6 | 𝔼𝕩𝕖́𝕔𝕣𝕒𝕓𝕝𝕖 ?

« 𝕁e comprends ton raisonnement, Séra. Vraiment. Mais, tout sera différent maintenant que nous veillons tous deux sur Eli. »

« Je pense d'ailleurs que le moins que tu puisses faire, avant de l'arracher à sa Louisiane natale, c'est lui accorder la faveur de l'accompagner au Big Easy. »

« Et puis, quelle idée de le traîner dans un autre État du jour au lendemain ! Franchement. Tu pourrais l'aider à se rétablir ici, auprès de sa famille... TA famille. J'imagine toutefois que cela serait trop te demander, puisque l'idée de renouer avec tes racines te rebute tant. »

Les bras croisés sur sa poitrine, yeux rivés sur ma personne, Améthyste continue de déblatérer. Son ton de cadette mécontente s'intensifie au fur et à mesure de son monologue. Une main ferme autour du volant, je m'accoude à ma portière en me massant mollement le crâne.

Bien qu'elle sache que je ne peux lui répondre pour l'instant, elle semble espérer me convaincre. C'est mal me connaître. Mes décisions sont le plus souvent irrévocables.

Voyant qu'elle n'obtient pas gain de cause, ma sœur finit par se renfrogner au bout de quelques kilomètres. Le silence qui retombe dans l'habitable de mon Ram 1500 dure jusqu'à notre arrivée à Bywater.

Là-bas, je contemple distraitement les maisons défiler le long des trottoirs. Certaines marient les couleurs dans la clarté de la nuit, d'autres s'habillent de sobriété et, quant aux traditionnelles habitations créoles, elles perdurent fièrement au fil des siècles. Contre vents et marées.

Ma nostalgie me berce tendrement.

Contrairement à ce que laisse entendre Thys, j'aime la façon dont la seule diversité de ces bâtiments reflète l'histoire et une partie de l'identité de NOLA. J'ai grandi en vibrant au rythme des cultures qui s'y entremêlent, à l'ombre de son architecture tout aussi éclectique et admiratif des fresques que l'on retrouve sur les murs de ses différents quartiers. C'est d'autant plus déplorable que j'ai dû quitter la ville pour vivre ma vérité.

Ma brève sérénité s'échappe lorsque je me gare devant la demeure d'Akim.

— On est arrivés, soupiré-je malgré moi.

— Sans blague, grommelle-t-il dans sa barbe. Je n'avais pas remarqué...

Je ravale l'agacement qui me remonte dans la gorge et descend à sa suite.

Comme chez moi, à Fort Worth, ce voisinage – principalement composé d'adultes pris dans l'engrenage de la vie active et de leur famille – rassemble des maisons bien alignées et des jardins soigneusement entretenus. Tout est très calme à cette heure de la soirée. La seule exception étant la maison d'en face. Les échos du saxophone de ce vieillard, assis sous son porche, emportent la zone résidentielle entière dans le dans le ballet de notes maîtrisées d'un jazz mélancolique.

Alors que je monte la dernière marche, le visage légèrement tuméfié d'Eliakim se tourne vers moi, éclairé par les lumières tamisées du porche de sa vieille bicoque. Ses yeux tranchants me ciblent, au lieu de se concentrer sur la serrure dans laquelle il entre machinalement sa clef.

— Comptes-tu me suivre à la trace, à chaque seconde ?

Son interrogation incongrue me prend de cours. Surtout que j'en ai autant envie que je souhaite à nouveau m'infliger la puanteur des lieux. Mais ai-je d'autres choix ?

— C'est vrai que ma présence quotidienne à tes côtés ne fait aucunement partie de notre accord, pesté-je en pénétrant à l'intérieur sur ses talons.

Je me retiens de retrousser mes lèvres sous mon nez tandis que mon sarcasme indolent achève de l'irriter.

— Tu gagnerais haut la main au concours de l'individu le plus exécrable des États-Unis, crache-t-il du même ton.

— Je te retourne le compliment. Mais, eh ! Tes valises ne risquent pas de se boucler toutes seules, surtout si on passe la soirée debout dans ton salon à se mater en chien de faïence.

À son tour de ravaler sa bile.

Me laissant planté dans son capharnaüm, Akim slalome d'un pas aisé mais las entre meubles et détritus. Il emprunte en silence les escaliers qui mènent à l'étage, non sans me toiser auparavant.

« Tu devrais monter avec lui. »

Je braque un regard ombrageux sur Améthyste. Elle enlace ses mains contre son petit ventre, gênée.

J'ai un gros pincement au cœur en repensant à la vie qui y germait lorsqu'elle s'est faite faucher par ce salop de chauffard, mais reste ancré dans le présent.

« Eli a tendance à cacher des bouteilles d'alcool un peu partout et, j'ai beau essayer de toutes mes forces, je ne sais toujours pas déplacer les objets. »

La force spirituelle de chaque esprit est différente, au même titre que leur charge émotionnelle. Ainsi, ils ne sont pas tous en capacité d'agir sur leur environnement, que ce soient des objets ou des personnes. Je soupire et obtempère donc sans piper mot. Mes pas étant plus vifs, j'évite les obstacles et arrive au premier seulement quelques secondes après Eliakim. Pile poil afin d'intercepter la porte qu'il n'hésite pas à pousser fortement après son passage.

— Ouverte, annoncé-je paume plaquée sur cette dernière, joignant le geste à la parole.

Après neuf mois à jouer les matons ripoux dans un centre pénitentiaire, j'ai visiblement assimilé leurs méthodes.

Quelle horreur.

Akim interrompt son avancée vers l'armoire, au niveau du champ de bataille qu'est son lit, pour à nouveau me regarder de travers. Il se détourne pourtant sans répliquer, sûrement décidé à se coller à la tâche. Je sens toutefois un autre regard sur moi et quitte le fardeau des yeux pour aviser Améthyste.

Constatant qu'elle me fixe, tout aussi mécontente que son mec, je grommelle à voix basse :

— Quoi ?

« Tu le targue d'y mettre de la bonne volonté, mais vois comme tu le traites ; tantôt tel un détenu, tantôt tel ton ennemi juré. Maintenir un climat si chargé d'hostilité ne donnera pas un meilleur résultat que ses précédentes tentatives. »

Sauf que, contrairement à son père et sa tante, je fonde toute mon assurance concernant sa réhabilitation sur l'expertise de professionnels durant un programme bien rodé, et non sur des prières sollicitant la miséricorde d'une entité céleste.

Je glisse mes mains dans les poches de ma veste et guette les mouvements désordonnés d'Akim du coin de l'œil, sans estimer nécessaire de répondre aux complaintes de ma sœur dans l'immédiat.

« Séraphin ! Je suis en train de te parler ! Il est déjà assez douloureux d'être invisible aux yeux des personnes que j'aime pour que la seule qui m'entende encore m'ignore royalement. »

— Pardon, mais je me démerde surtout pour ne pas finir en psychiatrie comme Na Gerlinda ! m'emporté-je à mon tour, aussi discrètement que possible.

Le fait que le fantôme qui me gravite autour en ce moment soit ma sœur ne change rien à cette préoccupation perpétuelle. Je tiens Thys entre mes yeux insistants pour qu'elle le comprenne, puis lance une œillade à son mari. Pensant sûrement que je m'embrouille au téléphone, il m'observe quelques secondes où nos prunelles s'accrochent. Le genre d'échange qui nous dérange tous les deux. Mais je refuse de céder avant lui, question d'orgueil. Je suis satisfait qu'il se remette bien vite à trier son bordel et m'en retourne à Améthyste, qui reprend :

« C'est à moi de m'excuser. Avec tout le chaos qui entoure mon bien-aimé, je... j'ai perdu de vue combien il est périlleux pour toi d'avoir en permanence une oreille attentive au monde des vivants et l'autre tendue vers les esprits qui y errent. »

La tendresse à présent imprimée dans ses iris limpides et ses traits compatissants m'adoucit autant que ses mots.

« Cela est si injuste que les personnes comme toi et Mamie Gerlinda risquent l'internement en révélant l'existence de leur don. En particulier après s'être confiées à des proches... Je suis si heureuse que tu m'aies jugée assez loyale pour accueillir un tel secret lorsque tu t'es miraculeusement réveillé avec cet incroyable don de Dieu. »

J'esquisse un rictus de circonstance.

Mon incroyable don de Dieu, louange-t-elle... La majeure partie du temps, je le vis plutôt comme un calvaire.

J'aurais préféré qu'il ne se manifeste jamais. Que cette expérience de mort imminente, après ma stupide noyade sur ma stupide première intervention de bleu, il y a de ça 18 ans, n'ait été qu'un mauvais rêve. Et que toutes ces problématiques de fantômes soient restées exclusives à des foutus programmes de divertissement, où tout le monde se marre à la fin en criant: « Vous êtes dans une émission canular ! ».

Mais ça se saurait si on obtenait toujours ce qu'on veut dans la vie.

Je m'écarte un peu dans le couloir pour discuter avec Améthyste de manière plus sereine.

— Je n'emmène pas Akim au Texas dans l'unique but d'éviter de me coltiner ses parents, ni même les nôtres.

Son air dubitatif me pousse à avouer :

— OK. Est-ce que je trouve mon compte dans cette nécessité d'éloignement ? Bien sûr ! Mais, en toute objectivité, il a juste de meilleures chances de briser le cercle vicieux dans lequel il s'est enfoncé s'il quitte son quotidien et tous les lieux qu'il a pu fréquenter avec toi.

« En gros, tu prévois qu'il m'oublie ? » me reproche-t-elle, effarée.

Je lui adresse un sourire compatissant.

— Aucune des personnes qui t'aient jamais connue ne saurait t'oublier, petit rayon de soleil. Celles qui t'ont aimée moins encore. Mais pour guérir, il doit aussi réussir à faire son deuil.

Thys opine, lentement. Son regard, tout d'un coup absent, indique combien elle est dévastée par cette fatalité. Elle semble pourtant y être résignée.

Sans doute machinalement, sa main caresse son bout de ventre par-dessus sa robe lavande aux plumes imprimées blanches. Une de ses préférées, offerte par notre mère si je me souviens bien. Puis elle avance avec un sourire marqué de tristesse.

« Tu as raison. Je vais aller m'assurer qu'il ne fourre rien de fâcheux dans sa valise. »

J'acquiesce et pivote vers la porte de la chambre, prétendant scanner avec attention les faits et gestes d'Eliakim afin de fuir ces mimiques de grossesse particulièrement douloureuses.

Bien que je ne souhaite pas avoir d'enfants, je me réjouissais du bonheur de ma cadette et m'étais même fait à l'idée de devenir oncle...

Contre toute attente, ma sœur me prend au dépourvu avec un câlin sur le côté et une bise sonore.

« Je t'aime, grand frère. Merci d'être là pour nous. Oh, et, je me dois aussi de te confier que je n'étais pas certaine de parvenir à te prendre dans mes bras. Je suis ravie d'y être parvenue. Cela me fait un bien fou ! »

— À moi aussi, petite sœur, haleté-je dans un souffle bouleversé.

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