpentait entre les herbes et les fleurs. Blythe était cloué au sol. Malgré toute sa volonté, il était incapable de le suivre. L'inquiétude remplaça le sentiment de satisfaction et de paix qu'il ressentait jusqu'à présent.
Eden ! appela-t-il avec désespoir. Le garçon se retourna.
Qu'y a-t-il ? Tu ne veux pas partir ? Il se fait tard, si on veut être au refuge à l'heure pour le dîner, il faut qu'on y aille maintenant.
L'expression d'Eden se fit taquine.
À moins que c'est encore une de tes idées pour que l'on passe du temps ensembles avant de retrouver nos amis ? Je dois dire que je ne dirais pas non à un petit moment privilégié avec toi... J'aime Joy et les autres, mais on n'a jamais d'intimité quand on retourne à Serendipity.
Blythe était perdu. Retourner à Serendipity ? Pourquoi étaient-ils partis ? Son esprit était confus, et réfléchir était douloureux. Comme s'il sentait son trouble, Eden s'approcha et frotta de son pouce le pli qui s'était formé entre ses sourcils.
Dois-je te rappeler que c'était ton idée ? C'est toi qui voulais passer l'été à Serendipity, ne me dis pas que tu regrettes déjà... Ça m'attristerait d'avoir fait le voyage depuis les montagnes pour rien.
Une image s'imposa à la mémoire de Blythe avec grande difficulté. Il n'était pas facile de se rappeler un souvenir qui n'avait pas encore été créé, mais Blythe y parvint. Il vit une petite cabane nichée en hauteur, au milieu d'un paysage blanc et étincelant, qui lui donnait l'impression de rentrer à la maison ; deux silhouettes habituées à marcher sur des centaines de chemins différents à travers, mais toujours heureuses d'apercevoir les éoliennes et le toit de Serendipity au loin ; les rues bondées et les hautes tours de New-Hope où un jeune homme aux cheveux pâles et son compagnon à l'air sérieux les accueillaient à bras ouverts.
Et Blythe comprit enfin ce qu'il vivait. Ce n'était pas un souvenir, mais une vision. Une facette de l'avenir qu'il avait la possibilité de vivre à son tour. Qu'il avait déjà vécue.
Eden ne l'avait pas attendu pour se remettre en route, avançant d'un pas enjoué, une mélodie au bout des lèvres.
Attends-moi ! lança Blythe.
Le dernier arrivé est de corvée vaisselle ! répliqua Eden en se mettant à courir.
Le cœur de Blythe n'avait été aussi léger qu'àce moment, alors qu'il traversait la vallée à toute vitesse, Eden à ses côtés,le futur à leur portée.
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