3 | 𝕍𝕚𝕤𝕚𝕥𝕖 𝕚𝕟𝕠𝕡𝕚𝕟𝕖́𝕖
« Ton chef a-t-il validé ta demande de congé exceptionnel ? »
— Bonjour à toi aussi, ma chère sœur. Je me porte bien, merci de demander, lâché-je nonchalamment en verrouillant la porte de mon domicile puis ma porte moustiquaire.
Je descends ensuite du perron, sac sur le dos, toujours sans lui accorder le moindre regard.
Mon indifférence quant à sa présence, est cependant feinte. Je sens parfaitement l'énergie de Thys suivre mon avancée.
« Est-ce la vie texane qui te rend si ronchon ? » se renfrogne-t-elle.
Soucieux de ne pas ressembler à un fou qui cause seul tandis que je me dirige vers ma voiture, je porte mon téléphone à mon oreille.
— J'opterais plutôt pour le fait que ma cadette m'ait littéralement ghosté, pendant deux ans, avant de revenir me hanter du jour au lendemain. Et oui, je suis sur le départ, comme tu vois... Avec l'allègement des procédures administratives depuis la Covid-19, j'ai pu contacter en visio les personnes dont je t'ai parlé hier. Mais rien n'est encore ac–
« Hola, mi Caramelo ! »
Je m'arrête net au bout de mon allée quand un deuxième fantôme apparaît face à moi.
— Salut, ma belle. Désolé, je ne vais pas avoir beaucoup de temps à t'accorder. Je suis un peu pris, là.
« Je vois ça... »
Et voilà, une deuxième nana qui me fait la tronche ! C'est bien ma veine. Je la contourne, comme si de rien n'était, et grimpe dans mon pick-up. La nouvelle venue m'y rejoint. Toisant Améthyste, qui l'a volontairement devancée sur le siège avant, elle peste bras croisés :
« C'est qui, celle-là ? »
— Ma petite sœur, Améthyste. Thys, je te présente Nehemiah Bellacruz. Je bosse sur son affaire en ce moment.
« Wow, je savais pas que t'avais une frangine ! Morte, en plus. C'est récent, ou... ? »
Je démarre mon Ram 1500, m'engage sur la route et salue les Matthews – un vieux couple de voisins dont le commérage est le passe-temps favori. Pendant ce temps, les filles tapent la discute comme si elles venaient de se rendre compte qu'elles mataient toutes les deux la nouvelle série phare de Prime Video.
« C'était il y a deux ans. »
« Ah, ça t'est arrivé comment ? »
« Fauchée sur un trottoir. »
« Bah merde. J'espère que ce connard a eu ce qu'il mérite ! »
« J'aurais préféré. Le chauffard n'a jamais été retrouvé. »
« Sérieux ? s'étonne la petite brune au carré plongeant rose Barbie. C'est pour ça que t'es encore sur Terre ? T'as pas le droit de mener d'enquête sur tes proches ? »
C'est moi qu'elle dévisage à présent via le rétro central.
— J'ai été autorisé a explorer toutes les pistes imaginables.
« Et t'as toujours pas trouvé qui l'a tuée ? »
Évitant le regard chagriné de ma sœur, qui ne me reproche pourtant rien, j'essaie tant bien que mal de masquer le sentiment d'impuissance lié à cet échec.
« Mais t'as du nouveau pour moi. C'est bien pour ça que t'as ton sac de voyage ? »
— Non. Je... J'ai une urgence familiale, je dois me rendre en Louisiane, avoué-je en jetant des œillades au rétroviseur central pour évaluer sa réaction.
Nehemiah est le genre de fantôme à vite monter en pression, alors j'ajoute prestement :
— Ne t'en fais pas, Nehe, je ne te laisserais pas tomber avant d'avoir élucidé ton meurtre.
Il faut croire que ma réponse est loin de lui plaire. Son aura vibre furieusement et elle se penche d'un coup en avant pour m'avoir bien en face.
« Tu me laisses déjà tomber ! T'as le toupet de parler de famille, alors que je vois mes vieux pleurer tous les jours sans savoir où est mon corps ou ce qui m'est vraiment arrivé ! »
La voiture ralentit, puis se met à brouter.
Bon sang... Elle va encore me déglinguer le moteur et disparaître ?
On dirait bien que oui !
— Allez, Nehemiah... me fait pas ça. Je sais que t'es sanguine, mais t'es pas une rageuse.
Ma supplique paye. Peu de temps après avoir calé, le moteur redémarre. Non sans plusieurs essais infructueux.
« Eh bien ! Quelle sale petite p– »
Je détourne mon attention de la route pour aviser ma sœur.
— Attention à ce que tu vas dire, Thys.
« Pimbêche ! » crache-t-elle finalement.
Sa moue boudeuse et sa posture de gamine contrariée me tirent un sourire en coin.
C'est fou, j'ai l'impression qu'Améthyste n'a pas changé d'un poil une fois adulte. Elle m'a servi la même expression contrariée trop mignonne toute notre enfance.
— Faut pas trop lui en vouloir, souris-je tristement. Nehemiah a eu une fin horrifiante dans un réseau de trafic d'êtres humains. Ça fait d'elle un esprit caractériel et imprévisible, mais elle n'est pas méchante.
« OK, si tu le dis. », se déride Thys, ses yeux mordorés à présent levés vers moi.
Mes remords me nouent l'estomac. Mon petit bout de soleil fêterait ses trente ans cette année si elle était encore en vie.
« Veux-tu que je fasse une partie du trajet avec toi, ou puis-je retourner veiller Eli ? »
Sorti de mes songes, je me racle la gorge et me concentre sur la circulation déjà dense du centre de Fort Worth.
— Tu peux y aller, j'ai l'habitude de passer de longues heures seul dans ma caisse.
« Essaies-tu de me faire culpabiliser ? »
— Je ne suis pas salop à ce point.
Le silence qui plane m'incite à prendre un instant pour l'observer. Je récolte une œillade dubitative.
— OK, j'ai peut-être bien mes moments de connardise, accordé-je après un rire franc. Mais tu peux y aller, vraiment.
« D'accord, merci grand frère. Je te fais signe s'il se réveille ou s'il y a urgence. »
— Ouais, je m'en doute, ricané-je encore.
Thys disparaît avec un sourire complice.
J'arrive à l'hôpital universitaire de la Nouvelle-Orléans 8 heures plus tard. Une fois descendu de mon pick-up climatisé, je me remémore que les températures estivales ne sont pas plus clémentes ici qu'au Texas. Le temps que je franchisse les portes du bâtiment, de désagréables gouttes chutent déjà sur mes flancs et dans le sillon de mon dos.
Je déteste mariner dans des vêtements imbibés de sueur.
Ma sœur m'ayant donné le numéro de chambre d'Akim, je m'y rends sans passer par l'accueil. L'odeur aseptisée des lieux, leurs murs immaculés, le bourdonnement du personnel et des patients, tout ça me fout la gerbe. Mon seul réconfort est la fraîcheur des locaux en cet étouffant mois de mai. Je suis un peu plus détendu lorsque j'accède enfin au deuxième étage. Et là, impossible de louper sa chambre. Comme annoncé, un policier monte la garde devant la porte.
— Bonsoir, Officier, abordé-je poliment le grand gaillard. Je suis de la famille, je m'appelle Séraph-
— Désolé, Monsieur, le prévenu n'a pas droit aux visites.
Son visage anguleux et sa voix ferme marquent cette annonce comme irrévocable. J'opine.
— Je comprends. Vous avez reçu des directives et vous les appliquez. Sachez que je respecte votre travail, officier Thompson, lis-je promptement sur son badge, mais j'ai été assuré par le procureur qu'il était possible de faire exception.
D'un geste assez lent pour ne pas le surprendre, je repousse le pan de ma veste de service et dévoile mon badge. Je le décroche ensuite de ma ceinture avec précaution, veillant à ne pas exposer par la même occasion le holster sécurisant mon arme de service.
— Vous êtes... le ranger qui a appelé pour signaler l'accident ?
— Lui-même.
J'aurais gagné du temps si je portais une des vestes dont les divers patchs indiquent clairement mon affiliation. Seulement j'ai horreur de me balader avec sur le dos.
— Comment avez-vous su ce qui se passait depuis le Texas ? m'interroge-t-il, à la fois sceptique et curieux.
Seul mon chef détient cette information. Il est au courant pour mon don depuis de nombreuses années et me couvre habilement en cas d'événements inexplicables. Fort heureusement, civils ou agents de grade inférieur remettent peu en question mes allégations ; vive l'influence de l'appartenance aux forces spéciales.
— Beaucoup d'instinct et un coup de pouce du Ciel ? plaisanté-je, un sourire cordial aux lèvres. C'était récemment l'anniversaire de la mort de ma sœur. Eliakim Día est mon beau-frère.
— Oh, oui ! Toutes mes excuses. Ma hiérarchie m'a informé de votre visite, Ranger. Je ne m'attendais juste pas à ce que vous soyez...
Noir ? Créole ? Coiffé de dreadlocks ?
Vu comme il m'a scanné du regard à mon arrivée, la liste de suppositions est longue. Ça le fout assez mal, même pour un collègue noir américain. Il se décale donc sans finir sa phrase et m'autorise à entrer. Je le remercie d'un hochement de tête.
— Je hais les hôpitaux, lâché-je à voix basse en me rapprochant d'Améthyste.
« Sûrement car tu y as rarement reçu de bonnes nouvelles. »
Assise au chevet de son mari inconscient, elle se préoccupe à peine de mon arrivée.
— Ça doit beaucoup peser dans la balance, oui.
Je contourne le lit médical, auquel je tourne le dos afin d'aller installer mes affaires sur la table au fond de la chambre. Enfin, si je veux être tout à faire honnête, c'est d'Akim dont je me détourne.
« As-tu eu une réponse quant à ta demande ? »
— Eum, oui. J'ai eu la confirmation d'acceptation de ma proposition sur le chemin.
« Mwen loué Bondyé », entends-je souffler Améthyste, soulagée.
Il n'en faut pas plus pour que je me retourne, la mine renfrognée.
— C'est vrai qu'Il a tout fait tout seul, grommelé-je aussi en créole.
Améthyste décroche enfin son regard de son mari pour le poser sur moi. Une caresse délicate de petite sœur.
« Le Seigneur a œuvré à travers toi. »
Un sourire me prend en traître. Il semble que cette tendresse me manque plus que je ne le pensais.
J'aimerais savoir comment en vouloir à mon rayon de soleil ; notamment pour ces deux années de silence radio. Mais, même si elle m'irrite par moments, sa bénignité m'en a toujours rendu incapable. Je poursuis donc une discussion éparse avec elle pendant que j'installe mon PC et mon imprimante portables afin d'éditer les documents relatifs au dossier d'Eliakim. Nous parlons de tout, de rien, en évitant soigneusement les sujets qui fâchent. Jusqu'à ce que je gaffe comme un bleu.
— Ça faisait si longtemps que je ne m'étais pas exprimé en créole.
« Tu en aurais plus souvent l'occasion si tu renouais avec tes proches. Tu sais, ces personnes que tu as abandonnées en fuyant la Nouvelle-Orléans. Pas une seule fois tu n'es revenu leur rendre visite depuis mon enterrement. Je me demande même si tu te souviens que tu as des parents, encore bien vivants, qui t'aiment et ne souhaitent qu'avoir de tes nouvelles. As-tu au moins pensé à passer les voir, maintenant que tu es de retour ? »
Son ton reste égal, concerné. Ce discours moralisateur m'envoi pourtant dans les tours.
— Sérieusement ? Tu m'as forcé à revenir à NOLA pour Eliakim. Maintenant, tu en profites pour me faire des leçons sur la famille ? Mais t'es-tu manifestée à moi, ne serait-ce qu'une fois, depuis que tu es morte ? Mh... Non ! Et si ton abruti de mari n'avait pas fini dans un ravin, est-ce que j'aurais jamais su que tu ères toujours dans le monde des vivants ?
« Séra... »
— Quoi ? grogné-je sous son regard navré. Ah, oui... C'est tout de suite plus dur de se manger ses quatre vérités que de servir les siennes à autrui.
« Eliakim se réveille », élude-t-elle en se détournant de moi et de mes foutus reproches.
Je me tasse au fond du fauteuil, les mains glissées dans les poches de ma veste et la bouche remplie d'amertume.
Penchée au-dessus du blessé, Améthyste le couvre de mots et de gestes affectueux qu'il y peu de chance qu'il perçoive. Lorsqu'il émerge enfin, après de longues minutes de cajoleries fantômes, Akim me remarque au fond de la chambre. Dépité d'avoir plongé malgré lui ses iris noisettes dans mes orbes mordorées, il fixe le plafond en bougonnant :
— Je suis mort et je suis en enfer ?
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Personnage introduit :
• Nehemiah Bellacruz / morte dans sa jeune 20ène / fantôme dont Séraphin enquête sur le meurtre.
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