chapitre iii

Le dîner fut un véritable festin.

Poppy et Joy s'étaient surpassées, et Blythe avait l'eau à la bouche en voyant tous les plats qui recouvraient la table : des gratins de légumes dorés, des tourtes à la viande encore fumantes, des nouilles sautées, du poisson grillé... Même Isaac avait participé à l'effort en préparant une tarte aux pommes.

— C'est pour moi tout ça ? demanda Porter. Si j'ai le droit à cet accueil à chaque fois que je viens plus tôt, préparez-vous à ce que commence à débarquer à l'improviste plus souvent...

Joy le frappa avec un torchon.

— Ne sois pas idiot, ça n'a rien à voir avec toi.

— Un peu, quand même, intervint Poppy. Disons que tu n'es que l'excuse que nous cherchions pour enfin nous faire plaisir. Malgré la serre, l'hiver a été rude. Nous fêtons le printemps.

Poppy avait raison. Les températures étaient tombées extrêmement bas ces derniers mois, si bien que Joy avait d'abord cru qu'une faille s'était ouverte juste au-dessus du refuge avant de comprendre qu'il ne s'agissait que du changement de saison. Les habitants de Serendipity avaient dû se resserrer la ceinture, surtout par rapport à la consommation d'électricité.

— Pardon de ne pas avoir fait le déplacement aussi souvent que je vous l'avais promis, dit Porter en contemplant son assiette pleine mais intouchée. Je savais que vos réserves étaient basses, mais pas autant.

— Pourquoi t'excuses-tu ? Ce n'est pas ta faute, répondit Blythe.

Porter haussa un sourcil dans sa direction. Ils étaient assis l'un en face de l'autre en bout de table.

— Tout de même, si. Je suis la personne chargée de vous ramener vos provisions, ce que je n'ai pas fait alors que j'aurais dû. Tu ne peux pas m'empêcher de me sentir coupable.

— Probablement pas. Tout comme tu ne peux pas m'empêcher d'être soulagé que tu n'aies pas pris de risques inconsidérés pour venir à Serendipity alors que ce n'était pas urgent.

Le message était explicite : merci d'avoir été prudent, je n'aurais pas supporté qu'il t'arrive quelque chose. Porter faisait partie de cette petite famille reconstituée qu'était Serendipity même s'il passait plus de temps à New-Hope qu'au refuge, ce qui n'avait pour effet que d'augmenter l'instinct protecteur de ses amis. Se déplacer en-dehors des villes était dangereux, encore plus quand on s'aventurait dans des régions comme la vallée. Porter se mettait en danger à chaque fois qu'il se rendait à Serendipity, et toutes les personnes assises autour de cette table en avaient conscience. 

Porter adressa un petit sourire à Blythe, auquel le jeune homme répondit en entortillant son pied autour de la cheville du livreur sous la table. Le sujet changea tandis que les six amis mangeaient, la conversation devenant de plus en plus animée à mesure que les plats étaient consommés et que les quelques bouteilles de vin rouge amenées par Porter se vidaient. Isaac protesta violemment quand sa sœur lui interdit de ne serait-ce que toucher à l'alcool.

Blythe s'était lui-même laissé aller à quelques verres, et il se sentait à l'aise, sur ce précipice entre le sommeil et le contentement, un état où il ne pouvait s'empêcher de sourire. Il ne refusa pas quand Porter leur proposa une partie de cartes après le dîner.

Les autres habitants jouèrent durant quelques tours avec eux avant d'abandonner.

— Je refuse de continuer cette mascarade, protesta César. Tu triches !

— C'est faux ! Regarde, Blythe a gagné les deux derniers tours.

— Ce n'est clairement pas une bonne excuse, tout le monde sait que tu es incapable de lui résister !

César fut le premier à se lever et à aller se coucher, bientôt rejoint par les autres, jusqu'à ce qu'il ne reste plus que Porter et Blythe dans la salle commune, le jeu de carte oublié entre eux. Seule une petite lampe éclairait la grande pièce, sans parvenir à chasser les ombres qui se massaient dans les coins.

— Salut, murmura Blythe.

— Salut, répondit Porter. Alors comme ça, je t'ai manqué ?

— Tu sais très bien que oui, souffla le jeune homme. Veux-tu que je t'explique pourquoi, ou vas-tu m'épargner cette humiliation ?

— Ce n'est pas une honte de dire que tu tiens à quelqu'un.

Blythe fit mine de réfléchir, mais le sourire qu'il ne parvenait pas à contenir trahissait sa joie.

— Tu as raison.

Quand Porter leva le bras, Blythe n'hésita pas à se blottir contre lui, le menton contre son torse. Il disposait d'une vue parfaite pour admirer le visage du livreur. Porter était plus vieux que Blythe de quelques années, du haut de ses vingt-six ans, mais ses cheveux décolorés en gris et son nez en forme de bouton de rose le rajeunissaient.

Ce qu'il y avait entre Porter et Blythe n'était pas de l'amour. Pas pour l'instant. Peut-être que ça ne le deviendrait jamais. Mais c'était une source d'affection et de réconfort pour les deux amis, et aucun des deux n'avait de problème à admettre qu'ils étaient plus proches que les autres habitants.

Quoique, à en croire la façon dont Joy et César se regardaient quand ils pensaient être seuls, ce n'était qu'une question de temps jusqu'à ce que le titre leur soit dérobé...

— Quand repars-tu ? demanda Blythe.

Il s'amusait à faire courir son doigt sur le col du pull de Porter, trouvant toutes les réactions du jeune homme charmantes, comme la façon dont il frissonnait.

— Quand tu ne voudras plus de moi.

— C'est une réponse dangereuse... Que feras-tu si je refuse que tu t'en ailles ? Tu resteras coincé à Serendipity ?

— Il y a pire endroit où finir son existence...

Blythe ne put s'empêcher de capturer les lèvres de Porter, avalant la fin de sa phrase. Il savait très bien que ce n'était pas une discussion sérieuse : jamais Blythe ne demanderait à Porter de rester, pas alors qu'il était pleinement conscient que ça rendrait son ami malheureux.

Leur baiser sembla durer une éternité durant laquelle Blythe s'autorisa à se perdre. Il se cambra quand les mains de Porter glissèrent sous son haut et caressèrent son dos, avant d'agripper fermement sa taille. Quand ils finirent par se séparer, ils avaient tous les deux le souffle court, et Blythe était certain que le vin n'était pas la seule raison pourquoi la tête lui tournait.

— J'ai l'impression que tu veux me demander quelque chose, souffla Porter.

Blythe fut distrait par la gorge de Porter, découverte maintenant que le jeune homme avait laissé tomber sa nuque contre le dossier du canapé sur lequel ils étaient installés. Il ne put s'empêcher de tracer une traînée de suçons légers jusqu'à la mâchoire de Porter, avant de déposer un baiser furtif sur ses lèvres. Joy aurait un anévrisme si elle les surprenait en train de baptiser son précieux meuble.  

— Mmh... Je comptais aller récupérer les enregistrements du lac demain. Je me demandais si tu voulais m'accompagner. Tu n'es pas obligé d'accepter si tu préfères repartir tôt.

Blythe retint son souffle quand Porter le contempla un long moment. Ses yeux étaient sombres dans la pénombre, mais pas menaçants, jamais. Sous son attention, le jeune homme se sentait désiré. Il appréciait le sentiment.

— D'accord, accepta Porter. Une petite randonnée ne me fera pas de mal, encore moins si c'est en compagnie aussi charmante que la tienne.

— Fais attention, tu risques d'attirer le mauvais sort... Je suis sûr qu'Isaac voudra nous accompagner.

Porter grogna.

— Je t'en supplie, ne parle pas du gamin quand on est comme ça... Je me sens sale maintenant.

Blythe gloussa avant de s'extraire des bras de Porter. Ce dernier le laissa faire, l'observant avec curiosité tandis que Blythe passait une jambe au-dessus de celles de Porter, avant de s'assoir sur ses cuisses. Ainsi, ils étaient encore plus proches, et Blythe avait du mal à ravaler le désir qui brûlait en lui. Il ne put s'empêcher de réclamer encore un long baiser avant de se redresser.

— Heureusement pour toi, j'ai une idée pour te distraire.

— Ah oui ? Je suis curieux...

Porter dut se mordre la langue pour s'empêcher de gémir trop fort tandis que Blythe faisait glisser à nouveau ses lèvres le long de son cou, puis de son torse lorsqu'il parvint à retirer le pull de son ami. Il manqua de s'étrangler quand Blythe se laissa tomber à genou par terre et ouvrit sa ceinture.

Si le canapé n'avait pas été traumatisé par leurs précédentes démonstrations, il l'était sûrement maintenant.

*

Cette nuit, Blythe rêva qu'il était de retour à la Communauté. Il se trouvait dans l'observatoire, une grande pièce bâtie au sommet de la tour de communications, là où les gardes surveillaient l'horizon.

Ils avaient été incapables de prévoir la faille. En un sens, c'était un soulagement. Ils n'avaient pas eu à vivre dans l'attente de leur propre mort.

Comme toujours, Blythe n'était pas seul. Eden était assis dans un siège à roulette, et il s'amusait à se propulser d'un coin à l'autre de la grande baie vitrée qui offrait une vue imprenable sur les montagnes qui entouraient la Communauté. Il boudait, ses lèvres plissées, ses yeux cachés derrière une mèche de cheveux bruns trop longs.

Blythe reconnaissait la scène. Ils étaient jeunes, bien plus que dans le souvenir qui hantait d'ordinaire ses nuits. Eden ne devait pas avoir plus de treize ans, et Blythe quinze.

Tu vas m'oublier, murmura Eden.

L'idée fit rire Blythe. Eden lui lança un regard noir.

Mais non, idiot. Je vais juste rejoindre la patrouille de sécurité. On se verra moins, mais je serais toujours là.

Cela ne convainquit pas Eden. Il donna un dernier coup de pied et son siège fusa, plus rapidement que prévu. Blythe bondit pour le stopper net dans sa course, en profitant pour poser ses deux mains sur les épaules de son ami.

Tu sais bien que je n'ai pas le choix. La Communauté ne tourne que si on s'investit tous dans son fonctionnement.

C'est ta mère qui t'a dit ça, hein ? rétorqua Eden avec colère.

Blythe fut tellement surpris qu'il ne répondit pas tout de suite. L'expression frustrée d'Eden se décomposa.

Tu es vraiment obligé de rejoindre la patrouille ? C'est dangereux de sortir du camp.

Peut-être. Mais au moins je serai plus proche des étoiles. J'ai entendu dire que les postes de guet sont installés au sommet de certains pics. Ainsi, je pourrai observer le ciel de près, et je te raconterai tout à mon retour.

Blythe sut qu'il avait marqué un point quand Eden ouvrit la bouche, comme excité par la perspective. Le garçon ne protesta pas quand Blythe le tira de son siège pour l'attirer dans ses bras. Blythe enfouit son nez dans ses cheveux, inspirant profondément son odeur de jasmin et de lessive.

Tu me promets que tu reviendras à chaque fois ?

Je te le promets.

Eden se raidit dans ses bras, avant de se mettre à trembler. Blythe ne comprit que trop tard qu'il pleurait, de violents sanglots lui déchirant la gorge et menaçant de l'étouffer. Ses grands yeux étaient bordés de larmes grosses comme des diamants.

Alors pourquoi m'as-tu laissé mourir ?

Quand Blythe se réveilla en sursaut, les dernières paroles d'Eden ricochaient comme un chœur dissonant dans ses tympans. Il était désorienté et mit un moment à reprendre conscience de son environnement.

Il était dans sa chambre. Il reconnaissait bien son lit, sa table de chevet où une pyramide de romans de poche menaçaient de s'effondrer, et la fenêtre virtuelle qui était réglée pour projeter l'illusion d'un ciel étoilé. La vue des constellations donna envie à Blythe d'éteindre l'écran.

Un mouvement à sa droite attira son attention. Il n'était pas seul, et son sang se glaça brusquement. Et s'il s'agissait d'un autre rêve ? Était-il condamné à passer d'un cauchemar à un autre, poursuivi par Eden et ses reproches ?

— Blythe ?

La voix de Porter, éraillée par le sommeil, brisa la panique de Blythe. Il inspira profondément et se frotta les yeux.

— Je suis là.

— Encore un cauchemar ?

Blythe hocha la tête. Même si Porter ne pouvait pas le voir, il n'avait pas besoin d'une confirmation. Ce n'était pas la première fois qu'ils dormaient ensemble. Accepter de passer la nuit avec Blythe, c'était accepter ses cauchemars. Heureusement que Porter avait le sommeil lourd la majorité du temps.

Pas cette fois.

— Tu veux en parler ? demanda-t-il doucement.

— Non, souffla Blythe. Ca ne le fera pas partir.

— Parce que tu n'es pas prêt à ce qu'il s'en aille.

En temps normal, Blythe n'aurait pas supporté la remarque de Porter. Même s'il considérait qu'il était une personne calme et facile à vivre, il y avait des sujets qui le dérangeaient tellement qu'il ne parvenait pas à refouler la colère qui l'envahissait lorsqu'ils étaient mentionnés. Mais là, encore à moitié endormi, les muscles douloureux d'avoir déchargé le camion puis d'être passé entre les mains de Porter, il n'avait pas la force de s'énerver.

— C'est tout ce qu'il me reste de lui, chuchota Blythe.

Porter ne répondit pas quand Blythe se colla contre lui, se contentant de passer un bras autour de ses épaules et de presser ses lèvres contre son front. Blythe ferma les paupières en soupirant. Le sujet était clos – pour l'instant.

Même si aucun habitant de Serendipity n'avait connu Eden, et qu'ils ne savaient de lui que les bribes d'information que Blythe avait concédées presqu'à contre cœur, ils ressentaient tous sa présence comme s'il avait vécu auprès d'eux. Blythe traînait son fantôme depuis la chute de la Communauté, quatre ans plus tôt, et personne sauf Porter n'avait le courage de lui dire que ce n'était pas sain. Qu'il devrait faire son deuil. Que de s'interdire de penser à lui la journée, quand le soleil rendait la perspective de sa mort plus tangible, et de passer ses nuits à être poursuivi par son souvenir n'était pas normal. Ce n'était pas acceptable.

Oh, Blythe le savait. Bien sûr qu'il avait conscience qu'il se faisait plus de mal que de bien en gardant tout cela enfoui en lui. Mais c'était plus fort que lui.

Les premières larmes tombèrent en silence. Porter les essuya sans poser de question et Blythe eut un pincement au cœur. Je ne le mérite pas, songea-t-il. Il comprenait pourquoi Porter ne restait pas à Serendipity. Qui voudrait passer tout son temps auprès de Blythe alors qu'il était dans cet état-là ? Constamment au bord du précipice, prêt à basculer au moindre faux pas, et à entraîner tout le monde dans sa chute. Les autres habitants du refuge ne le surprenaient pas aussi souvent que Porter quand il était ainsi.

Tu ne peux pas t'empêcher de les décevoir et de tous les laisser tomber, se reprocha-t-il.

La respiration lente et profonde de Porter indiquait qu'il s'était confortablement rendormi, avec ses bras serrant étroitement Blythe contre lui, comme s'il refusait de le lâcher. Et Blythe était égoïste : il ne voulait pas que Porter s'en aille. Tout comme il ne voulait pas laisser partir ces souvenirs tordus d'Eden. Il ne désirait qu'une chose, de pouvoir garder auprès de lui tous ceux qu'il aimait.

Ce tourbillon de pensées et de sentiments mitigés le garda éveillé jusqu'à ce que la fenêtre virtuelle simule l'aube, beignant la chambre d'une douce lueur dorée. Quand Porter se réveilla, Blythe l'accueillit avec un baiser, les deux jeunes hommes gloussant à cause de leur mauvaise haleine respective.

Aucun des deux ne mentionna ce qu'il s'était passé dans la nuit.

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