24 | 𝕃𝕒 𝕞𝕒𝕚𝕤𝕠𝕟 𝕕𝕦 𝕊𝕖𝕚𝕘𝕟𝕖𝕦𝕣
𝕃e clocher de la Grâce Éternelle sonne le coup de 8h30 lorsque nous descendons de voiture. La messe ne commence que dans trente minutes, mais l'église n'étant pas la porte d'à côté, j'ai préféré arriver en avance.
Les fidèles se réunissent déjà aux portes de la bâtisse ou discutent sous la légère bruine, aux abords du grand jardin fleuri qui l'entoure. Je verrouille mon RAM et jette un coup d'œil à Akim, qui me rejoint avec un demi-sourire poli. Son apparence soignée me renvoie à l'Eliakim d'avant, celui toujours tiré à quatre épingles et debout bien droit dans ses derbies. De mon côté, j'ai en sainte horreur des tenues formelles. Raison pour laquelle, malgré une immense fierté quant à mon statut, je réserve mes uniformes de Ranger et autres costumes aux grandes occasions. Le Seigneur me pardonnera bien un polo et des Timberland.
Nous longeons le trottoir qui borde la pelouse et marchons tranquillement vers le grand sentier pavé de pierres menant à l'entrée. J'apprécie beaucoup Granbury et, de manière plus générale, les petites villes, où les esprits errants sont habituellement moins nombreux que dans les métropoles comme Austin ou Fort Worth. Ceci dit, dans l'une comme l'autre, je les ignore allègrement. Tout comme j'ignore les remarques d'Améthyste, dont l'enthousiasme pour le charme pittoresque de cette bourgade semble intarissable. Je ne sors de mon mode filtre que lorsqu'Akim m'interpelle.
— Séra, j'aurais un dernier détail à passer en revue.
Il s'arrête à mi-chemin, je me tourne vers lui.
— Oui ?
— Es-tu armé ? murmure-t-il après un regard circulaire autour de nous.
— Comme toujours.
— D'accord, mais ne penses-tu pas qu'il serait mieux de laisser cette arme dans ton véhicule afin d'entrer en toute sérénité dans la maison du Seigneur ?
— Akim, on vit dans un monde de fous où les lieux de culte et les écoles ne sont pas hors limite pour les tueurs de masse.
— C'est donc un « non », marmonne-t-il, les yeux toujours tournés vers l'affluence de la petite foule de croyants.
— Exact et, au risque de te surprendre, je ne serai pas le seul. Les Texans sont particulièrement attachés au second amendement*.
Améthyste se pose à ses côtés, les bras croisés sur sa poitrine et la moue contrariée. Je pense toutefois son irritation moins liée à mon constat qu'aux deux policiers qui remontent l'allée vers les portes de l'église. Akim les fixe aussi, complètement déconnecté de ma présence.
— Le crachin s'intensifie, lancé-je pour regagner son attention. On y va ?
— Je...
Il les lâche du regard et se racle la gorge pour s'éclaircir la voix, mais peine visiblement à reprendre contenance.
— Je ne suis pas sûr que c'était une bonne idée.
— D'accord. Tu veux m'expliquer pourquoi ?
« Tu le sais pertinemment » rouspète Thys.
Effectivement, je le sais. Tout comme je sais que son père a dû avoir la discussion avec lui lorsqu'il était petit. Celle où on nous explique qu'on doit agir calmement lors d'une interpellation, bouger très lentement et annoncer tout mouvement pour ne pas effrayer le flic qui nous contrôle. Et si je suis sûr que Javier lui a tenu ce discours, malgré le fait que ce soit un connard de première, c'est parce que tous les petits garçons Noirs Américains passent par cette conversation. Les parents le font pour assurer leur sécurité lors d'une chose aussi banale qu'un contrôle routier. Le hic, c'est qu'être conditionné à affronter le pire peut créer une phobie des interpellations. De nombreuses personnes ont peur de se faire abattre parce que les forces de l'ordre les auront perçus comme ce qu'ils ne sont pas ; une menace. C'est cette peur qui a tétanisé Akim hier soir. Elle encore qui l'assaille à l'idée de se retrouver à nouveau face à des flics.
— Je crains... que quelque chose se passe mal, m'avoue-t-il.
Sa voix reste basse et l'inquiétude se lit sur son visage. Je suis assez surpris qu'il se confie si facilement à moi. Il faut croire qu'il était sincère cette nuit. J'acquiesce donc avec empathie.
— Je comprends. Si ça peut te rassurer, je prierais aussi pour que tout se déroule bien. On partira sans discussion, si c'est vraiment ce que tu veux. Mais on a roulé près d'une heure, autant donner sa chance à cette congrégation. Tu ne penses pas ?
Il mord nerveusement la peau de son index, les yeux toujours rivés sur les policiers et son corps tendu comme s'il se préparait à se refugier dans mon RAM à tout instant. Après une légère hésitation, il souffle un bon coup, glisse les mains dans ses poches de pantalon et ramène son regard vers moi en opinant.
— D'accord. Allons-y.
« Eh bien, s'exclame Améthyste, tu t'améliores de jour en jour avec lui. Je suis bluffée ! »
Je lui adresse une œillade, mon sourire de circonstance encore en place. Elle pouffe de rire tandis qu'on se remet en marche. L'église émerge assez vite de derrière les arbres et se dresse devant nous, dans toute sa simplicité. Après avoir emprunté le sentier, nous entrons par la porte principale. J'observe Akim dans sa découverte silencieuse de l'intérieur de la bâtisse en forme de T. L'éclairage naturel pénètre les vitraux translucides disséminés sur les façades en pierres blanches. Les rangées de bancs sont ainsi éclairées de halos de lumière qui rendent bien justice au nom de l'église.
— Bienvenue à la Grâce Éternelle.
Les deux fidèles qui nous accueillent, sourire aux lèvres, nous remettent des livrets listant le programme de la messe. Akim les remercie de la même bonhomie. Nos pas lents nous portent ensuite dans le couloir central.
— On s'installe côte-à-côte ? m'enquiers-je. Ou tu préfères être seul ?
— Ensemble, ça me convient.
— OK. Je m'assois toujours en bout de banc. C'est plus simple si je dois sortir avant la fin.
— D'accord. Je te suis.
Nous prenons place sur un banc vide. L'église ne tarde cependant pas à se remplir, mais le léger brouhaha ne semble pas déranger Akim. Yeux fermés, et mains jointes autour de sa mini bible, il se recueille avant le début du culte. J'en profite pour vérifier que mon portable soit bien en mode vibreur et feuillette distraitement le livret du jour. Les cloches ne tardent pas à sonner les coups de 9h, ainsi que le début du service dominical. Nous sommes à présent foule et nous levons pour le chant d'ouverture.
De temps à autre, je jette des coups d'œil discrets à Akim. Il ne paraît plus préoccupé par autre chose que l'Office. Le pasteur est en plein milieu de son prêche sur l'importance de l'entraide et de la bienveillance quand mon téléphone vibre. Sans surprise, plusieurs fidèles, dont Akim, me lancent un regard curieux alors que je le sors de la poche de ma veste. Je lui indique silencieusement qu'il s'agit d'un appel important, il opine. Je m'empresse de sortir de l'église pour répondre.
— Procureur Vasilevnik, je suis ravi de vous entendre.
Sa voix claire et assurée résonne au bout du fil tandis que je m'éloigne vers les bancs humides du jardin.
— Bonjour, Ranger Beauchamp. Vous serez sans doute encore plus satisfait d'entendre que je vous ai obtenu votre mandat.
— Quelle clairvoyance, plaisanté-je.
— On m'en félicite souvent.
Son ton reste parfaitement neutre, sans la moindre trace de sourire. Cette froideur professionnelle, couplée à son attitude distante, explique pourquoi certains la jugent antipathique. Je comprends cependant qu’elle ait choisi de s’ériger ainsi, vu son statut et les fléaux omniprésents dans notre société : patriarcat, corruption, hypocrisie... pour ne citer qu’eux.
— Un officier de justice vous remettra le document en main propre au bureau de Fort Worth demain, poursuit-elle.
— Merci pour votre diligence, Madame la Procureure.
— C'est toujours un plaisir d'aider un agent intègre à naviguer dans les rouages du système. Cela dit, ce n'est pas la raison principale de mon appel.
— Ma citation à comparaître, deviné-je.
— En effet. J’en ai été informée. Je suppose que c’est ce qui vous a poussé à tenter de joindre mon cabinet ces derniers jours. Je vous présente mes excuses pour mon indisponibilité. L'affaire des gardiens de Raymondville reste néanmoins l’une de mes priorités. Il faudra que nous nous rencontrions pour préparer votre témoignage face à Maître Thomson.
— Compris.
— Je sais que témoigner ne vous enchante guère. J’ai tenté de convaincre le juge d’autoriser une déposition à huis clos, mais il estime que l’avocat de la défense doit pouvoir vous interroger directement devant les jurés. Nous avons deux mois avant le début du procès, et rien ne doit être laissé au hasard. Je vous saurais gré de transmettre vos disponibilités à mon assistant. Il organisera les premiers entretiens, mais attendez-vous à plusieurs rencontres.
— J’en prends bonne note, Madame Vasilevnik. Je vous ferai parvenir tout ça rapidement.
— Vous pouvez m'appeler Anya, Séraphin. Merci de votre coopération, je vous souhaite un excellent dimanche.
— Merci, à vous aussi.
Je m'autorise un petit geste victorieux après avoir raccroché et retourne tranquillement à la messe.
Durant la fin de l'Office, mes pensées ne sont accaparées que par mes notes mentales quant à mes obligations à venir : contacter la banque et l'Université de Nehemiah, contacter le commissariat de Raymondville afin de récupérer tous leurs éléments d'enquête une fois que j'aurai obtenu ses relevés de banque, penser à envoyer mes disponibilités à Anya...
— Merci de m'avoir accompagné, souffle Akim alors que nous quittons les lieux. Cela faisait une éternité que je n’avais pas remis les pieds dans une église. J’en avais besoin... et je pense que cette congrégation saura répondre à mes attentes.
Il me lance un regard timoré, je l'imagine embarrassé par son moment d'hésitation avant la messe.
— Ça me fait plaisir de l’entendre, assuré-je avec un léger sourire.
La voix familière qui s’élève derrière nous coupe notre échange.
— Séraphin Lucien Beauchamp ! Quel sale cachottier tu fais !
Je m’arrête à la fin du sentier, un rictus amusé au coin des lèvres avant même de me retourner.
Fidèle à lui-même, Sawyer se faufile entre les gens, un éclat de malice caractéristique dans le regard. Une fois à notre hauteur, il ouvre grand les bras.
— T’aurais pu me dire que tu venais à la messe ce dimanche.
Il me salue d’une accolade rapide et hoche ensuite la tête en direction d’Akim.
— Ça s’est décidé à la dernière minute. Puis je suis avec mon beau-frère.
— Je vois bien, et alors ? Je suis une trop mauvaise influence pour que tu nous présente ?
— Tu veux vraiment que je réponde ?
Il éclate de rire.
— Nan, je m’en passe bien ! De toute façon, quand ma mère te verra, vous serez obligés de venir au barbecue dominical. Du coup, je me permets de me présenter moi-même ; Sawyer Haddison, enchanté, déclare-t-il avec un sourire franc.
Akim me lance un regard avant de serrer sa main tendue en lui retournant un sourire poli.
— Eliakim Día, beau-frère de Séraphin, comme vous semblez déjà le savoir.
— Jusqu’ici, il n’a rien dit de compromettant à ton sujet, si tu te poses la question, plaisante Sawyer.
— Sawyer est policier, annoncé-je avec une œillade blasée vers l'intéressé. C’est un ancien collègue, et aussi l’ami dont je t’ai parlé hier. Je devrais d’ailleurs préciser que son humour laisse à désirer.
Le blondinet secoue la tête, la main glissée dans ses cheveux soigneusement tirés en arrière.
— Ah, ce Séraphin, toujours aussi aimable !
Il ponctue sa remarque d'un clin d'œil joueur à l'attention d'Eliakim. J'esquisse un sourire sincère.
« Voici donc le fameux Sawyer Haddison. Il a l'air d'être un sacré numéro ! » s'amuse Améthyste.
Ça il l'est, sans aucun doute, et même s'il lui arrive d'être too much par moments, sa compagnie a le mérite d'égailler mon humeur.
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Second amendement* : aux États Unis, il s'agit du droit constitutionnel de garder ou de porter des armes, car chaque citoyen est autorisé à se défendre lui-même (et de défendre d'autres civils, seul ou en constituant une milice réglementée).
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